L’héritage des méga-événements sportifs est (devenu) un enjeu majeur pour les villes organisatrices. Le pouvoir de promotion des villes et l’effet catalyseur que ces événements sont supposés exercer sur leur développement économique et urbain constituent un levier de motivation pour les candidates et permettent de justifier les quantités faramineuses d’investissements publics qu’elles engagent. Cet « héritage » promu et brandi par les instances publiques est pourtant questionné et mis au cœur du débat public : pour les Jeux olympiques organisés à Rio de Janeiro en 2016 (à la suite de la Coupe du monde de football de 2014), l’attention s’est surtout portée sur la politique de (ré)aménagement urbain, jugée peu démocratique et perçue comme un instrument de renforcement des inégalités spatiales et sociales (Chétry et Legroux 2014), promouvant une fois de plus l’exclusion des populations pauvres, noires et périphériques (Gonçalves 2013, Magalhães 2016).
Cet article s’inscrit dans une approche critique de l’héritage urbain des méga-événements sportifs, mais cherche à mettre en lumière de nouveaux éléments d’analyse à l’échelle micro-locale. En partant de données recueillies lors d’une enquête ethnographique approfondie menée entre 2012 et 2016 à Chapéu Mangueira et à Babilônia (Sisternas 2022), il s’agit ici d’observer les transformations spatiales de deux favelas cariocas [1] faisant l’objet d’une double opération sécuritaire et d’urbanisation, afin d’explorer l’autre héritage [2] des méga-événements sportifs.
Méga-événements à Rio de Janeiro : à la conquête des favelas
L’idée que les méga-événements sportifs peuvent rendre les villes brésiliennes plus « compétitives » sur le marché urbain global fait de longue date consensus dans la sphère politique carioca : le projet d’en accueillir à Rio de Janeiro figure ainsi, depuis les années 1990, dans le programme de tous les gouvernements qui se sont succédé, quelle que soit leur couleur politique (Luna Freire 2016). Les candidatures réitérées pour que Rio organise ces événements sportifs [3] s’inscrivent dans un projet de grande envergure qui mobilise les trois échelles du pouvoir politique (nationale, fédérale et municipale) dans une coalition inédite par son ampleur avec des acteurs économiques du secteur privé.
Les favelas sont une pièce clé de cet engrenage complexe. Berceau de la samba et de la culture populaire, elles sont aussi le théâtre de manifestations violentes dues au trafic de drogues qui y trouve, depuis les années 1980, un lieu fécond pour se développer. Parsemées dans la ville, y compris en plein cœur des quartiers riches et touristiques, situées parfois en bord de mer et sur des collines qui réservent des vues époustouflantes, les favelas sont à la fois un « problème à résoudre » et un territoire à conquérir. Dans ce contexte, c’est sous l’impulsion des méga-événements et dans le cadre d’un renouvellement à grande échelle de la politique sécuritaire brésilienne que naît, sous le gouvernement Lula, le programme de « pacification ».
Il s’agit d’installer des Unités de police pacificatrice (UPP) dans certaines favelas de la ville de Rio stratégiquement situées – officieusement qualifiées de « ceinture olympique » – afin d’invisibiliser le marché de la drogue et de réduire la violence qui lui est associée. L’UPP est un corps de police spécialement conçu pour s’installer de façon pérenne dans des territoires ciblés, qui, conjugué à une politique d’urbanisation, a pour objectif à court et moyen terme de devenir un échelon pour marquer un avancement significatif en matière d’intégration (urbaine, éventuellement sociale, mais surtout économique) des favelas.
Rendre la favela accessible
Chapéu Mangueira et Babilônia sont deux favelas centenaires situées (l’une à côté de l’autre) sur les pentes montagneuses du quartier aisé de Leme, dans la zone sud de la ville de Rio de Janeiro. Elles comptent respectivement une population d’environ 1 300 et 2 500 habitants. Traitées par l’administration comme une seule communauté, mais bien distinguées par leurs habitants, elles ont reçu une UPP en 2009 et ont accueilli le projet pilote du programme d’urbanisation Morar Carioca (Habiter Carioca), créé par le Secrétariat municipal du logement en 2010.
Avec un budget de 43,4 millions de R$ (environ 20 millions de dollars américains à l’époque), Morar Carioca intervient sur trois volets à Chapéu Mangueira et Babilônia : la requalification des infrastructures basiques (redimensionnement du réseau d’égouts et de drainage et formalisation du réseau d’électricité) ; l’amélioration urbaine (interventions ponctuelles d’élargissement de la voirie, d’aménagement de nouveaux espaces publics et d’éclairage des rues) ; et le contrôle du développement urbain (mesures de contention des glissements de terrain, délimitation et mise en place de mesures de protection de l’Aire de protection de l’environnement (APA) et contrôles sur l’expansion de la favela).
