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Cliché anonyme de la cité du Soleil, à Avignon, s.d. (fonds Candilis. SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture contemporaine)
Terrains

L’émergence des « cités gitanes » dans les années 1960 : une politique de peuplement racialisée

Dans les années d’après-guerre, des dispositifs spécifiques sont créés pour loger des populations catégorisées comme « tsiganes » ou « d’origine nomade ». Au nom de la différence culturelle qui leur est assignée, ces opérations conduisent à reléguer ces groupes hors des centres urbains, dans des conditions de logement souvent précaires.

À la fin des années 1950 et dans le courant des années 1960, des dispositifs de relogement d’un nouveau genre sont développés en France en direction de populations désignées comme tsiganes, gitanes ou « d’origine nomade ». Au tournant des XIXe et XXe siècles, une politique d’ampleur visant la gestion des circulations sur le territoire national avait conduit à la constitution de la catégorie administrative de « nomade », formalisée dans le cadre de la loi du 16 juillet 1912 [1]. La période de l’après-guerre témoigne d’une extension de cette action publique, tant locale que nationale, qui vise désormais non plus seulement les personnes et familles assujetties au statut de « nomade » mais également des populations que statutairement rien ne distingue de l’ensemble des Français et qui ne pratiquent pas nécessairement l’itinérance. La création d’infrastructures de relogement spécifiquement destinées à des familles désignées comme tsiganes ou gitanes en témoigne. Elles sont motivées par le constat de l’existence de « bidonvilles tsiganes » ou de groupements de logements insalubres logeant des familles identifiées comme tsiganes, et sont inscrites dans le cadre d’une politique de rénovation urbaine lancée dès 1958 [2]. Plus encore, elles sont justifiées, aux dires de leurs promoteurs, par le caractère et les besoins supposément particuliers de la population qu’ils visent. Rendre compte de l’histoire de ces dispositifs, c’est interroger la logique racialisante (Mazouz 2017) qui les a institués [3]. C’est aussi rendre compte d’un effet non négligeable des politiques de rénovation urbaine : en participant à l’exclusion de certaines catégories de population des centres urbains historiques et en favorisant des relogements précaires, elles ont parfois reconduit ce qu’elles prétendaient résoudre. L’histoire de ces cités se confond alors avec l’histoire des bidonvilles et des logements insalubres.

Figure 1. Cliché anonyme de la cité du Soleil (Avignon), s.d.

Fonds Candilis. SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture contemporaine, Dossier 236 Ifa 608/5, doc. NR-23-06-05-06.

Désigner des familles et des lieux, la catégorisation d’une population

Les premières cités dites de transit destinées aux populations gitanes et tsiganes sont réalisées dans le sud de la France [4]. La présence de ces populations à la fois dans le cœur des centres urbains vieillissants et dans des bidonvilles aux abords de quelques communes les désigne rapidement comme les victimes collatérales des opérations de rénovation urbaine et de résorption des habitats informels. Ces opérations ne s’inscrivent pas, pour la majorité d’entre elles, dans des programmes généraux de relogement mais visent de façon spécifique ces populations, ce qu’indique la qualification attribuée à ces infrastructures de « cités gitanes ».

La particularisation de cette population, notable au niveau local des municipalités, est promue au niveau national dans le cadre d’une Commission interministérielle instituée en 1949, « ayant pour objet d’étudier et de proposer aux pouvoirs publics les mesures nécessaires à l’amélioration des conditions de vie des populations d’origine nomade (Tziganes, Romanichels, etc.) ». Cette commission plaide dès la fin des années 1940 pour une prise en compte du « problème nomade », qui ne se réduise pas à la question des nomades administratifs mais comprenne plus largement l’ensemble des populations considérées comme « tziganes, romanichels, etc. » ; son président, le haut fonctionnaire Pierre Join-Lambert, argue que

trop souvent les services locaux consultés ont méconnu la portée des questions qui leur étaient posées en limitant leurs réponses aux nomades, au sens de la loi de 1912. Le problème est plus vaste ; il ne peut être résolu que si, au-delà des distinctions administratives, la réalité est serrée, de près – il est celui des populations nomades, tziganes, romanichels, qui ont en commun un comportement bien déterminé [5].

C’est de cette orientation que se saisissent certaines municipalités en mettant en œuvre des programmes de relogement supposément adaptés aux « besoins » de la population visée, sédentaire mais désignée néanmoins comme « tsigane » ou « gitane ». Comme seules les populations assujetties au statut de « nomade » font alors en France l’objet de décomptes et qu’administrativement rien ne permet de distinguer les populations tsiganes « sédentaires » de l’ensemble des Français, un recensement national est organisé au tournant des années 1950 et 1960 afin de les comptabiliser. Cette opération aboutit à un chiffre de près de 80 000 personnes, dont environ 40 % sont désignées comme « sédentaires [6] ». Les projets municipaux d’édification de logements destinés aux populations tsiganes sédentaires se fondent surtout quant à eux sur des comptages locaux, indexés aux enjeux de rénovation des centres-villes et pris en charge par les autorités municipales ou des associations d’entraide ou de promotion spécialisées. Certains groupements associatifs locaux soutiennent eux-mêmes cette entreprise de spécification des opérations à mener en direction des populations qu’ils côtoient.

