Les questions numériques ont été peu présentes dans les débats de la campagne municipale 2020, avant que n’éclate la crise pandémique. La mandature qui s’achève est pourtant celle de la mise à l’agenda des enjeux numériques dans les collectivités territoriales, villes moyennes ou métropoles, qui sont de plus en plus nombreuses à se revendiquer de la smart city. Légitimés par un discours déterministe, la politisation autour de ces projets est faible. Cette absence de débat partisan ne doit cependant pas minorer les enjeux politiques du déploiement du numérique dans les villes [1]. Loin d’un modèle uniforme de smart city, l’observation des villes ou des structures intercommunales met en évidence des modes de gouvernance du numérique différents selon les territoires et les rôles des acteurs publics et privés dans la conduite de l’action publique.
La mandature 2014-2020 : l’âge d’or de la smart city
Si la fin des années 2000 marque l’entrée des villes dans l’ère du numérique à travers notamment l’émergence, à l’international, de la thématique de la smart city, la mandature 2014-2020 est celle où les collectivités françaises ont inscrit les enjeux du numérique à l’agenda de leurs politiques publiques. En 2015, la ville de Paris présente son plan « Paris, ville intelligente et durable » et crée une mission éponyme chargée de le mettre en œuvre. Au-delà des métropoles, les villes moyennes se lancent également dans la smart city, à l’instar de Béthune dont le projet de ville intelligente dévoilé en 2016 est peu à peu devenu le cadre structurant des politiques de la municipalité. Il faut également rappeler que des dizaines de villes [2], sans forcément utiliser les termes smart ou intelligent, se sont engagées dans des politiques d’open data, de déploiement de réseaux de capteurs, de wifi public ou encore de développement d’applications de services au citoyen.
Par-delà les étiquettes politiques, les agendas numériques des collectivités ont convergé autour de quelques dispositifs. Sans pour autant produire une politique publique cohérente et intégrée, elles ont pris la forme d’un patchwork de solutions techniques à combinaison variable : plateformes de données, applications de signalements, wifi public, capteurs et analyse des flux, hyperviseur, éclairage urbain « intelligent », solutions de mobilité à la demande ou covoiturage, tiers-lieux, e-administration.
Cette mise à l’agenda du numérique s’est également traduite par la création de postes et de services dédiés au sein des administrations. La prise en charge de ces enjeux varie selon les collectivités. Certaines, telles que les métropoles de Lyon ou de Bordeaux, ont transformé leur traditionnelle direction des systèmes d’information (DSI) en des directions au numérique chargées à la fois de l’informatique interne et des services aux citoyens. D’autres ont créé des task forces pluridisciplinaires, directement attachées à la direction générale, comme à Paris, Béthune ou Nevers. Enfin, de nouveaux métiers ont fait leur apparition au sein des collectivités, comme celui de Chief Data Officer, responsable de l’administration du patrimoine en données des collectivités.
Cette irruption du numérique dans les politiques territoriales a été précédée par la multiplication de salons, de guides, d’articles de presse, de rencontres et d’opportunités de financements européens ou nationaux, notamment sous l’influence des programmes proposés par la Caisse des dépôts (Investissements d’avenir, Cœur de ville, etc.). Elle est liée également aux évolutions légales (Loi pour une République numérique adoptée en 2016, RGPD en 2018 [3]), qui imposent aux collectivités un certain nombre d’exigences en matière de gestion et de diffusion de données. Surtout, elle est poussée par les acteurs privés, des start-ups aux grands groupes en passant par les cabinets de conseil, qui perçoivent dans les services numériques urbains un marché en devenir. Tous ces acteurs tentent de construire et de pérenniser un marché du numérique pour les collectivités. En multipliant les guides, les salons ou les événements à destination des villes moyennes, en s’appuyant sur les associations d’élus (France Urbaine, Villes de France, etc.), en mettant en œuvre des expérimentations médiatisées, leur démarche commerciale fait circuler les modèles, les discours et les instruments technologiques entre les territoires.
Une ou des politiques publiques du numérique ?