Ces mesures sont initialement vues d’un bon œil par une bonne partie des riverains. Cependant, leur mise en exécution est partielle, certains des travaux engagés sont jugés de mauvaise qualité et elles ont un effet pervers (qui soulève vite des contestations). Selon les données obtenues sur le terrain, quarante-cinq habitats et quatorze commerces avaient en effet été détruits en 2012 entre Chapéu Mangueira et Babilônia du fait des nouvelles délimitations de l’APA et du fait des travaux d’élargissement de la voirie. Il était prévu l’édification de six unités d’habitation multifamiliales verticalisées (pour un total de 117 logements où devaient être relogées en priorité les familles délogées), dont seulement deux ont vu le jour (28 logements) ; et l’une d’entre elles a été inondée lors des premières fortes pluies survenues après la livraison du chantier. L’accent a surtout été mis sur l’ouverture des voies de circulation piétonnes et motorisées pour rendre accessible la favela au tout-venant. L’enjeu est clair : il s’agit de faciliter la circulation et de développer un marché touristique d’empreinte « locale » et « écologique » en exploitant le sentier qui permet d’accéder, en moins de trente minutes de marche, à la partie haute de la colline.
Les opérations portées par Morar Carioca et l’installation d’une UPP qui parvient à maîtriser facilement le trafic de drogues local (contrairement à ce qui se passe dans d’autres favelas) ont un effet immédiat sur le quotidien de ces deux favelas. En renforçant la sécurité et l’accessibilité à la favela et en pilotant de près l’adaptation des entreprises locales au tourisme par le biais d’agences de développement local, les pouvoirs publics, leurs partenaires privés et leurs alliés sur place (entrepreneurs locaux disposés à suivre les recommandations des premiers) mettent en œuvre un véritable exercice d’intégration de la favela au tissu urbain de la ville et à l’économie de marché. Ces mesures favorisent le développement des marchés hôtelier, touristique et de loisir au sein de territoires considérés jusqu’alors comme dangereux, et attirent une présence inédite de visiteurs et de résidents temporaires étrangers aux profils variés. Entre 2012 et 2016, dix-sept auberges font leur apparition dans les deux localités, ainsi qu’un certain nombre de locaux commerciaux, restaurants et bars musicaux de gamme supérieure aux bistrots populaires caractéristiques des favelas. Souvent tenus par de nouveaux venus (dont beaucoup sont de nationalité étrangère), on y voit circuler des classes moyennes brésiliennes, des étudiants européens, des travailleurs latino-américains et des supporteurs de football mélangés aux classiques adeptes du « tourisme de réalité », qui se développe au sein des favelas depuis les années 1990 (Freire-Medeiros 2007). De nombreux chercheurs et militants y ont vu l’émergence de nouvelles formes singulières de « gentrification » (De Souza 2012 ; Cummings 2013), proches de ce que certains ont qualifié de « gentrification de la consommation » (Frúgoli Jr. et Sklair 2009). On peut sans doute parler d’un processus de « touristification », qui enclenche des modifications significatives sur les activités qui ont lieu dans l’espace de la favela, bien plus que sur le profil de ses résidents permanents (Gotham 2005).
© Joana Sisternas (2015).
La ville entière est affectée par une inflation démesurée en période de Coupe du monde et Jeux olympiques, et la favela n’y échappe pas : le coût de la vie y augmente vertigineusement, affectant le quotidien de nombreuses familles. Mais ces familles ne sont pas entièrement démunies. Dans un quartier où règne l’économie informelle, les habitants des favelas cherchent de nouvelles manières d’exploiter l’un des seuls biens qu’ils possèdent et sur lesquels ils gardent la main : leur maison. C’est ainsi que le contexte de pression financière, de « pacification » et de « touristification » se traduit dans le paysage architectural de la favela.
Une architecture vivante
Le système constructif des maisons des favelas cariocas, originairement faites de stuc ou d’argile, puis de bois et de matériaux divers de récupération, s’est au fur et à mesure complexifié. Aujourd’hui, dans beaucoup de favelas, les maisons sont en dur et ont plusieurs étages (généralement trois, avec, pour certains cas, une laje en forme de terrasse couverte ou découverte [4]). Cette architecture est le résultat d’un processus de consolidation du bâti (par l’évolution des matériaux et des techniques constructives), de croissance verticale (résultat direct de la densification urbaine) et d’amélioration de la situation économique des familles, qui ont fait évoluer les « baraques » en « maisons ».
