L’histoire de la rénovation urbaine doit être replacée dans la longue durée. Ses origines remontent au Second Empire et plus précisément à la politique menée à Paris par le préfet du département de la Seine, le baron Haussmann, entre 1852 et 1870 (Bourillon 1994). Les objectifs de cette politique urbaine, qui consiste en des opérations de démolition puis de reconstruction visant à modifier en profondeur la morphologie urbaine et sociale de la capitale, ont une certaine résonance avec ceux affichés par la politique de la ville à partir de sa création au cours des années 1970. Aujourd’hui, la rénovation urbaine est devenue un instrument majeur, pour ne pas dire unique, dans la définition des opérations mises en œuvre dans les quartiers de HLM, et plus encore, dans ceux composés de grands ensembles. Longtemps incertain, le recours à la démolition apparaît progressivement non plus comme un procédé brutal, voir illégitime de la politique de la ville, mais bien comme un outil en apparence consensuel placé au service du bien-être des résidents (Berland-Berthon 2009, p. 7).
40 ans après les premières opérations de la politique de la ville et 15 ans après le vote de la loi d’août 2003, instituant le Programme national de la rénovation urbaine (PNRU) [1], il est possible de proposer quelques pistes de réflexion autour d’un des jalons de cette histoire : les décennies 1970-1980. Les évolutions qui caractérisent cette période éclairent comment, au fil du temps, l’action publique de l’État, des collectivités territoriales et des opérateurs du logement social s’est démarquée nettement des objectifs que les initiateurs de la politique de la ville s’étaient fixés dans les années 1970. L’intégration des quartiers populaires au reste de la ville relevait à l’origine d’une politique sociale ambitieuse décrite sous les traits d’une « humanisation du béton » (Tellier 2012) avant de s’apparenter, au tournant des années 1980 et 1990, à une entreprise de destruction des barres et des tours.
Humaniser le béton
On peut dater le premier recours au principe de démolition de certains grands ensembles du parc HLM au milieu des années 1970. Robert Lion, délégué général de l’Union nationale des organismes HLM (UNFOHLM), ancien directeur de la Construction au ministère de l’Équipement jusqu’en 1974, lance l’année suivante une sorte de pavé dans la « mare urbaine » en affirmant que faute d’autres solutions, il conviendrait de procéder dans les années à venir à la destruction d’un million de logements considérés comme obsolètes au regard des normes de bien-être et de qualité de vie attendues de l’habitat social moderne. La plupart de ces logements ont pourtant été réalisés au cours des deux décennies précédentes, mais l’heure est alors à la critique frontale et à la remise en cause des grandes opérations d’urbanisme prioritaire dont les circulaires Chalandon et Guichard de 1971 et 1973 signent la condamnation (Tellier 2007). L’enjeu d’une telle entreprise est clairement affiché. Si Robert Lion n’est pas un partisan résolu de la destruction des grands ensembles, il souhaite éviter la marginalisation d’un certain nombre d’ensembles urbains qui peuvent, si l’on n’y prend garde, avoir des conséquences extrêmement graves sur leur cohésion sociale :
Désertés par les ménages les moins défavorisés, ces grands ensembles deviendraient de grands ghettos. Nos banlieues urbaines sont-elles appelées à devenir une constellation de petits Harlems ? Aura-t-on recréé demain sur un monde vertical les bidonvilles que l’on a liquidés avec ardeur et bonne conscience ? Ou bien faudrait-il détruire ? Quel gaspillage pour notre société si l’on doit en venir à ce point [2] !
Le principe de destruction pour préserver les grands ensembles de la ghettoïsation fait donc dans les années 1970 l’objet d’un premier questionnement, qui paraît cependant irréaliste. La prise de position de Robert Lion fait toutefois date dans la mesure où elle marque pour la première fois la possibilité d’avoir recours à la démolition d’une partie du parc immobilier des Trente Glorieuses, non pas tant en raison de la qualité défaillante des logements eux-mêmes que pour venir à bout des processus de dégradation sociale qui les caractérisent, du moins pour une partie d’entre eux.
