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Essais

Les circuits courts, un outil au service du développement territorial intégré

Les « circuits courts » sont le plus souvent appréhendés à travers les enjeux de développement durable. Isabelle Laudier et Philippe Serizier montrent qu’ils peuvent sous certaines conditions constituer un levier pour un développement territorial intégré.

Les politiques et les procédures mises en place en faveur de la « croissance verte » reposent généralement sur des approches sectorielles et verticales, fondées sur l’innovation technologique et l’élévation des compétences, selon des processus d’émergence de nouvelles « filières vertes ». Dans ces démarches, le territoire est la plupart du temps, un simple périmètre géographique ou institutionnel, ce qui explique que la complémentarité globale des ressources ne soit pas prise en compte, dans ce qui pourrait être une vision d’optimisation économique du territoire.

Dans ce contexte, notre recherche sur les « circuits courts » a été engagée avec deux préoccupations principales :

  • d’une part, proposer une vision systémique du développement territorial, intégrant l’ensemble des ressources du territoire, qu’il s’agisse du capital énergétique, agricole, économique ou humain, tout en mettant en évidence les innovations organisationnelles ;
  • d’autre part, mettre en œuvre une approche « territorialisée » de l’économie verte. Le territoire est alors considéré comme un système économique propre qui, par son développement, vise à optimiser les synergies entre performance économique, potentiel environnemental et valorisation du capital humain.

Une diversité de territoires d’étude

La démarche retenue s’appuie sur des expériences concrètes menées dans des territoires, permettant d’identifier des modalités de stratégies territoriales « intégrées ». Ces territoires d’enquête ont été choisis selon les critères suivants :

  • la diversité des « entrées » dans la stratégie en circuits courts : disponibilité des ressources (énergie, construction) ; activation de nouveaux gisements d’emploi ; établissement de nouveaux circuits d’approvisionnement alimentaire ; revitalisation de filières économiques en déclin, etc. ;
  • la diversité des configurations spatiales : territoires urbains denses (avec des composantes socio-économiques différentes) ; territoires ruraux ; « systèmes » de proximité entre agglomération urbaine et territoire rural ;
  • l’identification d’acteurs porteurs de la démarche, dans toute leur diversité : collectivités territoriales, établissements publics, réseaux d’organismes professionnels, structures associatives, etc.

Ainsi, cinq territoires ont été retenus :

  • Plaine Commune, périphérie urbaine dense située en première couronne de la région parisienne, qui a engagé une démarche originale d’Agenda 21 et réfléchit à la promotion d’éco-industries sur son territoire ;
  • la vallée de la Seine, depuis Cergy-Pontoise jusqu’au parc naturel régional du Vexin, qui abrite notamment la Bergerie de Villarceaux et présente a priori un potentiel élevé de développement des échanges alimentaires entre territoire urbain et territoire rural ;
  • la commune de Peyrelevade, dans le parc naturel régional du Plateau de Millevaches (Limousin), qui travaille notamment sur des projets de neutralité énergétique en croisant les enjeux d’énergie, de relance économique et de compétences locales ;
  • le canton et la ville de Genève, choisis pour leur avancée dans les circuits innovants en matière d’énergie, de recyclage des matériaux de construction ou de financement de projets économiques locaux ;
  • la ville de Saint-Dié-des-Vosges dont le bassin d’emploi est marqué par la désindustrialisation et qui est engagée dans la reconstruction progressive au niveau local de toute une chaîne de valeur associant industries traditionnelles et économie de la connaissance.

L’innovation est dans la complexité des territoires et de leurs projets

L’étude souligne l’acuité d’analyse et la capacité de proposition des acteurs rencontrés pour une transformation et un renouvellement des démarches de développement économique territorial. Ce constat renforce l’intérêt d’une orientation méthodologique fondée, non sur la déclinaison à l’échelle locale de tendances globales, mais sur l’identification de démarches de terrain comme fondement de l’innovation en matière de développement.

En effet, les démarches en « circuits courts » invitent à prendre en compte la complexité, au lieu de l’esquiver en se cantonnant à des approches sectorielles. Elles reposent précisément sur la valorisation de cette complexité. Diversité des ressources mobilisées, diversité des facteurs de développement, diversité des initiatives, diversité des moyens mis en œuvre : il n’y a pas de solution unique. Cependant, toutes les stratégies engagées répondent à des questionnements transversaux communs, qui visent moins à définir un modèle de développement unifié qu’à élaborer un « guide » d’identification processuel de « circuits courts » de développement territorial, à partir de combinaisons complexes et originales des ressources locales.

