Nous, étudiants, doctorants, chercheurs, professeurs, professionnels de l’urbanisme, de l’architecture et du paysage de langue française, avons fait le choix d’étudier les dynamiques, les problèmes et les défis de la Rome contemporaine. Cet intérêt ancien et durable nous conduit à suivre avec attention les développements récents de la vie politique romaine et à réagir à l’un de ses derniers épisodes : la démission de l’adjoint à l’urbanisme Paolo Berdini, en raison d’un désaccord avec la maire Virginia Raggi (Movimento 5 Stelle [1]) quant au projet du nouveau stade du club de l’AS Roma dans la périphérie sud de la ville. Nous regrettons vivement cette décision et souhaitons interpeller la maire et son équipe sur les nombreuses incertitudes qu’elle ouvre pour la municipalité et pour la ville.
La périphérie romaine dévorée par les appétits spéculatifs
Dans le cadre de nos différentes activités, nous avons eu l’occasion de partager plusieurs des combats de Paolo Berdini, en particulier celui mené en faveur d’un nouveau modèle de développement pour la capitale italienne : un développement au service de l’intérêt général et non de la somme des intérêts particuliers qui depuis trop longtemps influencent, déterminent, voire asservissent, l’action publique dans la ville (Insolera 2011) – portant ainsi une lourde responsabilité dans la dégradation de sa situation. Avec un endettement dépassant les 13 milliards d’euros (Berdini 2014), des niveaux de congestion routière et de pollution inédits en Europe occidentale (Delpirou et Passalacqua 2014), des dizaines de quartiers périphériques dépourvus de services et d’équipements publics (Pompeo 2012), une crise structurelle des transports collectifs (Tocci et al. 2008) comme des systèmes de propreté urbaine et de ramassage des déchets, Rome est aujourd’hui loin de l’incarnation de l’urbanité européenne célébrée par les écrivains et les artistes ou, plus près de nous, du « modèle vertueux de développement » des années 1990 et 2000 (Scandurra 2007).
S’il n’est pas question de contester le caractère inopportun et maladroit des propos qui ont précipité la chute de Paolo Berdini [2], ni de céder à la théorie du complot, il faudrait être d’une grande naïveté pour réduire sa démission à un épisode supplémentaire du feuilleton politico-médiatique qui secoue la municipalité romaine depuis huit mois [3]. Bien au-delà du gossip, il s’agissait de mettre sur la touche un adjoint dont l’honnêteté et la légitimité n’avaient pourtant jamais été contestées et qui était resté farouchement indépendant par rapport aux différents cercles d’influence, groupes de pouvoirs et lobbys attachés au tout-puissant secteur de la promotion foncière et immobilière romain – lui-même lié depuis des décennies à la classe politique locale au sein d’un véritable « système collusif » (d’Albergo et Moini 2015).
Ce sont ces mêmes groupes qui, alors que la capitale connaît une longue période de stagnation économique et démographique (Cellamare 2016), ont continué à construire d’immenses « cathédrales » immobilières et commerciales en plein cœur de la campagne romaine, déjà maltraitée par des décennies de spéculation (De Lucia et Erbani 2016) : 38 centres commerciaux de grande dimension ont été ouverts entre 2001 et 2013, la plupart autour du grande raccordo anulare, une rocade autoroutière implantée à une vingtaine de kilomètres du Capitole et qui coupe en deux le plus grand territoire communal d’Europe [4] (Prezioso 2015).
Le casus belli du nouveau stade de l’AS Roma
Dans ce contexte de surenchère immobilière, l’opposition de Paolo Berdini au projet du nouveau stade de l’AS Roma à Tor di Valle, à l’emplacement d’un ancien hippodrome, à 13 kilomètres au sud du Capitole, incarnait plus que tout autre de ses engagements son refus de livrer une nouvelle fois la périphérie romaine à la spéculation débridée. À l’instar de projets récents fortement contestés (comme OL Land en France), il s’agit en réalité d’un vaste complexe sportif, ludique et tertiaire de 130 hectares, qui prévoit une enceinte de 55 000 places, un centre d’entraînement, trois tours de 130 à 200 mètres de hauteur (pour un total de 900 000 mètres cubes, bien au-delà des prévisions du plan régulateur général de 2008), destinées à accueillir des activités majoritairement tertiaires et commerciales, un parking d’environ 10 000 places, ainsi qu’un vaste parc paysagé aménagé sur les rives du Tibre.