Le débat engagé autour du Livre blanc de l’UNFOHLM (1975) n’aura en réalité que peu d’échos. Pour les pouvoirs publics en particulier, les priorités sont ailleurs. La France compte 16 millions de mal-logés. L’heure n’est donc pas venue de détruire des logements, même si certains d’entre eux connaissent des dysfonctionnements prématurés sur le plan matériel. Les pouvoirs publics parient dans les années 1970 non pas sur une transformation radicale du cadre bâti, mais plutôt sur la nécessité de favoriser l’adaptation sociale de ces quartiers d’habitat social aux nouvelles exigences en matière de cadre de vie et de confort moderne. C’est dans cet esprit qu’en 1975 sont lancées à titre expérimental les premières opérations Habitat et vie sociale (HVS). Ce dispositif met surtout l’accent sur l’accompagnement social des habitants en vue de la valorisation de leur environnement résidentiel. Les quelques destructions envisagées alors ne peuvent guère prétendre s’inscrire dans le cadre de la rénovation urbaine qui se déploie au même moment dans les quartiers anciens de plusieurs villes de France, en banlieue parisienne en particulier. Si les procédures Habitat et vie sociale et Résorption de l’habitat insalubre (RHI) relèvent de la même facture juridique initiée par la direction de la Construction du ministère de l’Équipement, leurs finalités divergent (Tellier 2015). Dans le premier cas, il s’agit d’améliorer les conditions de vie résidentielle alors que dans le second, il s’agit bel et bien de procéder au renouvellement de la forme urbaine elle-même.
Valorisation et animation sociale des quartiers
Le positionnement de l’État et des collectivités locales évolue toutefois à la fin des années 1970. La montée des violences urbaines dans certains grands ensembles stigmatisés, leur médiatisation ainsi que la progression des actes racistes et l’augmentation de la précarité due aux premiers effets de la crise économique incitent les maires et les organismes HLM à demander à l’État des moyens plus conséquents pour la valorisation et l’animation sociale de leur quartier populaire. Si l’officialisation de la procédure Habitat et vie sociale en 1978 par le biais de la création du Fonds d’aménagement urbain (commun aux opérations de résorption de l’habitat insalubre) donne une place plus importante aux opérations de destruction partielle, le terme même de rénovation urbaine est toutefois évité par les élus locaux. Cette expression est encore associée à une politique du pouvoir étatique jugée arbitraire qui a contraint des habitants à quitter leurs habitations dégradées [3]. La médiatisation de certaines opérations de réhabilitation, comme celle de l’Alma-Gare à Roubaix, incite également les pouvoirs publics à prendre davantage en compte les effets sociaux de la rénovation urbaine sur le peuplement des quartiers. Il n’en reste pas moins que le recours à la démolition, même partielle, fait son chemin dans les esprits des acteurs publics. Sur le terrain, la priorité est de plus en plus à la lutte contre la précarité, comme dans le quartier déshérité du faubourg de Béthune à Douai où, à la fin des années 1970, la démolition envisagée a pour but de « déconcentrer cet îlot de population marginale » (Dauge, Mourgue et Thibault 1979). Outre la concentration des difficultés sociales, il est également question de la surreprésentation des familles d’origine étrangère et en particulier de celles originaires du Maghreb, représentant à elles seules 33 % des familles recensées. À Villeurbanne, le quartier d’habitat privé Olivier de Serres, qui a reçu entre autres le surnom de « cité interdite » et de « médina » par la presse locale, fait ainsi l’objet au même moment d’un vaste plan de destruction par les autorités municipales.
Dans tous les cas, le recours à des interventions similaires à celles pratiquées dans le cadre de la rénovation urbaine des centres villes commence à imprimer la politique de la ville. Il est dès lors acquis que c’est le caractère supposé de dangerosité sociale qui détermine encore le recours ou non à la démolition. Ainsi, en 1980, pour le délégué général de l’OPHLM de Marseille, par ailleurs membre de la commission Habitat et cadre de vie du VIIIe Plan, la destruction de tours et de barres devient inévitable dès lors qu’il s’agit d’ensembles qui « posent le plus de problèmes, en particulier au niveau du dérapage social [4] » ; l’expression « dérapage social » désignant ici indirectement la question du peuplement immigré au sein des cités HLM. Outre leur dégradation physique, une des raisons qui conduisent aux démolitions dans certains grands ensembles dès les années 1980 est liée à leur dépeuplement et à la vacance en forte progression de leurs logements.