Figure 2. Détail d’un plan de recollement de la cité du Soleil, avril 1967

Archives municipales d’Avignon, 6W124.

Figure 3. Plan de masse de la cité du Soleil, juillet 1961

Archives municipales d’Avignon, 6W124.

Fonder la mise à part : faire spatialement la différence

Pour les autorités locales, les opérations de rénovation-relogement supportent un double objectif : engager, d’une part, la rénovation projetée de certains quartiers ; d’autre part, éloigner des centres urbains parfois touristiques ces populations vivant dans des espaces dont l’insalubrité légitime la rénovation, médiatiquement à tout le moins. C’est le cas notamment du projet de destruction du quartier central et historique de la Balance, en contrebas du palais des Papes à Avignon, où trente foyers désignés comme gitans se logent, et qui suffit, dit un journaliste, « à démolir dans le cœur du touriste tous les attraits touristiques de la Cité des Papes [7] ». L’opération de rénovation engagée dès la fin des années 1950, caractérisée par la destruction totale du bâti antérieur, entraîne l’éloignement de ces « foyers gitans » du centre-ville, en dehors des remparts.

La rénovation permet ainsi une relégation à bon compte et, dans le cours des années 1950, quelques « bidonvilles gitans » doivent leur existence à ces opérations d’excentration et de relégation des centres-villes historiques, où le relogement n’est pas toujours assuré. À Perpignan, par exemple, la rénovation de sections du centre-ville engage le « transfert » de 124 personnes sur un terrain en périphérie de la ville dans des « wagons achetés à la SNCF [8] » par la municipalité servant initialement au transport de bétail. Le sol non stabilisé se transforme par temps de pluie en marécage, aucun arbre ne permet de se soustraire au soleil qui en cette région est rigoureux l’été et l’absence d’installations sanitaires donne rapidement à ce terrain le visage d’un bidonville.

Le terrain de Redon, à Montpellier, qui fait plus tard l’objet d’une opération de relogement, présente une dynamique similaire : il est le produit d’expulsions antérieures, conséquentes notamment à la rénovation du quartier des abattoirs, où une vingtaine de familles logeaient jusqu’alors dans une caserne abandonnée. Projetée par les services d’urbanisme de la ville, la destruction de la caserne engage un déplacement de la population vers la ceinture de la ville, dans des structures sommaires, deux bâtiments en béton brut ne disposant d’aucun accès à l’eau potable ni écoulement des eaux usées et ne présentant aucun revêtement, ni au sol ni au plafond. Redon, lui aussi, tourne au bidonville.

Ces premières opérations, qui mènent à une précarisation nette des conditions de logement et à une excentration des centres urbains, sont comparables aux logiques d’exclusion de populations désignées comme « nord-africaines » des procédures de relogement de la même époque (Vulbeau 2018). Elles engagent plus tard à l’édification de « cités gitanes » censées résorber les bidonvilles alors constitués. La « mise à part » (Guillaumin 2002) des populations tsiganes et gitanes du tissu urbain commence ainsi en amont par des opérations de rénovation et s’officialise en aval par la création de logements qui leur sont spécifiquement dédiés et qui entérinent leur excentration.

Reloger : des dispositifs spécifiques

L’édification des « cités gitanes » n’a pas pour seule spécificité de viser une population en particulier. Elle témoigne aussi de la particularisation des dispositifs élaborés, qui se manifeste notamment par le caractère très précaire des infrastructures créées. La cité du Soleil d’Avignon, confiée à l’architecte Georges Candilis, constitue un exemple en la matière. Supposant un mode de vie particulier aux populations gitanes habitant jusqu’alors dans le quartier de la Balance, les services municipaux considèrent que le relogement ne peut prendre les voies du circuit traditionnel et qu’une « solution différente s’impose [9] ». Le projet de Candilis, qui se veut de « conception architecturale originale », suit cette perspective et mobilise une appréhension racialisée des populations décrites à travers le vocable de la « tribu [10] ». Indiquant souhaiter « respecter les traditions millénaires des gitans » en matière « d’abris », parmi lesquelles il range l’absence de meuble (« même riche, le gitan mange et dort sur le sol », précise-t-il), Candilis élabore une cité composée de trois arènes circulaires de cinquante et un modules d’habitat, respectivement nommées Carmen, Esmeralda et Sara. Cette disposition doit permettre selon lui aux habitants de retrouver « la possibilité de se réunir dans un espace protégé, l’équivalent de la clairière où ils ont l’habitude de se grouper ».

