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Essais

Les bassins de vie, à la croisée des découpages institutionnels et des territoires vécus

L’usage croissant de la notion de « bassin de vie » marque la volonté de mieux connecter les pratiques des habitants aux découpages institutionnels et à l’organisation territoriale. Mireille Bouleau et Catherine Mangeney montrent, à partir du contexte francilien, l’intérêt de recourir à ce concept, non pas pour délimiter mais pour réinventer les modalités de l’action publique et aller vers plus de coopération et de « faire ensemble ».

Les lois MAPTAM [1] et NOTRe [2] adoptées en janvier 2014 et août 2015 n’ont pas qu’une portée politique et administrative. Elles nous invitent à nous interroger sur la notion de territoire « pertinent ». Lors des débats parlementaires, ministres, députés et élus locaux se sont saisis du concept de « bassin de vie » pour marquer leur volonté de construire un découpage connecté à la réalité quotidienne des habitants [3]. Mais, dans une région dense comme l’Île-de-France, peut-on réellement délimiter des « bassins de vie », définis comme des périmètres plus ou moins étanches couvrant l’ensemble des espaces utilisés par leurs habitants ? L’impossible adéquation des frontières institutionnelles et des pratiques remet-elle en cause le besoin propre à la tradition administrative française de délimiter ses territoires tout en cherchant à coller au plus près aux usages ? Si les territoires institutionnels renvoient à des réalités géographiques et organisationnelles qui ne peuvent pas, par essence, s’ajuster à la dimension vécue du « bassin de vie », l’usage de cette notion dans les débats parlementaires montre la nécessité de renouveler les modes d’action publique, les modes de faire ensemble et les modalités de dépassement des frontières.

Avant même que ne soit posée la question de l’aménagement, du logement ou de la gouvernance, le Grand Paris s’est construit autour d’un projet de transports ambitieux. L’organisation durable des flux de déplacements dans la région capitale est à l’origine du projet métropolitain autour duquel se cristallisent 200 kilomètres de nouvelles lignes de métro visant à améliorer la desserte des territoires et à fluidifier, en les accélérant, les déplacements des Franciliens. En 2014, lorsque le gouvernement rebat les cartes de la gouvernance territoriale et crée la métropole du Grand Paris, il propose de dessiner de nouvelles intercommunalités recouvrant les « bassins de vie » des habitants. Cette volonté de bâtir une gouvernance à l’échelle des déplacements quotidiens renvoie à l’image idéalisée d’une métropole proche de ses citoyens et de leurs usages. La question des espaces de vie et de leurs périmètres et celle de l’imbrication des échelles, du local au global, sont dès lors inscrites à l’agenda politique. Au-delà même de l’usage que les Franciliens ont de l’espace métropolitain, le projet du Grand Paris souligne l’enjeu social et urbain que constitue la bonne adéquation entre les pratiques de la vie quotidienne et les découpages institutionnels. Mais cet idéal se heurte à la structuration d’un système métropolitain fait d’enchevêtrements d’institutions, de flux et de dynamiques complexes. Cette tension entre l’espace vécu et l’espace institutionnel interpelle la charpente même de notre démocratie ainsi que les outils de l’action publique qu’il convient aujourd’hui de réinventer. L’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France (IAU‑ÎdF) a tenté, au fil de l’actualité législative, de décoder les débats relatifs aux nouveaux découpages territoriaux en croisant les expertises et les témoignages autour des questions soulevées par la notion de « bassin de vie » (IAU‑ÎdF 2015) [4].

