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Dans l’ombre des maires

Le poids des hiérarchies dans le choix des adjoints des villes moyennes françaises
Après s’être intéressé à la question de la représentatitivé des élus locaux, Michel Koebel présente une étude du mode de sélection et de la sociologie des adjoints au maire dans les villes moyennes. Celle-ci met à jour le processus de hiérarchisation des délégations municipales et le poids du « filtrage social » selon l’âge, le sexe et la profession.

Dossier : Les scrutins municipaux sous le regard des sciences sociales

Les logiques à l’œuvre dans le choix des adjoints au maire et de l’attribution de leurs délégations sont multiples. Elles sont à l’évidence liées au processus de constitution des listes électorales, puisque, dans la quasi-totalité des cas, c’est l’ordre de la liste qui définira l’ordre des adjoints. Le choix de ces élus ne peut pas se résumer aux compétences objectives des personnes cooptées. Les stratégies mises en œuvre sont complexes. Elles sont soumises à des logiques partisanes, des effets de réseaux, des rétributions symboliques aux fidèles soutiens, des obligations réglementaires (parité) et des enjeux de présentation de liste (âges, professions, notables, etc.). Elles dépendent également de logiques de coalition (fusion de listes avant le premier ou entre les deux tours) et à diverses obligations légales (comme le nombre maximum d’adjoints), variables selon la taille de la commune. La loi sur la parité a quelque peu bousculé la nette prédominance masculine puisqu’elle concerne également les exécutifs locaux depuis les élections municipales de 2008.

Cet article revient sur les logiques sociales d’attribution de ces postes d’adjoints, à partir d’une étude récente sur un échantillon de 894 adjointes et adjoints au maire de 79 villes moyennes françaises (la totalité des 27 villes de 60 000 à 80 000 habitants, et un échantillon aléatoire de 50 villes – parmi les 492 existantes – de 10 000 à 20 000 habitants [1]). Les données extraites du Répertoire national des élus (RNE) [2] ont été complétées par l’intitulé des attributions de ces adjoints (obtenues sur les sites internet des communes concernées ou directement auprès de leurs services), qu’il a fallu classer, compte tenu du foisonnement de dénominations.

Le prestige des fonctions au sein de l’exécutif municipal

Il n’est pas inutile de rappeler que, au sein de l’exécutif municipal, le maire occupe de loin la place la plus prestigieuse et cumule le plus de pouvoir, autant du fait des règles d’attribution des compétences que du fait des règles du scrutin (lorsqu’il est à liste bloquée [3]). Ce qui m’intéressait ici était de savoir comment hiérarchiser les différents adjoints. En l’absence de toute gradation du montant des indemnités qui leur sont versées, les différences de rétribution ne peuvent être que symboliques. Ceux qui connaissent un tant soit peu le fonctionnement d’une municipalité savent que l’importance de ces élus se manifeste notamment à travers leur rang (qui n’est pas que protocolaire) et le contenu des attributions qui leur sont confiées (délégations). J’ai donc dans un premier temps réalisé un classement en croisant le rang et les délégations, afin de tenter une approche hiérarchisée des fonctions occupées au sein du conseil municipal.

Graphique 1 : Délégations parmi les quatre premiers adjoint-e-s [4]
Source : Répertoire national des élus, ministère de l’Intérieur, 2010. Lecture : 71,3 % des adjoint-e-s chargé-e-s des finances figurent parmi les quatre premiers adjoint-e-s.

