Lorsque la ville de Chicago a décidé de privatiser la Skyway en 2004, une route à péage avec un pont de 12,5 km surplombant les quartiers industriels du sud de la ville, ses attentes étaient modestes. Les dépenses de fonctionnement avaient du mal à être couvertes et la Skyway n’était devenue rentable que récemment (Dyble 2013). Les analystes financiers de la ville avaient prévu que le processus d’appel d’offres attirerait un opérateur privé prêt à payer environ 900 millions de dollars pour une concession d’exploitation à long terme. Après remboursement des dettes restantes, cette vente aurait permis à la ville à court d’argent de récupérer environ 400 millions de dollars – un bon retour sur investissement pour une infrastructure vieillissante et un péage en mauvaise santé financière.
Ces estimations se sont avérées assez éloignées, de près d’un milliard de dollars, de l’offre qui l’a finalement emporté. Cintra Macquarie, un consortium financier multinational dirigé par la banque d’investissement australienne Macquarie, a ainsi proposé 1,83 milliard de dollars pour la concession, dotant ainsi la ville d’un joli pactole (Bel et Foote 2009). Une fois accordé, le contrat de concession autorisait Cintra-Macquarie à augmenter considérablement le tarif du péage et protégeait son investissement grâce à une clause de non-concurrence limitant le développement de routes avoisinantes. En outre, le consortium obtenait le contrôle de la Skyway pour 99 ans, ce qui est beaucoup plus long que les contrats du même genre signés en Europe ou en Amérique du Sud. Malgré ces conditions peu favorables pour la puissance publique, le montant élevé de l’offre pour cette concession initiale a contribué à enclencher une vague de privatisation, intensifiée par la pression croissante qui s’est exercée sur les budgets de la ville et de l’État de l’Illinois. Dans les quatre ans qui ont suivi, la ville de Chicago a privatisé à elle seule, via deux appels d’offres distincts, l’ensemble de son parc de parcmètres et ses parkings souterrains, à quoi se serait ajouté l’aéroport international de Midway, si la vente n’avait échoué à la suite de la crise financière de septembre 2008.
Des exemples comme celui de la Skyway offrent une nouvelle perspective sur la « financiarisation », entendue ici comme l’ensemble des actions entreprises par les collectivités locales pour résoudre des problèmes politiques immédiats, en se dotant pour cela d’outils leur permettant de travailler avec, via ou contre les milieux de la finance. Plutôt que d’opposer fallacieusement marchés financiers extérieurs et institutions locales, cette recherche examine une série de transactions qui constituent autant de jalons d’une transformation durable des pouvoirs publics lorsqu’ils s’engagent dans des expérimentations avec le monde de la finance.
Les contrats de seconde génération
Si le secteur privé a joué un rôle important dans la fourniture de services au cours des périodes antérieures de l’histoire urbaine des États-Unis (Sclar 2001), ce rôle s’est réaffirmé, sous de nouvelles formes, au cours des vingt-cinq dernières années. Tout au long des années 1980, la privatisation des services publics et des institutions a été encouragée par un réseau de groupes de réflexion, des think tanks visant à réduire la place de la puissance publique. En 1987, une commission présidentielle sur la privatisation proposa une feuille de route complète pour la vente ou le transfert du contrôle des compétences fédérales au secteur privé. Ces idées ont été appliquées dans le domaine des infrastructures, avec une première vague de privatisation des routes régionales à péage. Selon un modèle de partenariat public-privé (ou « PPP »), il s’agissait d’ouvrir certaines parties de la conception, de la construction, de l’exploitation et/ou de la maintenance des infrastructures aux opérateurs du secteur privé.
Cette première vague de privatisations a mis quelque temps à s’étendre aux villes. Alors que la crise budgétaire des années 1970 avait favorisé des expérimentations ponctuelles en matière de transfert de services urbains à des opérateurs privés dans le cadre d’une réduction drastique des ressources et des capacités des collectivités locales, des villes comme Chicago ont acquis leurs compétences en matière de privatisation sur une longue période et en réponse à des pressions budgétaires et managériales plus ordinaires. Au milieu des années 1990, les responsables municipaux se sont ainsi lancés dans des opérations de privatisation « ordinaire » axées sur des services spécifiques tels que le ménage et l’entretien des écoles publiques. Ces premières étapes ont aidé la ville à affiner le processus de privatisation de plusieurs manières, dans ses services internes, et en collaborant avec un réseau de banques d’investissement, de consultants financiers et de cabinets d’avocats. Ce réseau en est venu à former une organisation densément structurée par des capacités budgétaire et politique organisées – un « gouvernement de la privatisation » – qui a transformé les premiers succès en modèles pour les transactions ultérieures, et qui a pu résister à la fois aux changements d’administration liés aux cycles électoraux et aux fusions et acquisitions qui sont monnaie courante dans le secteur bancaire.
