D’où vient votre intérêt pour les migrations des catégories supérieures, et quel est selon vous l’apport des travaux sur ce sujet ?
En débutant ma thèse de doctorat dans les années 1990, dans un contexte où l’immigration commençait à s’imposer comme sujet politique et scientifique, notamment sous l’influence des travaux de Gérard Noiriel, je me suis demandé quel sens prenaient les catégories de l’immigration lorsqu’on s’intéressait à des populations étrangères appartenant à un autre milieu social que celui auquel renvoyaient les « immigrés » traditionnels. Je voulais montrer que les analyses en termes d’« intégration », d’« identité », de « seconde génération », d’« ethnicité » tenaient beaucoup aux catégories socioprofessionnelles des immigrés et perdaient de leur pertinence dès qu’on regardait les catégories supérieures. J’ai aussi été formée par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, qui débutaient alors leurs enquêtes sur la grande bourgeoisie [1]. C’est avec eux que j’ai commencé mon travail sur les « riches étrangers » de l’ouest francilien.
Je suis entrée sur ce terrain grâce aux établissements scolaires dans lesquels les cadres internationaux inscrivent leurs enfants, comme le lycée international de Saint-Germain-en-Laye, l’école japonaise de Montigny-le-Bretonneux ou l’école allemande de Saint-Cloud. J’y ai fait de l’observation ethnographique, j’ai conduit des entretiens avec les enseignants, et j’ai pu rencontrer les parents d’élèves et notamment les mères, souvent très actives dans ces milieux. D’autres associations m’ont donné accès aux enquêtés, comme l’American Club ou des associations destinées à créer des réseaux de sociabilité féminins. Ces matériaux ont ensuite été complétés par une enquête par questionnaire permettant d’obtenir des données de cadrage sur les trajectoires des cadres.
À l’époque, on m’a reproché de travailler sur une toute petite population, aux impacts limités sur la société. Je trouvais important de raisonner en termes d’inégalités et de montrer que ce qui différencie les migrants, ce sont surtout les catégories sociales et les capitaux détenus au moment du départ, ainsi que la valeur qu’on leur accorde dans le pays d’arrivée. Au moment où on votait les lois Pasqua [2], la mise en lumière de cette différence de traitement des populations étrangères avait aussi une implication politique.
En quoi la notion de capital international vous permet-elle d’analyser ces inégalités ?
Le capital international est une notion d’inspiration bourdieusienne qui permet de penser ensemble différentes ressources : le capital économique, mais aussi le capital linguistique et social. Pour comprendre la position de différentes catégories de population étrangère, il faut s’intéresser au type et au montant du capital international détenu. Les grands bourgeois détiennent toutes les formes de capital international. Ils possèdent différents lieux de résidence ainsi que des entreprises, ils ont souvent été élevés au contact de nurses irlandaises ou anglaises, et ils ont une famille étendue à l’échelle internationale qui leur permet de s’insérer dans la « société » et les clubs de tous les pays. Héritiers de familles de banquiers ou d’industriels, ils représentent un cas idéal-typique de la mobilité internationale car ils ont la capacité d’être chez eux partout dans le monde. Je me souviens, par exemple, de ce comte qui me disait : « Aujourd’hui, c’est tellement rapide les transports, j’appelle ma fille qui vit en Argentine, elle m’invite à dîner, je prends l’avion et j’y suis le soir. » En comparaison, les cadres internationaux ne sont pas toujours aussi fortunés, leur maîtrise des langues est plus variable, et ils peuvent rejoindre des associations où nouer des liens, mais n’ont pas un réseau familial étendu à l’échelle internationale.