Multiplicité des échelles de vie et demande d’ancrage

Les mobilités quotidiennes des Franciliens, qu’elles soient contraintes (déplacements vers les lieux de travail ou d’études…) ou plus libres (déplacements de loisirs…), s’organisent en fonction de stratégies individuelles complexes. Si l’analyse de ces mobilités montre que les Franciliens privilégient l’usage des aménités de proximité, les déplacements se dispersent, en revanche, largement lorsque le local n’offre pas les équipements ou les services recherchés. Dans une région multipolarisée comme l’Île-de-France, les individus ont, en effet, un large éventail de choix et ne fréquentent pas les mêmes espaces que leurs voisins (Bouleau et Mangeney 2015, p. 81). La diversité des pratiques de déplacements et l’amplitude des territoires de vie sont très largement marquées par des caractéristiques individuelles, qu’elles soient physiques, socio-économiques, démographiques, familiales ou liées à l’histoire de vie personnelle des Franciliens (IAU‑ÎdF 2015 ; Kaufmann 2008 ; Orfeuil 2010). Cette multiplicité et cette porosité des échelles de vie rendent illusoire la volonté d’englober dans un périmètre circonscrit l’ensemble des pratiques de tous les habitants d’un même territoire : le bassin de vie d’un individu ne se superpose pas à celui de ses voisins.

Face à une société de plus en plus « fluide », certains chercheurs insistent, au contraire, sur la nécessité de « penser » ces mobilités sous la forme de systèmes ouverts et poreux d’archipels et de les organiser en réseau(x) (Béhar 2015 ; Vanier 2015). Pour autant, ne doit pas être oubliée la quête d’ancrage des habitants qui s’exprime dans les imaginaires, dans la sphère du sensible, dans les déplacements quotidiens, dans les stratégies familiales et résidentielles ou dans les formes de sociabilités. De fait, en Île-de-France, près de la moitié des déplacements non contraints se font à proximité du lieu de résidence. Plus d’un actif francilien sur deux travaille dans un périmètre de deux communes limitrophes à son lieu de résidence et, dans 60 % des cas, tous les membres d’une même famille [5] résident dans le même département. Ce besoin d’enracinement et d’interactions physiques et sociales est, d’ailleurs, loin d’être mis à mal par le développement des nouvelles technologies, qui accroît la maîtrise et l’optimisation des mobilités tout en facilitant la sédentarité des Franciliens (Rallet 2015).

Face à cette appétence d’ancrage, les élus locaux et leur administration se saisissent de la notion de bassin de vie pour en faire un outil de communication autour de leur projet de territoire. Le bassin de vie, en particulier dans les territoires périurbains, est même érigé en mythe, le mythe républicain, reposant sur le lien social et la proximité (Le Goff 2015).

Délimiter pour agir : la fabrique des territoires, entre frictions et liens

Pour élaborer leurs projets politiques, les acteurs locaux et nationaux catégorisent et territorialisent leur action, ne serait-ce que pour identifier les opérateurs, trouver les financements et s’adapter aux spécificités des territoires qu’ils représentent et à leurs besoins. Dans chaque domaine d’intervention, la territorialisation des politiques publiques s’intensifie. Les découpages se cherchent, se déclinent et se réinventent à différentes échelles qui se veulent interconnectées, à l’image des districts ou de la carte scolaire dans le monde de l’éducation, des territoires de santé et des territoires ambulatoires dans le domaine sanitaire, ou encore des bassins de délinquance, des bassins de proximité pour les réseaux de transports en commun, des sous-bassins d’emploi, etc.

Tout effort de délimitation des espaces physiques se heurte aux assignations multiples d’un territoire, produit d’un imaginaire (l’espace perçu par les habitants), d’une symbolisation politique (ses frontières administratives) et de pratiques réelles d’occupation de l’espace, elles-mêmes mouvantes (Rallet et Torre 2007). Les territoires sont ainsi à la croisée d’espaces physiques, de modes d’organisation, d’acteurs et d’usages (Torre 2015). Ils se fabriquent et se renouvellent par le jeu des oppositions, des frictions, des négociations et des coopérations entre les acteurs, les élus, les habitants, les usagers… Le développement des circuits courts alimentaires, par exemple, ou encore la création d’épiceries sociales, les expérimentations de « crowdfunding » et autres collectifs proposant des solutions concrètes aux besoins locaux montrent également que ces relations de proximité sont porteuses des germes d’innovation sociale et locale (Torre et Beuret 2012).

