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L’éternel retour du « parc social de fait »

Que désigne le « parc social de fait » ? Margot Bergerand explore l’émergence de cette notion comme problème et catégorie d’action publique.

L’effondrement de trois immeubles à Marseille en novembre 2018 s’inscrit dans la longue série de drames qui a ponctué l’histoire de l’habitat dégradé [1]. Depuis novembre 2018, entre autres catégories, la notion de « parc social de fait » émerge à nouveau dans le discours des techniciens, élus, associations et journalistes commentant le drame.

Le présent article revient sur l’émergence historique de cette notion comme problème et catégorie de l’action publique. Productions institutionnelles (rapports, commission, textes de loi, etc.) et intérêt médiatique se répondent dans ce processus de construction du problème et de « mise à l’agenda » (Hassenteufel 2010) du « parc social de fait ». Une analyse des occurrences de la notion dans ces sources, ainsi que dans une sélection d’écrits académiques depuis les années 1980 [2], permet de comprendre ce processus de mise à l’agenda, qui fait l’objet de luttes définitionnelles entre des acteurs aux intérêts multiples. Malgré les remises en cause que la notion de « parc social de fait » suscite régulièrement pour son imprécision, sa polysémie ou sa description euphémisée de conditions de vie insalubres, les appropriations concurrentielles dont elle fait l’objet assurent sa pérennité. Ces controverses éclairent les enjeux qui touchent au marché de l’habitat précaire et nous permettent de proposer une utilisation heuristique de la notion « d’habitat social de fait » pour mieux identifier et interroger les processus qui s’y déploient.

Entre immigration, loi de 1948 et fiscalité : la construction discontinue d’un problème public

L’analyse de la mise à l’agenda politique et de la médiatisation de la notion de « parc social de fait » permet de caractériser une émergence discontinue de ce problème public.

Les années 1970 sont marquées par une nouvelle attention portée à la question de l’habitat dégradé dans le débat public. Si la loi Debré de 1964 initiait la résorption des bidonvilles, la loi Vivien qui lui succède en 1970 oriente l’action publique vers le logement insalubre dans les quartiers anciens. Elle fait notamment suite au vif émoi suscité par l’asphyxie de cinq travailleurs immigrés dans un taudis d’Aubervilliers le 1er janvier 1970 (Blanc-Chaléard 2006 ; Noiriel 2007). Une réflexion s’engage sur le rôle de cet habitat dans l’accueil des catégories sociales alors exclues du parc social, en raison de la priorité donnée aux familles nucléaires et salariées qui régit à l’époque l’attribution des HLM (Flamand 1989) : jeunes travailleurs, personnes âgées, mais surtout travailleurs immigrés dont le VIe Plan doit accélérer la venue. L’existence d’un marché du « mauvais logement », reposant sur l’insolvabilité de certains ménages et les inégalités d’accès au logement social, est soulignée de façon croissante dans plusieurs rapports [3]. On reconnaît désormais au parc ancien un « rôle de véritable parc de logement social » tout en critiquant la vétusté de cette offre (Arditti et al. 1974, p. 48). Cette première mise à l’agenda institutionnelle se déroule de façon « silencieuse », entre spécialistes (Gilbert et Henry 2012).

Ainsi entrée dans le vocabulaire courant des techniciens et des élus, la notion se diffuse entre les années 1980 et 1990. En 1983, la ville de Paris polarise le débat, notamment autour de la commande par Roger Quilliot (alors ministre de l’Urbanisme et du Logement) à Pierre Merlin (alors président de l’Université Paris-8 Vincennes) d’un rapport sur la politique municipale du logement social [4]. L’étude dresse le constat d’une crise du foncier et de la disparition progressive de logements abordables (logements soumis à la loi 1948 [5], hôtels meublés, chambres de bonne, etc.) le plus souvent par l’action spéculative de marchands de biens revendant des immeubles à la découpe. Les médias et les associations accompagnent la publicisation de ce problème qui pose la question de la capacité de la ville de Paris à loger ses classes populaires.