La problématisation des enjeux numériques varie fortement selon les collectivités. Il n’y a pas un modèle uniforme de smart city, mais une diversité d’articulations entre les villes et les technologies numériques selon les territoires. Plutôt qu’une politique transversale, le numérique est tour à tour un instrument au service de politiques sectorielles, un discours d’attractivité territoriale ou un facteur de légitimation politique.
Le modèle de la smart city, portée par les entreprises du secteur informatique (IBM, Cisco, etc.) à la fin des années 2000, qui visait à rendre plus efficiente la gestion urbaine en proposant une plateforme transversale d’analyse de données [4], s’est révélé être un échec considérable. La faible connaissance des services urbains a conduit ces firmes à largement sous-estimer la singularité des villes, difficilement réductibles à des modélisations homogènes. En France, les deux conventions de recherche et développement mises en place par IBM à Nice et Montpellier ont produit l’inverse de l’effet escompté. Alors qu’elles devaient démontrer la viabilité du marché de la smart city, ces expérimentations ont révélé la faible pertinence des logiciels proposés par l’entreprise américaine. Ces expériences ont conduit les administrations métropolitaines niçoises et montpelliéraines à prôner la « souveraineté de la donnée » pour revendiquer le rôle central que doit jouer l’acteur public et s’autonomiser de la grande entreprise (Guéranger et Mathieu-Fritz 2019 ; Veltz et al. 2018). Cet idéal d’une gestion rationnalisée de la ville par la donnée n’a toutefois pas disparu avec les déboires d’IBM. Il a circulé et a été approprié par des acteurs urbains publics et privés. Les projets d’« hypervision [5] » mis en place par les métropoles de Dijon et d’Angers en constituent les illustrations les plus emblématiques. Des consortiums, dans lesquels les firmes urbaines jouent un rôle d’ensemblier, sont chargés de mettre en place et d’opérer des PC uniques rassemblant les centres de supervision existants, dans le cadre de marchés de performance de douze ans, définissant des objectifs à atteindre en termes de réduction des dépenses de fonctionnement. Ainsi, à Dijon, un poste de gestion centralisée de l’espace public regroupe les six postes préexistants de supervision (sécurité, police, vidéosurveillance, circulation, neige et relations citoyens). Il est mis en place et exploité dans le cadre d’une délégation à un consortium privé composé de Bouygues Énergie et Services, Citelum, Suez et Capgemini.
Parallèlement à ces projets médiatiques, les technologies numériques ont été déployées de manière plus discrète dans les réseaux urbains (eaux, gestion des déchets, transports en commun, etc.). Les contrats de délégation de service public contiennent aujourd’hui un volet numérique visant à optimiser le fonctionnement des infrastructures traditionnelles par le biais de capteurs et de dispositifs de pilotage à distance. Des groupes comme Veolia, Suez ou la Saur vendent aux collectivités de l’efficience par le biais de compteurs communicants, de capteurs et d’« hyperviseurs ». Cette numérisation des réseaux techniques urbains souligne que le numérique est un outil au service de politiques sectorielles, tels l’efficience énergétique (permise par le suivi immédiat des consommations), le transport (en analysant les flux) ou la voirie (en permettant des retours instantanés des habitants). Elle témoigne également d’une recomposition de ces firmes du capitalisme urbain qui perçoivent dans l’analyse de données des marchés prometteurs alors que leurs activités traditionnelles sont menacées par les volontés de passage en régie ou la réduction des consommations.
Le numérique participe également aux politiques de développement économique des collectivités. L’adoption d’une stratégie de ville intelligente est un facteur d’attractivité et de compétitivité pour les territoires, en particulier pour les villes moyennes. Face aux problématiques liées à la métropolisation croissante des activités économiques, apparaître comme une « ville qui bouge [6] » via des projets numériques innovants (implantation de fablabs, mobiliers urbains connectés, applications citoyennes, achat de véhicules de transport public autonomes) est un facteur de démarcation pour de nombreuses villes moyennes. Ces investissements provoquent des retombées médiatiques, dans la presse locale et nationale, et suscitent l’intérêt d’entreprises qui cherchent des terrains d’expérimentation pour développer leurs offres de services numériques à destination des collectivités. À titre d’exemple, Béthune a pu mettre en œuvre des expérimentations avec les entreprises Orange et Colas sur la gestion de la donnée et la maintenance de la voirie. Son responsable smart city témoigne : « À l’extérieur, on a cette image de Smart City, d’une ville qui bouge […]. J’ai eu plein de coups de fil d’entreprises qui vendent des trucs parce qu’il y avait marqué Smart City à côté de Béthune. […] J’ai vu une vraie évolution [7]. » Au-delà de l’aspect communicationnel, les politiques d’open data sont pensées comme des opportunités de développement de services urbains innovants par des acteurs privés à partir des ressources informationnelles, les données, de la ville. En mettant à disposition leurs données publiques, ces villes espèrent favoriser l’émergence, la consolidation ou l’implantation d’entreprises pouvant traiter ces données et en produire des services associés.