Dans un contexte national favorable à de telles initiatives (loi italienne n° 147 de 2013), des améliorations notables au projet initial ont été apportées en 2014 grâce à l’action énergique de l’ancien assesseur à l’urbanisme Giovanni Caudo. Toutefois, en tant qu’historiens du sport et de la ville, géographes, architectes, urbanistes, paysagistes, nous pensons unanimement que ce projet demeure en l’état inadapté et en décalage avec les enjeux actuels du territoire romain : construction neuve plutôt que renouvellement urbain ; primat accordé à l’amélioration de l’accessibilité routière (environ 180 millions d’euros d’investissements) plutôt que ferroviaire (environ 50 millions, ne permettant pas de garantir les indispensables prolongement de la ligne B du métro et modernisation de la ligne suburbaine vers Ostie) ; absence de véritable dispositif de démocratie participative au-delà des formes institutionnelles (conférence des services) et de la simple information (expositions présentant la maquette du projet) ; programmation dominée par les loisirs et les bureaux plutôt que véritable mixité fonctionnelle (dans un contexte de très forte tension sur le marché du logement) ; construction de tours de grande hauteur, alors que la demande pour de nouveaux espaces tertiaires est très limitée à Rome (d’Albergo et Moini 2015) et que de nombreux immeubles, au centre comme en périphérie, restent désespérément vides (Berdini et Nalbone 2011).
Ainsi, il contribue à donner une nouvelle fois l’image d’une ville qui continue à faire du neuf en laissant pourrir l’ancien – ses équipements, ses périphéries, ses stades : Rome compte déjà deux stades d’une capacité respective de 73 000 places (le Stadio Olimpico, dont le taux de remplissage lors des matchs de l’AS Roma pendant la saison 2015/2016 était de 48 %) et de 31 000 places (le Stadio Flaminio). Bien qu’ayant été fort mal entretenus et étant l’objet de diverses tutelles patrimoniales, ils pourraient tout à fait faire l’objet de transformations innovantes avec des coûts et des temporalités limités. Le projet Tor di Valle symbolise, enfin, les dérives de la financiarisation du football : de nombreux travaux documentés ont montré que ces nouveaux équipements ne bénéficient presque jamais aux clubs (de fait, la gestion de l’équipement sera autonome et indépendante de l’AS Roma) ni à leurs fans [5] (le prix des billets est systématiquement augmenté), mais plutôt aux ambitions spéculatives de leurs propriétaires, pour qui le football est devenu un moyen d’investissement comme un autre.
À l’aune de ces enjeux, les arguments avancés par les partisans du nouveau stade apparaissent fragiles : les uns s’émerveillent que des investisseurs privés prennent à leur charge les frais d’urbanisation, y compris l’aménagement des espaces et des équipements publics environnants. Mais n’est-ce pas là non seulement la moindre des contreparties en regard des revenus que générera le futur stade, mais aussi le « standard » de l’urbanisme de projet à l’européenne : quel promoteur aurait laissé son stade et ses bureaux isolés au beau milieu de la campagne romaine ? Les autres, à l’instar d’un groupe d’économistes de l’université La Sapienza de Rome, mettent en avant l’impact positif du futur stade à la fois sur l’économie romaine et sur un quartier en proie à une dégradation sociale et paysagère croissante. Cette double rhétorique des « retombées positives » et des « effets structurants » était déjà au cœur de la création de nouvelles « centralités périphériques » par le plan régulateur général de 2008. Fortement contestée par de nombreux chercheurs (Offner 2014 ; Papa 2016), elle a été totalement démentie sur le terrain, comme chacun peut le constater aujourd’hui à Bufalotta (Delpirou et Nessi 2009), Ponte di Nona ou Romanina. Et comment peut-on sérieusement croire que la construction ponctuelle d’un nouveau stade et de trois tours signées par un « archistar » sera susceptible de faire revenir les investisseurs étrangers à Rome, durablement découragés par un ensemble de carences structurelles (Calafati 2012) ?
Plus généralement, pour les experts en études urbaines – comme, d’ailleurs, pour les visiteurs arrivant en avion à Fiumicino –, le paysage qui se dévoile entre l’aéroport et la gare centrale de Termini offre une illustration frappante du niveau de dégradation des périphéries romaines, en contraste radical avec les splendeurs de la cité antique, renaissante et baroque : vastes immeubles à l’abandon, cimetières de grues, gares fantômes, passerelles chancelantes, voirie défoncée, espaces publics à l’abandon, accumulations de déchets… Dans ces conditions, la priorité d’une action publique tournée vers le bien commun est-elle vraiment d’encourager la construction d’un nouveau stade de football et d’un business park pour satisfaire les ambitions d’un gestionnaire de hedge fund états-unien [6], associé à l’un des plus puissants promoteurs italiens (Parsitalia) ?
Remettre l’urbanisme au service du bien commun
Le départ de Paolo Berdini, qui incarnait à juste titre aux yeux de nombreux Romains la compétence et l’indépendance, constitue un signal inquiétant pour la suite du mandat. Nous espérons cependant, et sans esprit de polémique, que la maire Raggi continuera à mener les batailles de son ancien adjoint et, à travers elles, à porter l’espérance d’une Rome démocratique, transparente, moderne et adaptée aux défis du XXIe siècle.