© Joana Sisternas (2012).
Constamment en mutation, les maisons des favelas s’adaptent et se transforment en fonction aussi de l’évolution des familles (alliances, naissances, départs, fragmentations…) et des activités économiques qui les font vivre. C’est une architecture de construction informelle évolutive, qui naît de la précarité, mais ne s’y limite pas. Ainsi, la modification des espaces construits permet aux habitants de combiner plusieurs modalités de travail salarié avec l’ouverture de micro-entreprises informelles (Motta 2014) : des extensions du bâti empiétant sur l’espace de la rue peuvent devenir des commerces au rez-de-chaussée ; la conversion des chambres permet l’installation saisonnière de salons esthétiques ; l’ajout d’un étage ou l’aménagement de la laje permettent d’y installer des ateliers de bricolage ou de confection de rideaux.
Si elles ont toujours existé, ces modifications du bâti, des aménagements intérieurs et de l’organisation des familles prennent une dimension singulière en période de « pacification ». On observe ainsi au moins deux éléments nouveaux. D’abord, l’apparition de constructions d’unités d’habitation neuves composées de petits logements indépendants (quitinetes) et la multiplication de travaux de fragmentation du bâti existant ciblant, tous deux, la location saisonnière pour étrangers. La qualité des dépendances louées est très variable, mais chacune trouve sa place dans un marché où la demande est très stratifiée et va des travailleurs précaires immigrants aux acheteurs internationaux.
© Joana Sisternas (2015).
Le deuxième élément nouveau est le réinvestissement, réaménagement et remodelage des lajes, cet élément emblématique de l’architecture des favelas. Sous la menace des échanges de tirs entre les trafiquants et les policiers, celles-ci se vident de leurs usages traditionnels (séchage du linge, barbecues entre amis, lieux de sociabilité féminine et de jeux d’enfants…). En temps de « pacification » et de réduction de la violence armée, les lajes sont en revanche réinvesties. À Chapéu Mangueira et Babilônia, celles qui offrent de belles vues sur la mer et le quartier sont vite exploitées par le marché touristique et de loisir. Réaménagées en restaurant branché, en lieu de spectacles éphémères ou en simple belvédère informel, elles posent le cadre d’une rencontre organisée entre « habitants » et touristes en quête de « culture locale » et font à ce titre l’objet d’investissements importants. Si le paysage architectural en sort à certains égards amélioré, se pose la question fondamentale de l’accès inégal pour l’ensemble des habitants des favelas à ces espaces.
© Joana Sisternas (2012).
© Joana Sisternas (2015).
Il est en effet évident que ces transformations spatiales ne bénéficient qu’à une petite partie des habitants, ceux qui disposent des moyens d’investir et de tirer un rendement économique de l’exploitation de leurs maisons. Ces situations renforcent un sentiment d’injustice chez un segment particulièrement démuni de l’espace social de la favela ; sentiment qui est par ailleurs amplement ancré au sein de la population de ces territoires tantôt abandonnés, tantôt instrumentalisés, tantôt criminalisés par les pouvoirs publics. Alors que les activités de loisir et les manifestations culturelles populaires – dont les bailes funk – sont réprimées par le dispositif de « pacification » (Facina 2014), les jeunes observent les pouvoirs publics déployer les plus grands moyens pour introduire dans la favela de nouveaux publics et usages aux styles branchés. Lorsqu’ils y prennent part, c’est sous le regard menaçant des policiers de l’UPP, nouveaux garants de l’ordre public.
L’héritage olympique : pour qui ?
Entre 2012 et 2016, le paysage urbain et architectural de Chapéu Mangueira et Babilônia s’est transformé à grande vitesse. Ces transformations spatiales mettent en évidence la dimension marchande de l’héritage des méga-événements sportifs à l’échelle locale et posent la question de l’accès de l’ensemble des habitants des favelas aux changements en cours dans leur quartier. L’approche micro-locale permet ainsi d’ajouter une couche plus fine d’analyse à la lecture de l’héritage des Jeux olympiques et de penser les inégalités qui se creusent au sein d’espaces populaires que l’on pense souvent, à tort, homogènes.
