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Marne-la-Vallée, une vraie ville ?

La redéfinition des rapports entre centre et périphéries urbaines est souvent décrite comme la montée d’une condition métropolitaine. Étudiant les modes de vie des habitants de Marne-la-Vallée, Nathalie Brevet souligne plutôt l’affaiblissement de leur dimension métropolitaine, au profit de l’ancrage local.

Recensé : Nathalie Brevet. 2011. Le(s) bassin(s) de vie de Marne-la-Vallée. Une politique d’aménagement à l’épreuve du temps et des habitants, Paris : L’Harmattan.

Quarante ans après leur création, les villes nouvelles franciliennes sont-elles devenues de vraies villes, comme le souhaitait leur concepteur, Paul Delouvrier (SDAURP 1965) ? En d’autres termes, constituent-elles de véritables lieux de vie où l’on peut mener à la fois un parcours résidentiel (décohabiter, s’installer en couple, se loger en famille ou vieillir) et l’essentiel de ses activités (travail, achats, sociabilités ou loisirs) ? Nathalie Brevet se penche sur cette question dans un ouvrage passionnant, consacré à la ville nouvelle de Marne-la-Vallée, où elle a vécu pendant sept ans et réalisé son travail de thèse. L’originalité du propos provient moins de l’objectif poursuivi – l’évaluation d’une politique d’aménagement – que de l’entrée retenue. Dans le sillage des travaux menés en sociologie ou en géographie urbaine ces deux dernières décennies sur les modes d’habiter (Authier 2001 ; Chalas 2005 ; Pinson et Thomann 2001), l’auteure examine l’organisation et les dynamiques internes de la ville nouvelle et sa place dans la région parisienne, à partir de l’analyse des pratiques de mobilités et des représentations spatiales des habitants.

Les modes de vie, clé de lecture des dynamiques métropolitaines

L’ouvrage apporte trois éclairages inédits. Premièrement, tout en se démarquant d’une approche morpho-fonctionnelle classique centrée sur l’évolution du parc de logements et la géographie de l’emploi, l’ouvrage en retient ses apports. Il montre comment le « desserrement » des activités, des équipements ou des services du centre de la métropole vers les périphéries constitue une condition d’autonomisation des pratiques habitantes en ville nouvelle. Les résultats de l’enquête viennent largement confirmer le renforcement du polycentrisme métropolitain qui ressort des études quantitatives (Saint-Julien et Le Goix 2007). En deuxième lieu, à la différence de nombreux travaux sur les mobilités, l’ouvrage appréhende simultanément les mobilités résidentielles et les mobilités quotidiennes (travail, achats, loisirs, sorties culturelles). Il confirme non seulement les corrélations entre les deux catégories de mobilités, mais aussi leur rôle convergent dans l’ancrage et la spécification d’un mode d’habiter au sein de la ville nouvelle. Enfin, l’étude établit un dialogue entre deux méthodologies généralement dissociées : d’une part, l’exploitation de données quantitatives, issues du recensement général de la population de 1999 et de l’enquête Modes de vie en ville nouvelle réalisée en 2005 auprès de 1 600 habitants de Marne-la-Vallée [1] ; d’autre part, l’exploitation d’une enquête originale par entretien menée par l’auteure auprès de trente-trois habitants. La parole des habitants, abondamment mobilisée dans le texte, permet d’illustrer les dynamiques « froides » révélées par les statistiques et de placer les pratiques et les représentations des citadins au cœur de la compréhension des processus territoriaux observés.