L’accord de 2004 sur la Skyway a marqué un tournant majeur dans la trajectoire de ce gouvernement de la privatisation. Ce dernier a non seulement orienté les opérations de privatisation en direction des infrastructures, mais il a également placé pour la première fois l’intégralité du contrôle de l’exploitation d’une infrastructure existante (bien qu’elle fût dans un état de quasi-friche) entre des mains privées. Cette transaction inédite s’est traduite par deux changements, devenus caractéristiques du marché de l’investissement dans les infrastructures aux États-Unis depuis le milieu des années 2000.
Premièrement, alors que les projets de routes à péage antérieurs étaient menés par de grands conglomérats de génie civil, le groupement lauréat retenu pour la Skyway et les concessions suivantes faisaient souvent partie des filiales « infrastructure » de banques d’investissement mondiales. Ces entreprises sont spécialisées dans l’accès aux marchés de capitaux et ont mis au point de nouveaux modèles d’investissement qui « assemblent » des infrastructures, considérées comme des actifs financiers, localisées à différents endroits, dans des portefeuilles dont les participations sont vendues à une série d’investisseurs (Page et al. 2008).
Deuxièmement, les prix élevés proposés pour des concessions d’actifs vieillissants (brownfield) reflètent la mise en œuvre de nouvelles techniques pour extraire de la valeur même dans des situations où l’actif sous-jacent produit des rendements faibles, voire négatifs. L’affaire Skyway a mis en lumière une approche consistant à recourir au financement dit structuré pour augmenter la valeur comptable de cet actif. Par exemple, le consortium Cintra-Macquarie a eu recours à des swaps, des contrats permettant de rendre fixe le montant des intérêts des obligations souscrites à taux variable pour financer l’acquisition de l’infrastructure. Cette opération réduisant l’aléa d’une variation des taux d’intérêt, Macquarie put modifier en conséquence le coût interne du capital de l’investissement, la valeur de ce dernier étant fonction du niveau de risque. Et Macquarie de réévaluer la concession de la Skyway, faisant passer sa valeur comptable de 882 millions de dollars en 2004 à 1,2 milliard de dollars à la fin de 2007 (soit une augmentation de 37 %) (Zhang 2008). Sur la base de cette évaluation plus élevée, le consortium a refinancé le projet, ce qui lui a permis de remplacer 1,1 milliard de dollars de financement à court terme utilisé pour payer la concession par 1,5 milliard de dollars d’obligations à long terme (Macquarie Analyst Package 2008, p. 44). Cette opération a généré un profit de 373 millions de dollars, redistribué aux clients-investisseurs du consortium. La mise en œuvre de ces différentes techniques financières a permis à Macquarie de faire bénéficier ces clients d’un taux de rendement interne de 21 % pour leur investissement (ibid., p. 10).
Pouvoirs urbains et risques financiers
Ces transactions sont souvent brandies pour illustrer les excès du secteur financier et pour critiquer le manque de transparence des procédures de privatisation, opacité qui montrerait à son tour l’allégeance croissante des administrations municipales aux banques. Cependant, il est également important de noter que les tactiques financières qui conduisent à offrir des prix élevés pour les concessions augmentent d’autant les bénéfices que les municipalités peuvent retirer de la privatisation. Il ne s’agit pas ici d’écarter les nombreuses critiques que génèrent les privatisations d’infrastructures, mais plutôt de mettre en évidence les dynamiques qui les façonnent au point d’en faire une stratégie politique pérenne et qui se diffuse. Une perspective plus large sur la politique de ces transactions met en évidence trois dynamiques de ce type.
Premièrement, outre les bénéfices budgétaires immédiats générés par un afflux de liquidités, les concessions d’infrastructures jouent un rôle actif dans la gestion de la situation financière de la ville, et ce, d’autant que l’accès aux marchés de la dette municipale a pris une importance croissante (Omstedt 2019). En transférant des actifs souvent problématiques à des opérateurs privés, la ville de Chicago a ainsi pu rembourser l’encours des obligations et améliorer son bilan global en vue de futurs emprunts. En l’occurrence, en février 2006, l’agence de notation de crédit Moody’s a remonté la note des obligations de Chicago de A1 à Aa3, en citant l’affaire Skyway comme principal motif (Shingore 2009).
Deuxièmement, l’afflux d’argent associé à ces transactions a permis à la ville de produire et distribuer des ressources aux bénéfices de certains de ces administrés. Certains de ces bénéfices ont directement découlé des nouveaux fonds obtenus grâce aux contrats de concession : l’ordonnance approuvant la Skyway, par exemple, s’est accompagnée de la création d’un « fonds d’infrastructures de proximité » de 100 millions de dollars pour canaliser les ressources vers des projets de développement économique ou de développement local dans toute la ville. Certains de ces avantages ont été intégrés dans les accords de concession eux-mêmes. Tous les grands contrats sur les infrastructures, y compris le contrat de la Skyway, exigent que les opérateurs privés respectent les demandes de la ville en matière de salaire minimum pour les employés, et que toute sous-traitance soit conforme aux règles de la ville concernant le recours à des entreprises appartenant à des personnes issues des minorités et/ou à des femmes.