L’alternance politique de mai 1981 est suivie par la reconnaissance désormais officielle de la politique de la ville sous le nouveau vocable de « développement social des quartiers » (DSQ). Cette nouvelle orientation nuance quelque peu le recours à une politique jugée trop brutale par certains experts de la nouvelle Commission du DSQ. Ainsi, pour Sylvie Harburger, haut fonctionnaire du ministère de l’Équipement, « encourager la démolition de ces immeubles, c’est laisser croire que le problème est physique et non social, c’est encourager une idéologie de mise à l’écart, c’est s’engager dans une spirale qui bientôt rendra obsolètes des fractions bien plus grandes du parc HLM [5] ». Dans le rapport que remet la Commission nationale du DSQ au Premier ministre en 1983, son président, Hubert Dubedout, maire de Grenoble, met surtout l’accent sur le développement social en tant que tel et non sur le recours à la destruction des grands ensembles. Contrairement à la rénovation urbaine des quartiers anciens marquée par une très forte autorité de l’État central, la nouvelle définition de la politique de la ville s’appuie en grande partie sur les collectivités locales, en lien direct avec l’adoption des lois sur la décentralisation. Si les politiques de la ville dans les années 1970 et 1980 sont dominées par une approche en termes d’« animation » ou de « développement social » sur le modèle des procédures HVS et DSQ, à partir de 1983, le programme interministériel Banlieue 89, piloté par les architectes urbanistes Michel Cantal-Dupart et Roland Castro, introduit néanmoins un autre mode d’action qui privilégie désormais l’action sur la réhabilitation du bâti (Sotgia et Tellier 2018).
Les résultats obtenus par la politique de la ville jusqu’en 1988 semblent désormais suffisamment nuancés pour que l’État envisage de nouvelles formes d’intervention auprès des territoires les plus en difficultés. Au moment où François Mitterrand engage son second septennat, la situation dans les quartiers d’habitat social n’apparaît pas fondamentalement différente de ce qu’elle était sept ans plus tôt. Le retour des émeutes à l’automne 1990, dans la banlieue lyonnaise, achève sans doute de convaincre les élus les plus réticents que la politique de la ville doit évoluer vers des opérations de réhabilitation du bâti et de recours autorisé à la destruction. À ce jour, il n’existe pas de données chiffrées concernant le nombre de logements détruits entre le début des années 1980 et le milieu des années 1990. Ce n’est en effet qu’en 1995 que la direction de la Construction du ministère de l’Équipement a missionné un premier bureau d’études pour évaluer le nombre de destructions réalisées, quelques centaines au début des années 1990, ainsi que leurs coûts (Berland-Berthon 2009, p. 14 ; Epstein 2013).
De la réhabilitation du bâti à la « ville renouvelée » (années 1990)
Le second septennat de François Mitterrand ouvre de nouvelles perspectives pour la politique de la ville. La création d’une délégation interministérielle à la ville en 1988 marque la volonté de l’État de recentrer l’action publique sur la politique de la ville, à distance de la décentralisation des moyens opérée précédemment. Le slogan du candidat-président – « la France unie » en lieu et place du « Changer la vie » de 1981 – traduit aussi une évolution de la gauche socialiste concernant l’appréhension des difficultés des quartiers populaires, et en particulier celles des familles immigrées qui vivent dans les sites inscrits dans la politique de la ville. Si le développement social reste de mise, le recours facilité à la destruction marque une transition importante dans l’appréhension de la politique de la ville.
L’imposition du terme « ville renouvelée », dont la genèse se situe dans la métropole lilloise à la fin des années 1980, suggère également une nouvelle approche (Roussel 2012, p. 263). Il s’agit non plus de signifier la démolition comme pouvant se suffire à elle-même, mais au contraire d’en faire le préalable à un programme complet tendant à susciter le renouvellement de la ville sur elle-même [6]. Dans la métropole lilloise qui avait connu plusieurs opérations importantes de rénovation urbaine au cours des années 1960-1970, il s’agit, par le biais d’un nouveau schéma directeur, de définir de nouvelles priorités afin de répondre à des enjeux de dégradation, tant économiques et sociaux que culturels et environnementaux.