Au même moment, la vocation des bailleurs sociaux à pourvoir à ce besoin fait débat [6]. Sur fond de crise d’un secteur HLM embouteillé, dont le modèle peine à assurer le logement de ménages toujours plus précaires (Ballain et Maurel 2002), et de technicisation des organisations de propriétaires privés, désormais reconnus comme agents économiques à part entière (Michel 2006), le débat concernant le « parc social de fait » s’articule rapidement autour de l’enjeu fiscal. Le Conseil des impôts publie un rapport en 1992, largement repris dans les médias, remettant en cause les écarts de fiscalité entre les bailleurs sociaux et privés. Les avantages fiscaux réservés à des bailleurs sociaux, dont la mission sociale est alors en débat, y sont mis en regard avec l’absence d’aide fiscale aux bailleurs d’un « parc social de fait ». L’Union nationale des propriétaires immobiliers (UNPI) elle-même mène une enquête nationale sur le « parc social de fait » en 1996, adressée au ministre délégué au Logement, Pierre-André Périssol.

La problématisation du « parc social de fait » prend ainsi place à l’intersection des politiques économiques et migratoires, des conjonctures des marchés immobiliers locaux ainsi que des politiques nationales du logement. La notion est mobilisée par des groupes d’intérêts et des acteurs politico-administratifs variés, voire opposés, et implique des réponses très différentes, allant de l’allégement de fiscalité privée jusqu’à l’intégration de ce parc au patrimoine des bailleurs sociaux. Cette appropriation large d’une notion labile entraîne rapidement sa remise en cause dans les milieux institutionnels, associatifs et académiques.

Luttes de définition et d’intérêts autour d’une catégorie depuis les années 1990

Dans les milieux académiques, le travail de définition mené par Denise Arbonville décrit le « parc social de fait » comme une catégorie composite qui se fonde « sur des attributs essentiellement relatifs, puisqu’il est question de jauger la vétusté, l’inconfort – le caractère hors norme – des logements, en liaison avec la pauvreté, la précarité – la fragilité socio-économique des habitants qui y résident » (Arbonville 2000, p. 32). La relativité de cette définition amène les universitaires comme les institutionnels à revenir sur son utilisation. Les critiques concernent le manque de clarté de cette expression qui peut tout autant désigner des logements aux loyers abordables que des logements de mauvaise qualité ou encore l’occupation sociale de ces logements (Bensasson et Teule 2000). Est également remise en cause sa définition en négatif du logement social de droit, qui ne constitue pas l’unique forme d’habitat populaire (Massiah et Tribillon 2000). La dernière critique, particulièrement prégnante dans les milieux associatifs et le monde HLM, est que ce rôle du locatif privé dans l’accueil des ménages aux revenus modestes ne garantit ni la qualité ni le prix de ces logements (Robert 2016).

Pour preuve, des drames continuent de s’y produire. En 1997, une série d’incendies mortels dans des logements vétustes à Paris conduit le ministre du Logement, Louis Besson, à commander à Nancy Bouché un rapport sur les édifices menaçant ruine. Elle y fait le constat d’un véritable marché du logement insalubre, préférant l’expression « marché du sous-logement » à l’appellation « parc social de fait », considérée comme trop « pudique » (Bouché 1998, p. 12) [7]. Ainsi, les « luttes définitionnelles » (Gilbert et Henry 2012, p. 38) reprennent et les appellations alternatives se multiplient : Gustave Massiah et Jean-François Tribillon préfèrent parler « d’habitat tiers » pour mettre en évidence la diversité des formes de l’habitat populaire informel, Suzanne Bensasson et Michel Teule décrivent « l’occupation sociale du parc privé » pour étudier le rôle de variable d’ajustement du marché privé par rapport à l’offre sociale.