La « ville intelligente » peut enfin être un facteur de légitimation politique pour certains élus. Les exemples de Béthune et Nevers en témoignent. Ces deux communes, historiquement gouvernées par des municipalités de gauche, sont dirigées depuis 2014 par deux maires divers droite. Dans des contextes de changements de direction politique aussi nets, l’accent mis sur le numérique vise à enrôler à la fois l’administration et les administrés en les fédérant autour d’un projet et d’une vision d’avenir en commun, qui marque la coupure avec la majorité précédente. À Nevers, par exemple, où la transition politique a été difficile dans l’administration (Guéraut 2018), la création du Salon de l’innovation en villes médianes en 2018, participant à la politique d’attractivité de la ville, a mobilisé tous les services de l’agglomération et de la mairie avec plus de quatre-vingts fonctionnaires municipaux qui ont accepté de travailler bénévolement le temps de l’événement. À Béthune, la smart city fut également un facteur d’affirmation politique face à l’agglomération. Le maire est ainsi parvenu à se positionner sur des champs d’intervention qui dépassent le périmètre de compétences de la municipalité (développement économique, réseaux de production d’énergie). Le mot d’ordre du « smart » permet ici de développer des capacités politiques, d’affirmer son autorité locale pour la mise en œuvre d’un agenda stratégique et de structurer ses propres réseaux d’acteurs locaux.
Une faible politisation des politiques publiques du numérique ?
« C’est le futur », « c’est ça ou on se fait manger », « on n’a pas le choix ». Comme en témoignent ces extraits d’entretiens avec des agents municipaux, le déploiement du numérique repose sur un discours déterministe qui minore les enjeux politiques des technologies et minimise les intérêts spécifiques des acteurs qui portent les dispositifs techniques. En conséquence, la variable partisane semble peu structurante pour rendre compte des politiques numériques. Même dans les cas particuliers de Béthune ou Nevers, où le numérique est facteur de différenciation politique pour la nouvelle majorité, l’opposition se mobilise peu sur ces questions. Autre exemple, les métropoles de Dijon et d’Angers, dirigées respectivement par une majorité PS et LR, ont toutes deux mis en œuvre des projets similaires d’hyperviseurs urbains, votés à la quasi-unanimité par l’assemblée métropolitaine [8]. Le développement du numérique semble d’autant plus inéluctable qu’il est vendu comme une solution d’efficience et de gains de coûts de fonctionnement dans un contexte d’austérité budgétaire.