Cette vision folklorisante se traduit par les « normes simplifiées [11] » à l’extrême qui caractérisent la cité lorsqu’elle émerge de terre en 1964. À l’excentration et à la promiscuité forcée de familles logées jusqu’alors de façon indépendante dans différentes rues de la Balance s’adjoint une hyper-précarité que le caractère « futuriste [12] » de l’ensemble ne masque pas. Alors que la cité accueille plus des deux tiers de la population des gitans avignonnais que côtoie l’Association vauclusienne des Amis des gens de la route, des bénévoles doivent parer aux manquements de la construction dont les toitures, par exemple, ne tiennent ni le vent ni la pluie [13]. Moins de quatre années plus tard, la cité est caractérisée de taudis [14] et voisine avec un second îlot d’habitations destiné à 80 familles de harkis, qui accusent elles aussi le désengagement de la municipalité. Car si la cité du Soleil est programmée par la ville d’Avignon, celle-ci s’en désengage : l’œuvre de Candilis, « surpeuplée [15] », tourne au bidonville, accueillant en 1970 quelque 400 personnes dans des « conditions sordides ». Un responsable religieux précise l’année suivante qu’« en résumé, les Gitans ont compris une fois encore combien ils étaient relégués [16] » et, quelques mois plus tard, dans un tract distribué en centre-ville, une association groupant des habitants de la cité témoigne du « Scandale de la cité du “beau Soleil’’ », décrite comme « 3 arènes de la mort où [ils sont] parqué[s] loin des autres [17] » (figure 4).

Quand, au début des années 1970, la cité du Soleil est reprise en main par la direction de l’Action sanitaire et sociale, la réalisation de Candilis est jugée sévèrement, accusée d’avoir méconnu « la psychologie et l’âme gitane [18] ». S’interrogeant « sur le bien-fondé de leur action [19] », un comité technique est créé pour l’occasion, porté notamment par les services départementaux de l’action sanitaire et sociale. Il établit un plan d’action de long terme « d’un style nouveau », qui ne vise plus à « respecter la culture millénaire gitane », mais à « faire accéder à l’état adulte un groupe inadapté à notre système économique et social parce que figé à un certain niveau de développement [...] en marge de notre civilisation ». Se rejouent alors, sous d’autres grammaires, la minoration et l’infériorisation des populations visées.

Figure 4. Tract diffusé en mars 1972 dans le centre-ville d’Avignon

Archives municipales d’Avignon, 121W5.

Du bidonville au bidonville ? Une histoire de long cours

Loin du cercle vertueux signant un passage du « bidonville au HLM », les relogements en périphérie des villes à destination des populations identifiées comme gitanes conduisent régulièrement à la création d’espaces aux allures de bidonville, et la cité du Soleil n’est pas un cas isolé. La cité Chantal de Celleneuve implantée par une association à Montpellier en témoigne elle aussi, marquée par un désengagement net de la municipalité. Envisagée en 1963 comme une « expérience pilote », elle est présentée comme la « toute première construction française conçue spécialement […], que les nouveaux promoteurs ne manquent jamais de visiter [20] ». Mais comme pour la cité du Soleil, il apparaît rapidement qu’elle ne remplit pas son rôle de dispositif transitoire. Comme les autres cités, elle est excentrée, « au milieu des champs […] loin du centre de la ville [21] » et accuse une absence d’investissement de la commune. En même temps que le bâti se détériore, ses abords se transforment en espaces d’habitat informel. Dans ces espaces libres d’occupation, des populations voyageuses précaires renvoyées des abords des villes trouvent ainsi la possibilité de stationner.

En fait de « débidonvillisation » ou de relogement, objectif au cœur des projets de municipalités et de quelques structures associatives précoces, c’est l’inverse qui se produit. Certaines de ces opérations perdurent plus de vingt ou trente ans, à l’instar de la cité du Soleil, dont la démolition est opérée cellule par cellule à partir de 1972, mais qui compte encore des habitants au début des années 1980, ou encore des abords de la cité Chantal, occupés en 1988. Au moment où elles font elles-mêmes l’objet d’une réhabilitation ou d’une destruction, elles ont alors une triple qualité : celle de cité de transit dépassée, celle de bidonville et celle d’aire de stationnement dit sauvage. Les généalogies de ces espaces rendent compte d’une histoire des bidonvilles à saisir au long cours et du traitement spécifique et racialisé des populations gitanes et tsiganes françaises dans l’après-guerre.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Laure Mouchard, « L’émergence des « cités gitanes » dans les années 1960 : une politique de peuplement racialisée », Métropolitiques, 31 mars 2022. URL : https://metropolitiques.eu/L-emergence-des-cites-gitanes-dans-les-annees-1960-une-politique-de-peuplement.html

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