La notion de « parc social de fait » continue cependant d’être utilisée de façon récurrente dans les travaux universitaires en sciences sociales qui mettent l’accent sur sa fonction d’accessibilité résidentielle, qu’il s’agisse d’évoquer son maintien, sa disparition ou encore ses recompositions. La notion resurgit dans le débat public ponctuellement, par l’intermédiaire de la presse professionnelle, pour commenter l’actualité. Les acteurs associatifs y ont également parfois recours pour dénoncer les carences en logements sociaux, bien qu’ils privilégient des notions plus centrées sur les conditions de vie des occupants (mal-logement, indignité, etc.) [8]. Les organisations de propriétaires continuent de revendiquer leur rôle social à travers l’expression, alors même que certaines recherches mettent en évidence la rentabilité de ces investissements (Faure et al. 2006). La notion reste aussi une formule consacrée dans les documents techniques (plans locaux d’urbanisme, règlement de l’ANRU, objectifs de PIG ou autres types de conventions locales, etc.). La réponse qui tend alors à s’imposer est celle de la normalisation de ce parc, qu’il s’agirait de « transformer en parc social de droit [9] » par la réhabilitation et le conventionnement ou par l’intégration au patrimoine des bailleurs sociaux.
Ces appropriations concurrentielles de la notion de « parc social de fait » expliquent dans une large mesure la pérennité de cette catégorie d’action publique, malgré les remises en cause dont elle fait l’objet.

Pour une utilisation heuristique de l’« habitat social de fait »

Si un élargissement et un rééquilibrage de l’offre sociale, particulièrement nécessaire dans des territoires très ségrégés, tels que Marseille (Donzel 2005), permettraient de loger une partie des occupants du « parc social de fait », le logement social ne permet pas de répondre à l’ensemble des situations que l’on y retrouve. En effet, par l’informalité, la mise en location de ces logements échappe par exemple à certaines logiques institutionnelles qui contraignent l’accès au parc social (critères de ressources ou de régularité administrative). La politique de normalisation qui s’impose traduit ainsi une méconnaissance du fonctionnement de ce parc qui ne constitue pas un stock de logements dégradés qu’il s’agirait simplement de résorber.

On pourra donc proposer une utilisation heuristique de la notion d’« habitat social de fait » pour comprendre les processus de composition et de reconfigurations d’un sous-marché du mal-logement, palliant les exclusions du reste de l’offre résidentielle par un accès au logement précaire dans les pans les plus dévalorisés du parc : quartiers d’habitat ancien, copropriétés dégradées, pavillons de banlieue, etc. Le terme d’« habitat » s’avère alors plus adéquat puisque son ampleur et ses formes varient en fonction de la conjoncture économique, sociale et immobilière.

Le problème ainsi posé, il est nécessaire de bâtir une meilleure connaissance du fonctionnement de ce marché et des rapports locatifs, sociaux et économiques qui s’y déploient, tant du côté des personnes qui s’y logent que du côté des acteurs qui participent de la production et de la gestion de cette offre (propriétaires, agents immobiliers, acteurs de la salubrité et du péril, ainsi que de l’aménagement) [10]. En effet, les politiques publiques locales mais aussi nationales (fiscales, bancaires, liées aux régimes de retraite, ainsi que les politiques migratoires, économiques, sociales, etc.) participent des conditions d’existence de ce marché en permettant, d’une part un investissement locatif peu encadré et en alimentant, d’autre part, le flux de personnes en situation de vulnérabilité résidentielle contraintes de s’y loger. On peut d’ailleurs voir dans ce marché privé de la précarité résidentielle, une manifestation de l’impuissance ou de l’immobilisme d’un État qui peine à rendre effectif le droit au logement.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Margot Bergerand, « L’éternel retour du « parc social de fait » », Métropolitiques, 26 novembre 2020. URL : https://metropolitiques.eu/L-eternel-retour-du-parc-social-de-fait.html

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