Ce qui s’observe à Chapéu Mangueira et Babilônia est à ce propos très éclairant. Les familles qui le peuvent investissent en période de méga-événements dans l’immobilier et le tourisme : elles mettent en location des dépendances de leurs domiciles (qu’elles agrandissent en réinvestissant les loyers perçus) ; elles réaménagent leurs intérieurs domestiques et exploitent leurs lajes. La capacité d’investissement des familles est très hétérogène et l’offre d’appartements et de chambres en location hétéroclite : le marché locatif, très dynamique, se diversifie. Les familles les moins dotées observent, sans pouvoir y participer, ces changements en cours. Leurs maisons (dans les meilleurs des cas) ou les petites chambres qu’elles louent restent insalubres. Parfois, l’augmentation du loyer les pousse au déménagement et les terrasses où se diffusent les matchs de football sur grand écran ne leur sont pas accessibles.
Hétérogène, la population de la favela ne vit ainsi pas l’héritage olympique de la même manière. Ces inégalités accentuées sont à l’origine de sentiments d’injustice, d’accusations croisées d’opportunisme, et de postures belligérantes à l’encontre du projet des UPP (qui par ailleurs finit par montrer un visage plus meurtrier [5]). Mais la traduction politique de ces sentiments reste floue et variable : si elle ouvre des fenêtres de politisation pour certains jeunes des favelas en faveur de postures de plus en plus contestataires (Amalric et Sisternas 2024), elle enracine une autre partie des habitants dans le bolsonarisme émergent (Gallart 2021).
Dans cette perspective, observer les effets inégaux des politiques publiques à l’échelle locale et les différences de position et d’opportunités dans la favela peut sans doute aider à comprendre, au-delà du cas des méga-événements, les difficultés de mobilisation des espaces populaires à l’encontre des projets néolibéraux pour la ville.
Bibliographie
- Amalric, D. et Sisternas. J. 2024, « De nouveaux protagonistes : antiracisme et politique contestataire dans la jeunesse des favelas de Rio de Janeiro », Appartenances et Altérités, n° 5 [à paraître].
- Chétry, M et Legroux, J. 2014. « Rio de Janeiro dans le contexte des méga-événements : le rôle des pouvoirs publics dans la ségrégation urbaine », Espace, populations, sociétés, 2014/2-3.
- Cummings, J. 2013. Confronting favela chic. Gentrification of informal settlements in Rio de Janeiro, Brazil, Thesis, Master of Urban planning, Department of Urban Planning and Design, Cambridge : Harvard University Graduate School of Design.
- De Souza, J. 2012. « As UPP e os novos desafios para as favelas cariocas », in M.-A. Mello, L.-A. Machado Da Silva, L.-L. Freire, S. Simoes (dir.), Favelas cariocas : ontem e hoje, Rio de Janeiro : Garamond, p. 415-433.
- Facina, A. 2014. « Cultura como crime, cultura como direito : a luta contra a resolução 013 no Rio de Janeiro », Trabalho apresentado na 29a Reunião Brasileira de Antropologia, realizada entre os dias 03 e 06 de agosto de 2014, Natal/RN.
- Freire Medeiros, B. 2007. « A favela que se vê e que se vende : Reflexões e polêmicas em torno de um destino turístico », Revista Brasileira de Ciências Sociais, vol. 22, p. 61-72.
- Frúgoli Jr, H. et Sklair, J. 2009. « O bairro da Luz em São Paulo : questões antropológicas sobre o fenômeno da gentrification », Cuadernos de antropología social, n° 30, p. 119-136.
- Gallart, R. 2021, « Brésil. Les favelas de l’extrême droite », Revue Projet, n° 380, p. 8-13.
- Gonçalves, R. S. 2013. « Une discipline olympique ? Le retour des politiques d’éradication des favelas à Rio de Janeiro », Mouvements, vol. 74, n° 2, p. 24-32.
- Gotham, K. 2005. « Tourism gentrification : The case of New Orleans’ Vieux Carre (french quarter) », Urban Studies, vol. 42, n° 7, p. 1099-1121.
- de Luna Freire, L. 2016, « “Les Jeux Olympiques pour qui ?” Les actions du Comité Populaire de la Coupe du monde et des Jeux Olympiques de Rio de Janeiro contre un modèle urbain d’exclusion », Problèmes d’Amérique latine, n° 10, p. 95-117.
- Magalhães, A. 2016. « “Logique d’intervention” et circulations : éradiquer les favelas pour gérer l’espace urbain dans le Rio olympique », Problèmes d’Amérique latine, n° 103, p. 79-93.
- Motta, E. 2014. « Houses and economy in the favela », Vibrant – Virtual Brazilian Anthropology, vol. 11, n° 1, p. 118-158.
- Sisternas, J. 2022. Chapéu Mangueira et ses mondes imbriqués : ethnographie d’une favela « pacifiée », thèse de doctorat en sociologie, EHESS.