Dans la hiérarchie des délégations ainsi présentée, c’est le portefeuille des finances qui domine (il est d’ailleurs dans 47,5 % des cas attribué au 1er adjoint). En second rang se trouve le plus souvent le domaine de l’urbanisme et des travaux (à 27,3 % au 1er adjoint, en 2e position mais loin derrière les finances), puis les ressources humaines (souvent combinées ou intégrées aux « affaires générales »). Les affaires sociales et la culture viennent ensuite, mais sont beaucoup moins souvent l’attribution majeure du 1er adjoint (21 %). Suivent l’environnement, le sport et les affaires scolaires, ou encore la communication. Toutes les autres attributions sont presque toujours confiées aux adjoints relégués en queue de liste : l’enfance (petite enfance, famille), plus étonnamment la démocratie et la citoyenneté, l’état civil, l’animation et la vie associative, mais également le tourisme, le commerce et la compétence sur les quartiers. Le choix des attributions est également influencé par la sensibilité politique du maire, mais les différences sont subtiles. Par exemple, quand le maire se déclare à gauche, le choix du premier adjoint est plus souvent celui de la culture (15,4 % contre 7,1 % dans les communes de droite), du social (13,3 % contre 5,4 %) ou encore de la démocratie (6,3 % contre 0 %). À l’inverse, les maires se déclarant à droite optent plus souvent pour l’urbanisme (15,2 % contre 6,8 %), les affaires scolaires (11,1 % contre 4,7 %), la communication (10 % contre 0 %) ou encore le sport (8,7 % contre 0 %). Le taux de féminisation dans les premiers rangs d’adjoints varie également selon l’appartenance politique : les maires PS parviennent à un taux de féminisation de 43 % pour les deux premiers adjoints, alors qu’il n’atteint que 30 % chez les maires UMP. Les effets de la parité sur l’attribution des délégations permettent aussi de mieux comprendre les formes politiques de domination sexuelle.

La division sexuelle du travail exécutif

Une première confirmation de la force de la domination masculine en politique peut dès lors être apportée, à la lumière de la répartition sexuée des attributions en fonction de leur prestige au sein des exécutifs. Le constat est sans appel : en dehors du sport (délégation peu prestigieuse mais quasi exclusivement masculine), la plupart des attributions les plus élevées dans la hiérarchie municipale sont massivement confiées à des hommes. À l’inverse, les attributions les moins convoitées sont confiées très majoritairement à des femmes. Elles sont aussi le plus souvent associées, dans les représentations communes, à la féminité : l’enfance, la petite enfance et la famille, les affaires scolaires et l’éducation… Une exception, cependant, avec les affaires sociales – une attribution massivement confiée à des femmes (et sans doute pour les mêmes raisons) – mais qui se situent néanmoins à un rang plus élevé de l’exécutif municipal.

Graphique 2 : Délégations des adjoint-e-s selon le sexe
Source : Répertoire national des élus, ministère de l’Intérieur, 2010.

Le même croisement de variables a été effectué sur diverses sous-populations (sexe du maire, nuance politique du maire, taille de la commune), sans que ce palmarès ne change fondamentalement de nature. Lorsque le maire est une femme – dans seulement 8 des 79 communes de l’échantillon –, l’attribution des rôles va plutôt dans le sens du renforcement de la domination masculine parmi les postes d’adjoints les plus importants (neuf des dix adjoints aux finances sont des hommes, comme sept des huit adjoints à l’urbanisme) ; quant aux attributions en queue de la liste (enfance, affaires sociales, etc.), elles ont toutes été confiées à des femmes.

Mais les différences sont aussi liées au fait que les maires femmes mettent en œuvre l’obligation de parité [5] en s’incluant elles-mêmes : quand le maire est une femme, le 1er adjoint est sept fois sur huit un homme, alors que lorsque le maire est un homme, deux tiers des premiers adjoints sont également des hommes. Comme le montrent les tableaux suivants, les femmes pratiquent plus facilement l’alternance.

Tableau 1 : Répartition des postes d’adjoints quand le maire est un homme
Rang adjoint
1
2
3
4
5
6
7
8
Femmes 24 29 37 34 37 31 35 38
Hommes 47 41 34 36 34 40 36 33

Source : Répertoire national des élus, ministère de l’Intérieur, 2010.

Tableau 2 : Répartition des postes d’adjoints quand le maire est une femme
Rang adjoint
 1 
 2 
 3 
 4 
 5 
 6 
 7 
 8 
Femmes
1
5
1
6
2
6
1
7
Hommes
7
3
7
2
6
2
7
1

Source : Répertoire national des élus, ministère de l’Intérieur, 2010.