Nous nous garderons bien de donner des leçons depuis la France : nous sommes, nous aussi, confrontés quotidiennement aux difficultés sociales, économiques et politiques qui affectent nos villes et nos banlieues. Toutefois, nous qui avons consacré tout ou partie de notre vie professionnelle à l’étude de cette ville unique au monde éprouvons pour elle, comme ses habitants, à la fois une passion inconditionnelle et une immense envie de changement.
Les 25 signataires :
- Julien ALDHUY, maître de conférences, École d’urbanisme de Paris, université Paris-Est Créteil Val-de-Marne
- Fabien ARCHAMBAULT, maître de conférences, université de Limoges
- Sarah BAUDRY, doctorante, université Paris‑7 Diderot
- Denis BOCQUET, professeur, École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg
- Éléonore BULLY, étudiante en master 2, École d’urbanisme de Paris
- Hélène DANG-VU, maître de conférences, université de Nantes
- Aurélien DELPIROU, maître de conférences, École d’urbanisme de Paris
- Adeline FAURE, étudiante en master 2, École d’urbanisme de Paris
- Vincent GUIGUENO, chargé de cours, École nationale des ponts et chaussées (Paris)
- Maxime HURÉ, maître de conférences, université de Perpignan Via Domitia
- Antoine LEBLANC, maître de conférences, université du Littoral Côte d’Opale
- Giulio LUCCHINI, chercheur indépendant en sciences sociales
- Fabrizio MACCAGLIA, maître de conférences, université de Tours
- Charlotte MOGE, professeure agrégée, université Lyon‑3 Jean Moulin
- Stéphane MOURLANE, maître de conférences, université d’Aix–Marseille
- Hélène NESSI, maître de conférences, université Paris‑Ouest Nanterre La Défense
- Arnaud PASSALACQUA, maître de conférences, université Paris‑7 Diderot
- Thomas PFIRSCH, maître de conférences, université de Valenciennes
- Clément RIVIÈRE, maître de conférences, université Lille‑3
- Dominique RIVIÈRE, professeure, université Paris‑7 Diderot
- Annick TANTER-TOUBON, ingénieure de recherche, École des hautes études en sciences sociales (Paris)
- Laure THIERRÉE, architecte-paysagiste
- Céline TORRISI, doctorante, université de Grenoble
- Victoria SACHSE, doctorante, université de Strasbourg
- Serge WEBER, professeur, université Paris-Est Marne-la-Vallée
Bibliographie
- Berdini, P. 2014. Le città fallite : i grandi comuni italiani e la crisi del welfare urbano, Rome : Castelvecchi.
- Berdini, P. et Nalbone, D. 2011. Le mani sulla città, Rome : Alegre.
- Calafati, A. 2012. Economie in cerca di città. La questione urbana in Italia, Rome : Donzelli.
- Cellamare, C. (dir.). 2016. Fuori raccordo. Abitare l’altra Roma, Rome : Donzelli.
- d’Albergo, E. et Moini, G. 2015. Il regime dell’urbe. Politica, economia, potere a Roma, Rome : Carocci.
- Delpirou, A. et Nessi, H. 2009. « Les politiques de “développement urbain durable” face aux héritages territoriaux. Regards romains sur la coordination transport/urbanisme », Flux, n° 75, p. 69‑79.
- Delpirou, A. et Passalacqua, A. (dir.). 2014. Rome par tous les moyens, Roma con tutti i mezzi, Rome : École française de Rome.
- De Lucia, V. et Erbani, F. 2016. Roma disfatta. Perché la capitale non è più una città e cosa fare per ridarle una dimensiona pubblica, Rome : Castelvecchi.
- Insolera, I. 2011 [1962]. Roma moderna, un secolo di storia urbanistica, Turin : Einaudi.
- Offner, J.‑M. 2014. « Les effets structurants du transport : vingt ans après », L’Espace géographique, n° 2014‑1, p. 52‑53.
- Papa, D. 2016. « La questione della “centralità romane” », in C. Cellamare (dir.), Fuori raccordo. Abitare l’altra Roma, Rome : Donzelli, p. 189‑210.
- Pompeo, F. 2012. Paesaggi dell’esclusione : politiche degli spazi, re-indigenizzazione e altre malattie del territorio romano, Turin : Unione Tipografico-Editrice Torinese (UTET).
- Prezioso, M. et D’Orazio, A. 2015. « Roma metropolitana : le dimensioni territoriali di una capitale. Un confronto a distanza con Parigi », Planum. The Journal of Urbanism.
- Scandurra, E. (dir.). 2007. Modello Roma. L’ambigua modernità, Rome : Obradek.
- Tocci, W., Insolera, I. et Morandi, D. 2008. Avanti c’è posto. Storie e progetti del trasporto pubblico a Roma, Rome : Donzelli.