Cette notion permet ensuite de penser la circulation des ressources. Alors qu’ils ne sont pas les plus mobiles, les migrants privilégiés détiennent les capitaux qui circulent le mieux à l’échelle internationale : l’argent, les diplômes, la culture… Leurs pratiques ont des effets symboliques sur la célébration de la mobilité et du voyage, notamment dans les valeurs éducatives transmises aux enfants. En parallèle, les migrants non qualifiés qui connaissent une mobilité plus intense ont des ressources linguistiques et des réseaux de sociabilité étendus, mais plus difficilement convertis dans le pays d’accueil. Alors que le bilinguisme est célébré dans les milieux aisés, les langues d’origine peuvent devenir un stigmate au sein des classes populaires.
Quels termes retenez-vous pour aborder les migrations de « privilégiés » et quel regard portez-vous sur les recherches anglo-saxonnes sur ce thème, notamment celles qui s’inscrivent dans le courant des lifestyle migrations [3] ?
L’expression de « migrants privilégiés » a le mérite d’appliquer l’idée de migration à des populations qui ne se reconnaissent pas comme des migrants, ou alors seulement sur un mode ironique, pour mieux s’en distinguer, comme ce cadre américain qui me disait : « Après tout, je suis un immigré. » Soit on utilise les termes indigènes, qui ne sont pas tout à fait satisfaisants, soit on s’attache à déconstruire les catégories. Dans ma thèse, la population d’enquête était délimitée en termes statistiques puisqu’il s’agissait des cadres et des professions intellectuelles supérieures de nationalité étrangère. J’employais aussi le terme d’« expatrié », dans lequel les enquêtés se reconnaissaient, et par lequel ils s’autodéfinissaient. La notion d’élite permet, quant à elle, d’englober toute une série de fractions dominantes différentes, comme les diplomates, les cadres du privé ou les journalistes, mais elle a une connotation politique qui peut déranger, car elle est souvent utilisée en opposition à une « masse » populaire.
Il faut aussi souligner que la mobilité internationale est un phénomène fortement genré. La population des cadres étrangers en Île-de-France est majoritairement composée d’hommes, qui arrivent accompagnés de leurs épouses. Ce type de migration suppose une sélectivité conjugale, la femme devant souvent renoncer à son activité professionnelle dans le pays de départ et se reconvertir dans des métiers, eux aussi, très genrés, en lien avec l’enseignement, les langues ou l’accompagnement des expatriés.
En ce qui concerne la littérature anglo-saxonne, l’expression de highly skilled migrants me paraît pertinente pour décrire ces populations, bien qu’il s’agisse d’une catégorie administrative. Je suis plus réservée sur le courant des lifestyle migrations, qui englobe des catégories de population assez différentes : des étudiants, des jeunes actifs, des retraités, etc. Par ailleurs, c’est une littérature qui aborde la migration à partir du projet subjectif du migrant, à la recherche d’une vie meilleure à l’étranger, dans des espaces souvent idylliques, à proximité des côtes, dans des pays ensoleillés. Or il me semble que tous les migrants sont à la recherche d’une vie meilleure. En revanche, je trouve intéressant que ces travaux abordent le départ à l’étranger comme un moyen d’échapper aux déterminismes sociaux et aux rigidités des structures nationales. L’étranger peut représenter une ouverture du champ des possibles, donner l’illusion que l’on peut échapper à un destin dessiné par la scolarité, comme j’ai pu l’observer dans le cadre de mon enquête sur les Français appartenant aux domaines de la culture et installés à Mexico. Sur place, les Français occupant des professions intermédiaires sont dans des positions privilégiées et mènent une vie agréable. Mais ils connaissaient aussi beaucoup d’incertitudes quant aux conditions de leur retour en France, notamment par rapport à l’avenir de leurs enfants. Encore une fois, il faut prendre en compte les capitaux de départ. La mobilité ne plane pas au-dessus des pays et des structures sociales. Les capitaux circulent, s’accumulent, mais ils peuvent aussi se détériorer.
Comment analysez-vous le rapport à l’espace des migrants privilégiés ? Dans quels types de quartiers s’inscrivent-ils et quelles sont leurs pratiques spatiales ?