L’innovation se situe sur différents plans : innovation technique, certes, mais aussi organisationnelle, sociale, dans les modes de gouvernance comme dans les modes de valorisation économique. L’émergence de logiques économiques plus intégrées au niveau local contribue à l’efficacité des territoires, ce qui se traduit dans certains cas par la reconstitution d’un certain nombre de filières locales – en permettant une meilleure connexion entre des ressources et des besoins locaux. Repenser l’organisation des réseaux, économiques notamment, de façon plus décentralisée et ancrée dans le territoire constitue une piste d’approfondissement importante. Cet enjeu constitue un renversement de perspective par rapport aux logiques économiques de rationalisation verticale qui ont prévalu dans les dernières décennies, caractérisées par la concentration des organisations.

Penser l’articulation entre les différentes échelles territoriales

L’articulation des échelles territoriales se rattache à la logique de la diversité. En effet, dans les différents cas observés, l’initiative de l’action en « circuits courts » est impulsée d’une part à des échelons territoriaux « divers » (commune, intercommunalité ou agglomération, niveau régional concernant des filières par exemple). A l’épreuve de la mise en œuvre des projets se révèlent d’autre part des interdépendances avec d’autres territoires, d’autres dimensions spatiales, d’autres organisations et systèmes d’acteurs. Ces interdépendances peuvent aussi bien être « horizontales » (mutualisation de ressources entre territoires voisins, mise en réseau) que « verticales » (complémentarité des compétences et coordination inter-échelles entre collectivités).

Ainsi, dans le champ économique, les activités développées dans le cadre des « circuits courts » peuvent relever de marchés dépassant l’échelle locale, notamment lorsqu’ils impliquent des entreprises de grande dimension, engagées dans des stratégies à l’échelle nationale ou mondiale et dont le fonctionnement (approvisionnement, sous-traitance, emploi) semble a priori contradictoire des logiques et des politiques territoriales de « circuits courts ». Les réflexions sur les « circuits courts » renvoient aussi à l’organisation des acteurs économiques, notamment les entreprises, souvent rationalisées de façon verticale. Ce type d’organisations ne favorise pas, au niveau local, ni les coopérations entre établissements de groupes différents, ni les partenariats entre grandes entreprises et PME/TPE locales...

Ainsi, les approches en « circuits courts » tentent à la fois de réintroduire des logiques endogènes de développement et de reconstituer des chaînes de valeur aux échelles pertinentes.

Vers de nouveaux modèles économiques

L’efficacité économique des démarches de « circuits courts » ne pourra être établie qu’à partir de nouveaux modes de calcul des coûts et des prix. Pour évaluer correctement les rentabilités réelles à une échelle territoriale donnée, il est nécessaire de réintroduire les externalités (positives ou négatives) dans les calculs, pour autant que l’on puisse les valoriser. Les modèles économiques doivent réintégrer la réalité des coûts relatifs (coûts des transports, de l’énergie, du CO² et, au-delà, du chômage, de la non-qualification…) ce qui permet alors revaloriser les ressources locales.

Cette « nouvelle vérité des coûts » se fonde sur deux conditions. La première est la mise en place, à l’échelle du territoire, d’instruments et de dispositifs de mesure des composantes positives ou négatives de l’économie en circuits courts. La difficulté est qu’il s’agit essentiellement de flux (flux de matières, flux financiers, flux de ressources humaines), qui s’organisent entre des territoires et à des échelles très variables. Le choix de périmètres et d’échelles géographiques cohérentes est donc un sujet à part entière. La seconde condition renvoie à la mutation des référentiels d’analyse et des modes d’évaluation de la valorisation économique sur les marchés, à l’instar des modèles économiques fondés sur les usages plutôt que sur les biens eux-mêmes. Il s’agit aussi de pouvoir recourir à une plus grande variété des statuts d’entreprises (essentiellement dans la sphère coopérative), susceptibles de mieux prendre en compte la valeur locale des ressources.

La pertinence de ces approches territorialisées de « circuits courts » s’établira en lien avec des mutations de long terme : renchérissement du coût des énergies fossiles et des transports, réduction du temps de « métabolisation » des énergies renouvelables, émergence des TIC [1] dans les processus d’aménagement, raréfaction des disponibilités foncières, mise à niveau des qualifications locales ou encore intégration de la gestion dans la durabilité des équipements et des programmes de logement… La prise en compte de ces éléments dans un jeu de contraintes de court terme, dans les politiques territoriales publiques comme dans les stratégies privées, est sans doute complexe, mais elle semble indispensable à l’instauration de logiques de « circuits courts » qui « remettent le temps dans l’espace ».