Malgré ces avantages pour la ville, les contrats sur les infrastructures ont modifié la nature de l’élaboration des politiques publiques de manière fondamentale, voire préjudiciable. Même si le cabinet du maire a présenté ces ventes au conseil municipal et au grand public comme un transfert de risques au secteur privé, les risques encourus par la ville ont augmenté du fait de ses engagements financiers avec les banques d’investissement. Dans le cas de la privatisation de son système de parcmètres, par exemple, l’accord de concession exigeait de la ville qu’elle rembourse au partenariat mené par Morgan Stanley toute perte de revenus due à des événements « défavorables » – fermetures de rues en raison de dérogations au stationnement, projets de travaux publics, festivals de rue ou autres événements publics. Dans le cadre de ses précédents modes de prestation de services, la ville n’avait jamais eu à calculer systématiquement le coût global des réparations des rues, des concessions pour les personnes en situation de handicap et autres opérations pouvant perturber le stationnement. Il faut s’imaginer la surprise de l’administration municipale lorsque Morgan Stanley a présenté une facture de 55 millions de dollars de recettes perdues en raison d’événements défavorables, et cela, uniquement pour les deux premières années de la concession.
Les activités quotidiennes des services d’urbanisme, telles que le zonage et la délivrance de permis (de construire et d’exploitation, notamment), sont également devenues problématiques, comme en témoigne le procès intenté par Morgan Stanley, qui réclamait 200 millions de dollars en dommages au motif que l’approbation par la ville d’un projet de parking privé ferait entorse aux termes d’une clause de non-concurrence figurant dans son contrat d’exploitation des parkings souterrains publics (Mihalopoulos et Fusco 2012). Comme le fait remarquer Farmer (2014), des éléments clés du plan d’action de la ville en matière de développement durable, notamment le développement de services d’autobus express (BRT) et des pistes cyclables, visent les mêmes espaces en bordure de trottoir que ceux transférés à Morgan Stanley dans le cadre de la concession des parcmètres. La ville étant désormais dans l’obligation de racheter à la banque des droits de passage au niveau de la rue pour réaliser ces projets, portant leurs coûts de mise en œuvre à des niveaux irréalisables, le contrat de concession a créé des obstacles insurmontables pour les urbanistes qui cherchent des solutions innovantes aux problèmes liés à la congestion automobile.
Ces vulnérabilités ont rapidement entraîné un renforcement du contrôle de la gestion des infrastructures par le département des finances de la mairie, avec une centralisation de la responsabilité de la gestion des risques au niveau du pouvoir exécutif, et une subordination à celui-ci des fonctions et des expertises de planification traditionnellement exercées par les services de première ligne (tels que ceux du commissaire aux transports). Ce transfert du leadership en matière de privatisation vers les directions municipales des finances signale un changement du sens de la gestion des infrastructures et des pratiques associées : les infrastructures sont exploitées non plus pour leur valeur d’usage mais comme une marchandise valorisée pour sa capacité à circuler et à être échangée. Ce changement s’est notamment traduit par l’augmentation du nombre d’amendes pour infraction au code de la route et de suspensions de permis de conduire des résidents de Chicago. Alors que la répression des entorses aux règlements de stationnement avait toujours relevé de la gestion des transports, le contrat sur les parcmètres impose au service des finances d’avoir recours à l’immobilisation des véhicules (le coûteux « sabot de Denver ») et à la suspension des permis pour les contrevenants récidivistes, les amendes devant être fixées à un niveau « nécessaire pour dissuader les infractions au stationnement » (City of Chicago et Chicago Parking Meters LLC 2008). Des études récentes ont mis en évidence non seulement l’augmentation spectaculaire de ces amendes et suspensions depuis la signature de l’accord, mais aussi leur impact disproportionné sur les automobilistes à faible revenu et issus des minorités, dont beaucoup se retrouvent en faillite en raison de leur incapacité à payer (Sanchez et Kambhampati 2018).
Cette redistribution des pouvoirs urbains met en évidence la brève expérience de Chicago en matière de vente d’infrastructures, et pourrait bien signaler un changement de la notion même d’infrastructure urbaine. Celle-ci passe du statut de bien public avec des externalités positives gratuites à celui de produit financier générant des revenus réguliers dérivés de flux urbains (O’Neill 2009). Alors même que la crise financière de 2008 et l’attention politique accrue portée aux contrats de la ville Chicago semblaient avoir eu raison du marché des grands contrats d’infrastructure, l’approche de la privatisation développée et affinée par le « gouvernement de la privatisation » ne s’est pas tant effondrée sur elle-même qu’« effondrée en avant » (Peck 2010), transformant dans sa chute de nouveaux domaines de l’action publique urbaine. Il en va ainsi d’expérimentations menées dans la rénovation des bâtiments publics, d’investissements dans des transports publics en lien avec la smart city, ou de la production d’énergie solaire (Chicago Infrastructure Trust 2018). Bien que trop récentes encore pour vraiment pouvoir en tirer des enseignements, ces expérimentations témoignent néanmoins d’une approche consistant à ratisser la ville à la recherche de potentiels flux de revenus, qui peuvent être débloqués par des investissements financiers sélectifs dans l’environnement bâti. Si ces transactions sont plus modestes et font moins la une des journaux, leur impact sur la gouvernance urbaine n’en sera pas pour autant moins profond.
Bibliographie
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