Résultat de cette répartition : on obtient 48 % d’adjointes quand le maire est un homme, et seulement 43,8 % quand il s’agit d’une femme. On peut considérer que, sans forcément s’en rendre compte, les femmes, même lorsqu’elles occupent la fonction politique locale la plus prestigieuse, contribuent à la domination masculine. Mais, dans de nombreux cas, leur position en tête de liste provient d’une négociation préalable qui les oblige à choisir un homme comme premier adjoint.

Le profil social des adjoint-e-s

On savait déjà que plus la taille de la commune augmente, plus l’accès aux fonctions les plus valorisées en terme de pouvoir est sélectif (Koebel 2012). Les graphiques suivants (graphiques 3, 4 et 5) illustrent ce phénomène, en le détaillant pour des catégories sociales spécifiques : les ouvriers et, dans une moindre mesure, les employés stagnent à des taux extrêmement faibles. La scène politique locale est dominée par le pôle supérieur de l’espace social, et ce d’autant plus que la taille de la commune et, corrélativement, le prestige de la fonction augmentent. En référence à la théorie de l’habitus et des champs sociaux de Pierre Bourdieu, il s’agit de ceux qui sont pourvus des « capitaux » les plus élevés (capitaux économique, culturel, social et symbolique).

Si la différence entre « simple » conseiller municipal (CM) et adjoint semble moins forte qu’entre adjoint et maire, c’est notamment parce que dans la catégorie « simple CM » se trouve noyée l’opposition, c’est-à-dire les quelques élus de tête de liste, ceux qui auraient composé l’exécutif s’ils l’avaient emporté.

Les adjoints (et les maires) se différencient également des conseillers municipaux par leur sensibilité politique affichée, qui est d’autant plus marquée que la taille de la commune et la position dans la hiérarchie municipale augmentent. Ainsi, 72,1 % des maires de notre échantillon revendiquent leur appartenance aux deux principaux partis politiques (PS et UMP), alors que ce n’est le cas que de 45,9 % des 1ers et 2es adjoints, 40,3 % des adjoints suivants, et 33,6 % des autres conseillers municipaux.

Graphiques 3, 4 et 5 : Proportion de maires, d’adjoints et de « simples » conseillers municipaux (CM) selon la taille de la commune, pour trois catégories socioprofessionnelles [6]
Source : Répertoire national des élus, ministère de l’Intérieur, 2010.
Source : Répertoire national des élus, ministère de l’Intérieur, 2010.
Source : Répertoire national des élus, ministère de l’Intérieur, 2010.

Comme on pouvait s’y attendre, les premiers rangs d’adjoints sont massivement occupés par les cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS) : plus de la moitié des 1ers et 2es adjoints des villes de 10 000 à 20 000 habitants font partie de cette catégorie, et entre 58 % et 65 % des trois premiers adjoints des villes de 60 000 à 80 000 habitants. Parmi les autres adjoints, les CPIS restent le plus souvent en tête des catégories représentées ; les rares exceptions sont au profit des employés ou des professions intermédiaires, dont la présence peut être attribuée indirectement à l’obligation de parité dans les exécutifs (ces deux catégories d’actifs étant les plus féminisées, les femmes représentant respectivement les trois quarts et la moitié de leurs effectifs).

Les professions intermédiaires se retrouvent plus fréquemment dans des attributions également « intermédiaires » dans le classement par rang, comme le sport, l’enfance/la famille, le social ou encore les affaires scolaires. Quant aux employés, ils occupent plus fréquemment les postes les moins prestigieux, comme les quartiers, l’animation et la vie associative ou encore l’état civil. On peut noter aussi que les artisans/commerçants/chefs d’entreprises sont plus nombreux dans les délégations au tourisme et au commerce et que 30 % des adjoints enseignants sont aux affaires scolaires ou à la culture, selon une logique qui privilégie les compétences professionnelles – réelles ou supposées.