Mieux connaître et accompagner les initiatives du terrain, le rôle clef des collectivités territoriales

Les initiateurs des démarches de « circuits courts » s’inscrivent souvent dans une échelle réduite : associations, communes, agglomérations. L’un des principaux obstacles à leur développement provient de l’ignorance de leur existence – ou à tout le moins de la difficulté à les appréhender par les instances et acteurs du développement local. Pour autant, les outils favorisant cette connaissance ne doivent être ni normatifs ni « normalisants » : les stratégies sont multiples et la compréhension des projets doit préserver cette richesse.

Dans cette perspective, les collectivités territoriales sont des acteurs privilégiés pour impulser de nouvelles dynamiques de circuits économiques locaux. Mais ces initiatives impliquent alors de repenser les environnements organisationnels. L’accompagnement des processus de circuits courts dans le long terme doit conduire les acteurs publics à s’affranchir de leurs pratiques habituelles de conduite des projets dans des logiques sectorielles. Celles-ci restent essentiellement linéaires, programmatiques et trop souvent limitées aux phases de démarrage : le soutien au développement des « circuits courts » implique à la fois une veille active et de la souplesse, une évaluation régulière, l’intégration de nouveaux intervenants, l’adaptation progressive à l’extension des champs d’activité et du périmètre géographique des projets. Ces nouveaux paramètres de management impliquent la réorientation des modes d’intervention des acteurs et des outils à l’œuvre dans le soutien du développement territorial : cela concerne aussi bien la conception des programmes d’action que le rôle des organismes « mixtes » ayant une vocation d’appui au développement des territoires (parcs naturels, pays, agences de développement, etc.). Cette évolution demande sans conteste un effort de qualification et d’acculturation réciproque des acteurs publics comme privés.

En effet, le choix d’une stratégie de développement intégré par une collectivité lui impose presque toujours de modifier l’organisation de son appareil (traditionnellement sectorielle), en donnant une place plus large et approfondie à la concertation interne, notamment dans les choix entre objectifs de court et de long termes : tous les domaines d’intervention d’une collectivité peuvent constituer le point de départ d’une politique de « circuits courts », comme toute stratégie locale classique peut être « revisitée » en introduisant des actions relevant des circuits courts.

La gouvernance des circuits courts doit également faire place à l’initiative privée ; dans cette configuration, les collectivités publiques se trouvent plus en position de facilitateur (« faire faire ») que de conducteur de projets. Elles doivent développer des modes de concertation avec les milieux économiques, les opérateurs, la société civile. La notion de gouvernance doit ici prendre tout son sens : dans le champ de la sphère publique, l’articulation entre échelles territoriales semble peu compatible avec un principe rigide de répartition par blocs de compétences. De la part des Régions notamment, elle suppose la connaissance des projets de « circuits courts » initiés à un niveau plus local et la capacité à jouer un rôle de concertation, de coordination et d’appui de ces initiatives.

Les circuits courts, un outil au service du développement territorial

L’étude souligne la complexité de l’approche en termes de « circuits courts », mais aussi son très important potentiel de réflexion et d’action en faveur du développement économique des territoires. Parmi les freins et les opportunités à la mise en œuvre de ces politiques dans les territoires, on citera :

  • l’importance des facteurs spatiaux et fonciers dans les stratégies de circuits courts ;
  • les temporalités des stratégies d’évolution vers un modèle intégré, qui s’inscrivent dans un terme plus éloigné que les cycles économiques privés ou que les politiques publiques classiques ;
  • les contradictions institutionnelles et règlementaires et plus généralement la difficulté d’inscrire un territoire de projet de ce type dans la géographie des compétences institutionnelles ;
  • la question déjà évoquée de la pérennité des modèles économiques : quel horizon de rentabilité, quelle recherche de financements en fonction de la taille des projets ou de leur périmètre ?
  • Les innovations en matière de gouvernance, notamment en termes d’implication de l’ensemble des politiques publiques dans l’optimisation d’une démarche intégrée par « circuits courts ».

Il s’agit alors pour tous les acteurs du territoire de maximiser les potentialités de développement que propose une approche en termes de circuits courts et de minimiser ses freins qui existent aujourd’hui.

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Institut CDC pour la recherche et OCDE, 2013. Politiques de développement territorial intégré : les circuits courts, rapport final, Paris.

Pour citer cet article :

Isabelle Laudier & Philippe Serizier, « Les circuits courts, un outil au service du développement territorial intégré », Métropolitiques, 3 juillet 2015. URL : https://metropolitiques.eu/Les-circuits-courts-un-outil-au.html

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