Ce déterminisme technologique doit toutefois être dépassé. La mise en place de politiques publiques de la ville intelligente, mesurée par des capteurs, lie des choix politiques et des intérêts économiques, qui transforment les configurations d’acteurs de la gouvernance urbaine. D’une part, au sein des administrations, la mise à l’agenda du numérique engendre une redistribution du pouvoir et se fait rarement sans heurt (Bernardin et Jeannot 2019). Les directions opérationnelles peuvent être réticentes aux projets smart city qui leur sont imposés par les équipes smart city placées près de la direction générale, et qui menacent leur autonomie. En outre, ces dispositifs numériques transforment le travail quotidien des agents. Les applications de signalements de problèmes sur la voirie par les citoyens, telles que DansMaRue à Paris, modifient les priorités d’intervention et font craindre aux agents la mise en place de nouvelles méthodes de management et d’évaluation par ces données. D’autre part, les relations entre acteurs publics et privés qui se nouent autour des politiques numériques ne sont pas exemptes de critiques. Le recours fréquent à des prestataires privés pour mener ces démarches fait l’objet de contestations, en particulier au sein des administrations. Les services des collectivités sont souvent peu enclins à se lier à un acteur unique et craignent de se retrouver en situation de dépendance vis-à-vis de ces entreprises. Les expérimentations menées par IBM à Nice et Montpellier ont ainsi été très mal vécues par les agents des collectivités. Les expériences négatives avec des entreprises proposant des solutions génériques peu adaptées à leurs besoins et aux spécificités de leur territoire, conduisent nombre de collectivités à internaliser le développement de services numériques (Paris, Bordeaux), à avoir recours à des logiciels libres (Nancy, Grenoble, Nevers, Albi notamment) ou à s’appuyer sur des start-ups ou des entreprises locales. De même, les politiques d’open data sont perçues par certains producteurs de données comme une forme de privatisation des ressources publiques, alors que, dans le même temps, les villes parviennent difficilement à récupérer les données des acteurs privés opérant sur leur territoire. Ces batailles autour de l’accès aux données, ressources stratégiques de la gouvernance des villes numériques (Courmont et Le Galès 2019), illustrent les rapports de force entre acteurs publics et privés dans les politiques numériques territoriales et questionnent les marges de manœuvre dont disposent les collectivités pour orienter les politiques urbaines.
L’absence d’un débat large et partisan autour des politiques numériques municipales ne doit pas occulter les enjeux politiques qui accompagnent ces projets. Tandis que les problématiques liées aux plateformes (Waze, Uber, Airbnb…) sont au centre de controverses locales et nationales fortement polarisées (Aguilera et al. 2019), de nombreuses autres manifestations du numérique dans nos villes ont tendance à naviguer sous le radar du débat public – ce, alors même que plusieurs de ces transformations sont menées par nos institutions locales et qu’elles impactent de façon majeure la manière de gouverner la ville. Qu’elle soit menée à dessein ou non, cette faible politisation du numérique dépossède les citoyens de leur pouvoir de décision sur ces questions. Pourtant, tout comme le logement ou le transport avant lui, le numérique contribue (de plus en plus) à construire la ville : ses infrastructures, ses services, mais également ses inégalités sociales et spatiales. En lieu et place du discours consensuel et déterministe ambiant, il conviendrait au contraire de repolitiser le numérique : de sortir ces débats des services administratifs des villes pour les amener devant les citoyens et de proposer différentes alternatives politiques de villes numériques.
Bibliographie
- Aguilera, T., Artioli, F. et Colomb, C. 2019. « Explaining the Diversity of Policy Responses to Platform-Mediated Short-Term Rentals in European Cities : A Comparison of Barcelona, Paris and Milan », Environment and Planning A : Economy and Space, 23 juillet p. 1-24.
- Bernardin, S., et Jeannot, G. 2019. « La ville intelligente sans les villes ? Interopérabilité, ouvertures et maîtrise des données publiques au sein des administrations municipales », Réseaux, vol. 218, n° 6, p. 9-37.
- Courmont, A. et Le Galès, P. (dir.). 2019. Gouverner la ville numérique, Paris : PUF.
- Guéranger, D. et Mathieu-Fritz, A. 2019. « Smart city at work : intermédiation sociotechnique et “souveraineté de la donnée” dans une administration locale », Réseaux, vol. 218, n° 6, p. 41.
- Guéraut, É. 2018. Ascension et fragilisation d’une petite bourgeoisie culturelle, une enquête ethnographique dans une ville moyenne en déclin, thèse de sociologie, Université Paris Descartes.
- Veltz, M., Rutherford, J. et Picon, A. 2018. « Smart Urbanism and the Visibility and Reconfiguration of Infrastructure and Public Action in the French Cities of Issy-les-Moulineaux and Nice », in Inside Smart Cities : Place, Politics and Urban Innovation, Abingdon-on-Thames : Routledge, p. 133-148.
- Vincent, M. 2020. Faire la smart city dans une ville moyenne française : De
la numérisation des services publics à l’attractivité territoriale, les
trajectoires entrepreneuriales de Béthune et Nevers, Working paper de la
chaire Villes et numérique de Sciences.