Parmi les variables qui n’ont pas encore été citées, l’âge joue également un rôle certain dans la répartition des délégations municipales. Une logique générale privilégie l’expérience supposée des élus, accumulée avec le temps, qui semble surpasser toute autre forme de compétence : les adjoints de moins de 40 ans constituent l’exception (à peine plus de 10 %). Cette sélection par l’âge (renforcée chez les hommes) est encore plus marquée chez les maires, puisque seuls 3,7 % d’entre eux ont moins de 40 ans, alors que les 18‑39 ans représentent environ 34 % du corps électoral.

Plus de 40 % des adjoints aux affaires scolaires et à l’enfance, la petite enfance et la famille ont entre 40 et 50 ans. Cette répartition peut s’expliquer par le fait que l’immense majorité des personnes de cet âge ont des enfants à charge et sont en train de vivre l’expérience de la famille. L’arrivée de petits-enfants peut également expliquer un second pic après la soixantaine [7], où les affaires scolaires sont délaissées au profit de la famille. La jeunesse est souvent symboliquement confiée aux adjoints les plus jeunes des exécutifs. Inversement, aucun adjoint de moins de 40 ans ne s’est vu confier la responsabilité de la vie associative, qui demande – au moins dans les représentations communes des élus – d’avoir accumulé suffisamment d’expérience dans ce milieu qui n’accorde souvent de reconnaissance qu’après de longues années d’investissement (Koebel 2000).

Domination masculine et domination sociale

L’objectif central de cet article était d’éprouver par une analyse quantitative les présomptions de filtrage social selon l’âge, le sexe et la catégorie socioprofessionnelle dans la distribution des postes d’adjoints aux maires selon leur rang et leur type d’attributions. Certes, le poste de maire est le plus sélectif, mais les adjoints ne sont pas en reste, même s’ils restent dominés socialement et politiquement par les premiers magistrats, qui réussissent même à contrecarrer la loi sur la parité qui devait établir un équilibre homme–femme parmi les adjoint-e-s. La domination masculine reste de mise, comme celle d’une élite sociale et politique locale âgée, qui conserve les rênes du pouvoir local et prend généralement la forme d’un quarteron formé par le premier magistrat, le premier adjoint (ou parfois les deux ou trois premiers adjoints), auquel il faut ajouter le directeur général des services et le directeur du cabinet.

L’appartenance sociale de ceux qui concentrent le pouvoir local n’est pas sans effet sur le contenu même des politiques qu’ils mènent : la sociologie a montré depuis fort longtemps que les conditions d’existence et l’appartenance sociale produisent les manières de penser – et donc aussi les manières de penser la politique et son action. Comment des élus, qui représentent majoritairement les couches les plus aisées de la population et qui prétendent incarner et représenter tous les habitants de leur commune, peuvent-ils dans ces conditions « penser » d’autres milieux sociaux que le leur, ou que ceux qui savent se faire entendre (et qui sont rarement éloignées du leur) ? Il faudrait, pour cela, qu’ils fassent un travail de prise de distance par rapport à leur position, pour réussir à comprendre les intérêts des autres catégories de population. En ont-ils seulement le temps, la volonté, les compétences ? Seraient-ils prêts ensuite à les défendre ? Pour l’instant, ce n’est pas le cas, et le résultat est la relégation des intérêts des couches populaires, qui se désintéressent de plus en plus du jeu politique représentatif.

Bibliographie

  • Koebel, Michel. 2000. « Les profits politiques de l’engagement associatif », Regards sociologiques, n° 20, p. 165‑176.
  • Koebel, Michel. 2012. « Les élus municipaux représentent-ils le peuple ? Portrait sociologique », Métropolitiques, 3 octobre.
  • Koebel, Michel. 2014. « Le profil social des maires de France », Pouvoirs, n° 148, p. 123‑138.

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Pour citer cet article :

Michel Koebel, « Dans l’ombre des maires. Le poids des hiérarchies dans le choix des adjoints des villes moyennes françaises », Métropolitiques, 20 janvier 2014. URL : https://metropolitiques.eu/Dans-l-ombre-des-maires.html

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