Le renouvellement des doctrines est également signifié au travers des réunions organisées par la mission interministérielle Banlieue 89 : faisant le bilan des projets réalisés par ce programme depuis 1983, ceux-ci traduisent d’une certaine manière la nouvelle orientation souhaitée par certains élus locaux. Au cours des Assises de Nanterre en mai 1989, la destruction ne semble pas encore à l’ordre du jour, comme le déclare le député maire socialiste de Rezé, Jacques Floch :
Ne nous proposez plus de détruire la ville, ne nous proposez plus de raser les barres, de détruire les tours. [...] essayez de trouver autre chose, car détruire une tour, détruire une barre, faire un trou immense dans un bâtiment qui existe, c’est considéré par les habitants souvent comme un fait de guerre [7].
L’année suivante, l’intitulé de la rencontre organisée par Banlieue 89 à Bron, à laquelle participe François Mitterrand, marque toutefois la volonté d’un certain recadrage opéré par l’État : il s’agit désormais de réunir les conditions nécessaires « pour en finir avec les grands ensembles », comme le suggère le titre de la rencontre. Le recours à la destruction des logements sociaux s’intègre désormais dans le registre de l’action publique consacrée à la politique de la ville. Banlieue 89 est d’ailleurs intégré à la Délégation interministérielle à la ville qui pilote désormais la politique de la ville.
La définition des Grands projets urbains (GPU) en 1992 caractérise ce changement évident d’orientation politique. Si la transformation des GPU en Grands projets de ville (GPV) en 2001 marque la volonté du gouvernement de l’époque de revenir à une approche plus globale des problématiques et plus en lien avec le développement social des quartiers, elle ne remet toutefois pas en cause l’esprit même de l’intervention prioritaire de la politique de la ville, qui mêle politique sociale et rénovation urbaine. Il faudra attendre la loi Borloo de 2003, qui systématise et massifie les démolitions et les reconstructions, pour réellement ouvrir un nouveau chapitre de la longue histoire de la rénovation urbaine en France. Comme le souligne Renaud Epstein (2013, p. 30), le retour de la rénovation urbaine comme catégorie à part entière de l’action publique en direction des sites relevant de la politique de la ville marque de fait le désaveu de cette dernière qui était, depuis la fin des années 1970, chargée de lutter contre la marginalisation sociale des quartiers d’habitat social construits pour l’essentiel durant les Trente Glorieuses.
Bibliographie
- Berland-Berthon, A. 2009. La Démolition des immeubles de logements sociaux. Histoire urbaine d’une non-politique publique, Lyon : Éditions du CERTU.
- Bourillon, F. 1994. « La rénovation du quartier Saint-Victor sous le Second Empire », Recherches contemporaines, n° 2, p. 79-112.
- Dauge, Y., Mourgue, V. et Thibault, C. 1979. La Réhabilitation des grands ensembles : l’exemple des opérations Habitat et Vie sociale, MECV.
- Epstein, R. 2013. La Rénovation urbaine. Démolition-reconstruction de l’État, Paris : Presses de Sciences Po.
- Gontcharoff, G. 2005. Une nouvelle politique de la ville ? Analyse critique de la loi Borloo du 1er août 2003, ADELS.
- Le Garrec, S. 2006. Le Renouvellement urbain, la genèse d’une notion fourre-tout, Paris : PUCA, coll. « Recherches ».
- Roussel, F.-X. 2012. La Ville sans cesse renouvelée. Regards sur un demi-siècle de politiques du logement, d’habitat et d’urbanisme, s.n.
- Sotgia, A. et Tellier, T. 2018. « Banlieue 89 et la construction du Grand Paris », Inventer le Grand Paris, histoire croisée des métropoles [en ligne].
- Tellier, T. 2007. Le Temps des HLM, 1945‑1975. La saga urbaine des Trente Glorieuses, Paris : Autrement.
- Tellier, T. 2012. « Humaniser le béton ». L’invention d’une politique publique. Genèse de la Politique de la ville en France, manuscrit inédit, dossier d’HDR, université Paris-1.
- Tellier, T. 2015. « La genèse de la politique de RHI. Le moment urbain des années 1970 - les années Chalandon (1968-1972) », Pour mémoire, n° hors-série, p. 26-29.
- Union nationale des fédérations d’organismes d’habitations à loyer modéré (UNFOLHM). 1975. Livre blanc. Propositions pour l’habitat. Rapport des groupes de travail de l’UNFOLHM, supplément de la Revue H, n° 224, 1975.