Cette dynamique des proximités conduit également à l’émergence d’une certaine porosité entre les territoires : en témoigne la montée en puissance des dynamiques territoriales de projet à l’image des contrats de développement territorial (CDT) et des coopérations de projets ou d’intérêt sur le modèle, par exemple, des parcs naturels régionaux (PNR). En effet, selon les projets auxquels ils participent, les territoires dialoguent de manière volontaire et peu formalisée à l’échelon supra-communautaire, associant potentiellement des partenaires issus de la sphère privée, en vue d’assurer une meilleure articulation et coordination de l’action publique ou de porter des réflexions communes (Parnaix 2015). Il s’agit alors de dépasser les frontières, de désenclaver, de tisser et de construire une « colonne vertébrale » aux différents territoires d’une métropole, voire d’une région. Le débat autour des « bassins de vie » ne devrait pas renvoyer à la question des périmètres. Tout son intérêt est plutôt de révéler la nécessité d’une réflexion sur la manière dont les territoires travaillent ensembles (Béjà 2015).

Réconcilier le local et le global

Aujourd’hui, notre système démocratique s’organise à partir de lieux et de territoires délimités. Tout l’enjeu est alors de penser les « territoires » et leurs ressources comme des « lieux » à mettre en interaction pour organiser des « politiques de flux » répondant mieux aux réalités d’aujourd’hui. Pour Daniel Béhar (2015), il importe de ne plus raisonner uniquement en fonction des besoins locaux ou des besoins des locaux, car cette position ne fait qu’exacerber la concurrence entre territoires. Il ne s’agit pas non plus de faire disparaître les territoires ou de se focaliser plus que de mesure sur leurs délimitations. Tout l’enjeu est de les faire fonctionner en système. Les débats autour des bassins de vie montrent que l’action publique tente aujourd’hui de muter et d’évoluer, de se rapprocher des habitants. Elle tend à plus de mutualisation, de coopération et cherche à renouveler ses « outils ». Peut-être conviendrait-il qu’elle le fasse, non plus de manière endogène, entre collectivités et institutions, mais en fédérant plus largement d’autres opérateurs, comme les entreprises publiques, les associations, la société civile organisée et les acteurs économiques.

Bibliographie

  • Béhar, D. 2015. « Changer les institutions ou changer les pratiques ? Les priorités de la réforme territoriale », Revue Esprit, n° 412, p. 85‑95.
  • Béjà, A. 2015. « La France à la découpe ? Introduction », Revue Esprit, n° 412, p. 61‑63.
  • Kaufmann, V. 2008. Les Paradoxes de la mobilité. Bouger, s’enraciner, Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes.
  • Le Goff, T., 2015. « Le bassin de vie : la géographie sensible des maires », Les Cahiers de l’IAU‑ÎdF, n° 172, p. 20‑23.
  • Orfeuil, J.-P. 2010. « La mobilité, nouvelle question sociale ? », SociologieS [en ligne], dossier « Frontières sociales, frontières culturelles, frontières techniques ».
  • Parnaix, A. 2015. « De l’intercommunalité aux coopérations souples », Les Cahiers de l’IAU‑ÎdF, n° 172, p. 24‑27.
  • Rallet, A. et Torre, A. 2007. La Proximité à l’épreuve des technologies de communication, Paris : L’Harmattan.
  • Rallet, A. 2015. « Les découpages territoriaux à l’heure du numérique ont-ils encore un sens ? », Les Cahiers de l’IAU‑ÎdF, n° 172, p. 153‑156.
  • Torre, A. et Beuret, J.-E. 2012. Proximités territoriales, Paris : Economica–Anthropos.
  • Vanier, M. 2015. « Démocratie locale : changement d’horizon ? », Revue Esprit, n° 412, p. 109‑118.

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Pour citer cet article :

Mireille Bouleau & Catherine Mangeney, « Les bassins de vie, à la croisée des découpages institutionnels et des territoires vécus », Métropolitiques, 28 septembre 2015. URL : https://metropolitiques.eu/Les-bassins-de-vie-a-la-croisee.html

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