L’émergence d’un bassin de vie

La thèse centrale de l’ouvrage peut être résumée simplement : les mobilités résidentielles et les pratiques quotidiennes des habitants de Marne-la-Vallée, de moins en moins reliées au centre de la capitale, se déploient majoritairement à l’intérieur de la ville nouvelle, faisant émerger un véritable « bassin de vie ». La ville nouvelle est le lieu d’un ancrage résidentiel : le renouvellement des habitants se ralentit, la population se stabilise et connaît une avancée en âge (vieillissement, diminution de la taille des ménages). Mais cet ancrage est dynamique. De nombreux habitants réalisent les différentes étapes de leur parcours résidentiel au sein de la ville nouvelle, ce qui leur permet d’y conserver leurs attaches. La structure du marché du logement – plutôt social et locatif à l’ouest ; majoritairement constitué de logements individuels neufs en accession à la propriété à l’est – favorise cette mobilité sociale et spatiale interne à la ville nouvelle, à l’échelle du cycle de vie. La présence d’un parc de logements diversifié, mais aussi d’équipements et de services de proximité, rend, par ailleurs, possible le vieillissement sur place. Seule ombre au tableau : le coût de l’immobilier, dont l’augmentation a été particulièrement sensible, constitue un frein à l’ancrage résidentiel. Certains ménages, insuffisamment fortunés pour accéder à la propriété au sein de la ville nouvelle, sont bloqués dans leur itinéraire résidentiel et envisagent parfois de la quitter.

Les pratiques quotidiennes confirment, pour l’essentiel, cet ancrage dans la ville nouvelle. Les habitants de Marne-la-Vallée sont de moins en moins nombreux à travailler à Paris et trouvent des opportunités d’emplois en Seine-et-Marne, où les pôles d’activités profitent du desserrement de l’emploi parisien. Ils réalisent majoritairement leurs achats dans les grands centres commerciaux régionaux (Val d’Europe), qui offrent une large gamme de services. La ville nouvelle, bien dotée en aménités (bases de loisirs, bords de Marne, espaces verts), constitue aussi un espace particulièrement valorisé pour les pratiques récréatives. Même les pratiques culturelles, pourtant fortement concurrencées par l’offre parisienne, sont majoritairement locales (cinémas, salles de spectacle) sans, pour autant, abolir le recours à Paris avec laquelle s’établit une réelle complémentarité. Trois éléments expliquent l’affaiblissement des liens avec le cœur de la capitale : l’ancrage progressif et la relocalisation des activités dans la ville nouvelle, renforcés lorsqu’on y travaille ; l’effet territorialisant de la vie familiale à l’échelle de la commune et le repli sur l’espace du logement ; enfin, la détérioration des conditions d’accès à Paris (engorgement, coût financier), dont la pénibilité ne cesse d’être pointée. En conséquence, pour une part des ménages, un déplacement vers le centre de la capitale devient un voyage, teinté d’un certain exotisme.

À partir de l’analyse des pratiques habitantes, Nathalie Brevet esquisse quelques enjeux d’aménagement. Le vieillissement de la population sur place impliquerait, selon elle, le renforcement d’une offre immobilière dédiée et l’amélioration de l’accès aux services. La dépendance automobile, très forte pour les trajets de proximité à l’intérieur de la ville nouvelle, plaiderait pour une amélioration de l’offre en transports collectifs, pour l’heure très déficiente. Cependant, la question du frein à l’ancrage résidentiel, lié au coût du logement, et de la ségrégation socio-spatiale induite aurait pu donner lieu à une critique plus nette des politiques du logement particulièrement libérales menées à Val de Bussy et Val d’Europe, dans les secteurs 3 et 4 de Marne-la-Vallée (Belmessous 2009).

Un territoire de proximité ancré dans la métropole

L’ouvrage apporte, enfin, une contribution significative au débat sur la ville émergente. L’ancrage des habitants dans un « bassin de vie » remet en cause l’image d’un mode d’habiter périurbain fondé sur l’hyper-mobilité, l’éclatement et la déterritorialisation des espaces de vie (Chalas et Dubois-Taine 1997). À l’inverse, la ville nouvelle fournirait un cadre propice à la reconstruction d’un territoire de proximité. C’est peut-être sur cet apport que la thèse de Nathalie Brevet mérite à la fois d’être prise au sérieux, mais aussi discutée. La notion de bassin de vie, avancée a priori plutôt que justifiée par l’auteure, pose, en effet, problème. Les pratiques de mobilités des habitants de Marne-la-Vallée tiendraient-elles dans un seul et même espace, unitaire, gravitaire et doté de quelques limites (Vanier 2007) ? La métaphore du bassin est probablement réductrice. Certes, le mouvement résidentiel interne à Marne-la-Vallée donne du sens au territoire de la ville nouvelle, mais doit-on, pour autant, occulter la diversité des origines résidentielles depuis Paris, l’Île-de-France, la province ou l’étranger ? En outre, les pratiques de mobilités quotidiennes s’accommodent mal de ce premier bassin, puisqu’elles se déploient, pour l’essentiel, à plus grande échelle – celles de la commune de résidence ou du secteur, qui forment des sous-bassins, selon l’auteure – mais aussi ailleurs en Seine-et-Marne, ou encore à Paris.