Bien qu’ils soient aussi présents autour de Nice et de Lyon, les lieux de résidence des cadres étrangers se concentrent à Paris dans les beaux quartiers, en particulier dans le 16e arrondissement et autour des écoles internationales, c’est-à-dire dans la banlieue ouest, à Saint-Cloud ou à Saint-Germain-en-Laye. Plus le quartier est bourgeois, plus il y a d’étrangers, ce qui est lié aussi à la forte proportion d’étrangers dans les personnels de service. Pour loger les expatriés, les entreprises ont recours à des agences immobilières spécifiques. La plupart du temps, ils conservent leur logement dans le pays d’origine et louent des biens de standing, qui peuvent ensuite être transmis à une autre famille expatriée. Il existe beaucoup de sociétés de services qui prennent en charge les aspects administratifs et juridiques de leur expatriation. Des guides et des annuaires, souvent compilés par les femmes de cadres étrangers, sont par ailleurs mis à leur disposition pour les aider à accéder aux services dont ils ont besoin.
Ces populations fréquentent surtout des espaces internationaux liés à l’entreprise, à l’école ou aux activités menées par les clubs et les associations dont ils sont membres. Elles ont une connaissance sélective de Paris et du reste du pays, construite par une image un peu stéréotypée de la France comme pays de la culture, du luxe et de la cuisine. Leur connaissance de l’espace urbain et du territoire national est principalement orientée par les circuits touristiques et la recherche d’une authenticité française grâce à la visite de forêts et de châteaux. Mais les cadres développent aussi des discours critiques sur la société française peu accueillante vis-à-vis des étrangers. Dans leurs pratiques quotidiennes, ils constatent une fermeture des quartiers qu’ils habitent, et évoquent un certain snobisme de la part de leurs voisins appartenant à une bourgeoisie française plus traditionnelle. Ce sont des gens qui ne restent pas longtemps en France et ont des codes de sociabilité différents, qui les portent à accepter des amitiés très intenses sur des courtes périodes. Les femmes notamment ne se quittent pas et partagent beaucoup de leurs activités.
Ces pratiques spatiales très exclusives s’expliquent également par la localisation des lycées internationaux. Les cadres internationaux ont, en quelque sorte, leurs quartiers avec leurs associations, églises et écoles. L’école est vraiment importante pour ces migrants. Les systèmes scolaires français et américain sont les plus présents dans les grandes villes. Ils permettent donc de voyager sans trop bousculer les enfants. Les familles se projettent dans l’avenir universitaire de leurs enfants et le choix d’un système français ou américain se fait surtout selon les origines et selon le projet qu’ont les parents pour leurs enfants. Une des grandes angoisses des familles françaises est qu’en étant trop à l’étranger leurs enfants ne puissent pas intégrer les classes préparatoires. Il y a des pays dans lesquels il est plus difficile que d’autres de valoriser des études supérieures étrangères, comme le Japon et la France dans une certaine mesure. Les parents souhaitent que leurs enfants rentrent dans le pays pour suivre leurs études. Dans les pays où cette valorisation est plus facile, les parents encouragent leurs enfants à choisir ce qui leur plaît, mais à l’échelle du monde.
J’ai également fait une étude au Mexique, et comme la bourgeoisie mexicaine dénigre beaucoup la scolarité mexicaine, on avait remarqué que la bourgeoisie économique allait plutôt dans les écoles américaines et à l’université aux États-Unis. Quant aux classes aisées, plus intellectuelles, elles se tournent vers l’école française et italienne, car elles sont à la recherche d’un profil de distinction avec la culture européenne, sans pour autant que leurs enfants se rendent par la suite en France ou en Italie pour leurs études supérieures. Les diplômes, les lieux d’études sont différemment transférables selon les pays, donc c’est vraiment quelque chose qui angoisse beaucoup ces migrants.