Les classes moyennes-supérieures sont-elles en train de « prendre leur envol », en abandonnant l’espace restreint des appartenances locales pour devenir globales ? La ville européenne a-t-elle cessé d’être une société locale, autonome et trans-classiste ? Voici en substance les questions posées par Alberta Andreotti, Patrick Le Galès et Francisco Javier Moreno-Fuentes dans leur recherche collective et comparative, publiée en français un an après la parution d’une première version en anglais (Globalised Minds, Roots in the City. Urban Upper-Middle Classes in Europe, Wiley–Blackwell, 2015).
Le livre s’appuie sur une enquête conduite auprès d’un échantillon de cadres supérieurs dans trois pays (la France, l’Italie et l’Espagne), quatre villes (Paris, Lyon, Milan et Madrid) et seize quartiers (quatre dans chaque ville). Son point de départ est le constat selon lequel « ces groupes sont des acteurs essentiels dans la détermination des stratégies d’adaptation des sociétés contemporaines confrontées aux défis que génère la mondialisation » (p. 29). S’inscrivant dans la continuité de l’approche wéberienne mise en œuvre par l’équipe de Le Galès au cours des deux dernières décennies, qui consiste à retracer la continuité des villes européennes dans les espaces politiques européens en s’intéressant en particulier aux élites et aux couches médianes de la stratification sociale, les trois auteurs établissent un lien entre l’intégration locale et le maintien sur place des classes moyennes et supérieures. Pour le dire autrement, si ces groupes sociaux ne se reconnaissaient plus vraiment dans leur ville de naissance et de résidence, ils déplaceraient leurs pratiques sociales et leurs identités à un niveau supérieur, celui de la circulation transnationale entre les pôles de la mondialisation. Cette thèse est, de manière schématique, celle de Leslie Sklair sur la classe capitaliste transnationale (2001), dont les travaux sont critiqués par les auteurs.
Une comparaison à plusieurs échelles
L’ouvrage donne en effet à voir deux modèles bien distincts d’analyse de la stratification sociale. Pour Sklair, les membres de cette classe transnationale sont très majoritairement les propriétaires des entreprises multinationales et leurs affiliés locaux, les bureaucrates et les personnalités politiques globales, les membres des professions libérales et les élites du monde commercial et des médias. Les cadres supérieurs peuvent représenter une fraction de cette classe, mais ils appartiennent généralement à la strate immédiatement inférieure à celle-ci.
En réalité, davantage que contre Sklair, le choix des auteurs d’Un monde à la carte se fonde sur la grande tradition britannique de la class analysis et, en particulier, sur le dépassement (en cours) de l’approche de John Goldthorpe (2016) par celle de Mike Savage et de ses collègues (Savage 2015). Il s’agit d’un débat au long cours mais profondément contemporain, marqué par l’adoption de l’approche des trois capitaux de Bourdieu par la sociologie britannique.
Ainsi, les personnes enquêtées sont des cadres supérieurs en France, des dirigenti e quadri en Italie et des cuadros en Espagne, soit des mondes professionnels qui représentent entre 7 % et 9 % de la population active dans les trois pays. Relativement peu nombreux mais pas négligeables, aisés mais pas richissimes (les enquêtés gagnent entre 50 000 et 60 000 euros par an), dotés d’un volume de capital culturel très varié selon les cas, ces cadres sont étudiés sous l’angle de leur appartenance urbaine : en paraphrasant une célèbre chanson des Clash, la question est de savoir si ce morceau de la classe moyenne supérieure should stay or should go.
Présenter de manière exhaustive les résultats de cette recherche serait une gageure, en regard notamment de la richesse du matériau empirique sur lequel elle s’appuie : l’échantillon regroupe 480 cadres, soit 30 entretiens conduits dans chacun des 16 quartiers concernés par l’enquête. Si elle ne peut prétendre à la représentativité statistique, l’enquête offre donc une perspective comparative solide sur ce groupe social.
Des stratégies d’« exit partiel »
Les auteurs mobilisent les données de l’Eurobaromètre, en complément de celles qu’ils ont produites, pour mettre en lumière une communauté de valeurs et d’aspirations politiques chez les managers européens. Leurs opinions libérales, cosmopolites et mondialistes les distinguent de leurs concitoyens dans chacune des villes étudiées. Des différences internes au groupe émergent toutefois dans le rapport que les cadres entretiennent à leur ville en termes de choix résidentiels, d’intégration locale et d’utilisation des services publics locaux. Comme on pouvait s’y attendre, les cadres français sont surtout… français et accordent, bien davantage que leurs homologues espagnols et italiens, une attention particulière à l’imbrication des choix résidentiels et des choix scolaires – attention qui tend à les inscrire dans une dynamique d’autoségrégation progressive. La mesure dans laquelle la variable explicative est d’échelle urbaine, régionale ou nationale n’est pas toujours très claire, mais tel est le risque de la comparaison multiscalaire que cette recherche a choisi de prendre.