Sur ce point, les deux conclusions saillantes de l’ouvrage – l’affaiblissement de la fréquentation de la capitale et le poids des pratiques de proximité – ont pour effet de gommer l’imbrication des pratiques de mobilité à différentes échelles et la circulation entre des espaces qui se révèlent complémentaires. Certains programmes d’activité, relatés dans les entretiens, étayent pourtant cette hypothèse, comme pour cette habitante dont le week-end se déroule en partie chez elle à Lagny, dans le territoire proche (bibliothèque, amis, marché) et aussi à Paris (dîner, spectacle). C’est sans doute ici le point d’achoppement de l’ouvrage : la diversité des manières d’habiter au sein de la ville nouvelle – pourtant présente dans les extraits d’entretiens – n’est pas mise en perspective. Il n’est pas tout à fait certain que le temps d’ancrage dans la ville nouvelle, ou le cycle de vie, effacent les différences interindividuelles comme l’auteure semble le suggérer. Dans les entretiens, on comprend que l’âge, le genre, la trajectoire biographique, l’aléa d’une localisation ou d’une relocalisation de l’emploi déterminent des manières différentes de pratiquer la ville nouvelle. Il est probable qu’une meilleure prise en compte des échelles de pratiques et de la diversité sociale des habitants amènerait à discuter le caractère rigide de la notion de bassin de vie, en permettant d’identifier divers profils : certains marqués par l’éclatement métropolitain, d’autres par le poids de l’ancrage et de la proximité, d’autres, enfin, hybrides. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage de Nathalie Brevet nous donne à réfléchir sur l’autonomisation (relative !) des villes nouvelles et constitue une contribution majeure aux études urbaines portant sur le lien entre les mobilités et l’habiter.

Bibliographie

  • Authier, J.-Y. (dir.). 2001. Du domicile à la ville, vivre en quartier ancien, Paris : Anthropos-Economica.
  • Beaufils, S., Louchart, P. et Lacoste, G. 2006. Modes de vie en ville nouvelle. Le point de vue des habitants : logement, emploi, mobilité, sociabilité, Paris : IAURIF–HEVN.
  • Belmessous, H. 2009. Le nouveau bonheur français ou le monde selon Disney, Nantes : L’Atalante.
  • Chalas, Y. et Dubois-Taine, G. 1998. La ville émergente, La Tour-d’Aigues : Éditions de l’Aube.
  • Chalas, Y. (dir.). 2005. L’Isle-d’Abeau : de la ville nouvelle à la ville contemporaine, Paris : La Documentation française.
  • Pinson, D. et Thomann, S. 2001. La maison en ses territoires, Paris : L’Harmattan.
  • Saint-Julien, T. et Le Goix, R. 2007. La métropole parisienne, centralités, inégalités, proximités, Paris : Belin.
  • SDAURP. 1965. Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région de Paris, Délégation générale au district de Paris, Paris : La Documentation française illustrée.
  • Vanier, M. 2007. Le pouvoir des territoires, essai sur l’interterritorialité, Paris : Economica.

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Colloque « 20 ans de transformations économiques et sociales au Val d’Europe », 17 et 18 décembre 2012, université Paris-Est Marne-la-Vallée (pour l’appel à communication, cliquez sur : document PDF).

Pour citer cet article :

Laurent Cailly, « Marne-la-Vallée, une vraie ville ? », Métropolitiques, 30 mars 2012. URL : https://metropolitiques.eu/Marne-la-Vallee-une-vraie-ville.html

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