De manière générale, ce groupe de managers européens semble se comporter de manière stratégique dans ses relations locales, ses membres résidant souvent près de leur lieu de naissance ou de résidence d’origine, sans toutefois s’investir outre mesure dans les dynamiques relationnelles ou associatives de quartier : ils vivent dans leur quartier, en tirent des ressources, y tissent des relations mais sans véritablement s’impliquer dans la vie locale. Selon la formule des auteurs, il s’agit de stratégies d’« exit partiel », qui consistent à trouver un équilibre constant entre enracinement local et mobilité spatiale transnationale (études à l’étranger, voyages beaucoup plus fréquents que leurs compatriotes, etc.).
En somme, comme l’écrivent les auteurs, ces groupes « s’inscrivent dans la lignée des sages bourgeois des grandes villes européennes » (p. 308). S’ils sont plus mobiles que les autres car les sociétés le sont elles-mêmes davantage que par le passé (pas du point de vue de la mobilité sociale, cependant), ils ont aussi élaboré une série de valeurs qui les distinguent du reste des « locaux ». Les villes dans lesquelles ils résident restent donc le facteur déterminant de presque toute explication. Voilà qui semble être une réponse raisonnable, dans la mesure où elle renvoie l’explication du côté des villes en tant que sociétés locales et rappelle la centralité de la comparaison entre échelles locales, pour montrer à quel point les degrés d’ouverture globale et transnationale des économies locales produisent des élites inégalement mobiles et cosmopolites.
La différenciation interne des classes moyennes et supérieures
Les critiques formulées dans l’ouvrage à l’encontre de la littérature sur la gentrification, accusée de sous-estimer le poids des réseaux et des liens familiaux, sont, en revanche, moins convaincantes. Dans ce cas, comme dans celui du choix de la littérature sur la stratification et la mobilité sociales, la sélection bibliographique est loin d’être exhaustive. En plus des travaux bien connus de Lia Karsten sur les family gentrifiers (2003), des recherches plus récentes, comme celles de Jean-Yves Authier et Sonia Lehman-Frich sur Paris et San Francisco, montrent clairement le lien entre classe sociale, réseaux et construction de vies ségréguées, cohésives et défensives par les classes moyennes supérieures (voir notamment Authier et Lehman-Frisch 2012).
Un autre élément de discussion est l’absence de dialogue avec le désormais célèbre travail conduit par Mike Savage et ses collègues en collaboration avec la BBC (Savage et al. 2013). Ceux-ci ont en effet proposé une solide reclassification des groupes sociaux britanniques, identifiant notamment un groupe composite dénommé « elite », qu’il aurait été utile de comparer aux cadres supérieurs d’Europe continentale : ces derniers doivent-ils y être intégrés ou appartiennent-ils plutôt à la « classe moyenne établie » (established middle class) ? Le cadre analytique et conceptuel européen de l’analyse des classes sociales est en pleine effervescence ces dernières années et, au fond, Un monde à la carte prend le risque de rester inscrit dans une vision des classes supérieures qui est encore celle de l’avant-crise, en laissant partiellement de côté des initiatives plus contemporaines et prometteuses.
Au-delà de ces critiques, le livre présente un grand intérêt, au premier chef parce qu’il témoigne d’une certaine résistance européenne à étudier la différenciation interne du monde des classes moyennes et supérieures – un monde pouvant apparaître peu « sexy » et même, par certains aspects, ennuyeux, à tout le moins pas assez « exotique ». Peut-être parce qu’il parle trop de beaucoup d’entre nous.
Bibliographie
- Authier, J.-Y. et Lehman-Frisch, S. 2012. « Il était une fois… des enfants dans les quartiers gentrifiés à Paris et San Francisco », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 195, p. 58‑73.
- Goldthorpe, J. 2016. « Social class mobility in modern Britain : changing structure, constant process », Journal of the British Academy, n° 4, p. 89‑111.
- Karsten, L. 2003. « Family gentrifiers : challenging the city as a place simultaneously to build a career and to raise children », Urban Studies, vol. 40, n° 12, p. 2573‑2584.
- Savage, M. 2015. Social Class in the 21st Century, Londres : Penguin Books.
- Savage, M., Devine, F., Cunningham, N., Taylor, M., Li, Y., Hiellbrekke, J., Le Roux, B., Friedman, S. et Miles, A. 2013. « A New Model of Social Class ? Findings from the BBC’s Great British Class Survey Experiment », Sociology, vol. 47, n° 2, p. 219‑250.