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Faire face au manque d’eau à Recife : les leçons d’une métropole brésilienne

Au Brésil, les pouvoirs publics assurent de plus en plus difficilement l’approvisionnement en eau, en particulier dans les métropoles. Une équipe de sociologues et d’anthropologues a étudié à Recife les facteurs de cette dégradation qualitative et quantitative, le déni institutionnel dont cette situation fait l’objet et les modalités de redéploiement de la gouvernance de l’eau.

En matière d’approvisionnement en eau, l’Amérique latine a été principalement étudiée dans les années 1990 et 2000 sous l’angle des questions de privatisation/commodification [1]. Aujourd’hui, dans cette région du monde se concrétisent certaines hypothèses des débats contemporains sur les réseaux urbains : déclin de l’idée du réseau unifié (Petitet 2011 ; Hardy et Poupeau 2014), renforcement de la fragmentation urbaine par la différenciation des réseaux (Graham et Marvin 2001), évolution des débats idéologiques autour de la place du secteur privé (Lorrain et Poupeau 2014) et montée des préoccupations liées à l’adaptation au changement climatique devant les difficultés d’approvisionnement et la dégradation de la ressource. Au Brésil, à l’instar des différences dans la qualité du service identifiées pour d’autres réseaux urbains, tels l’électricité (Pilo’ 2016), ces évolutions mettent en lumière les difficultés des pouvoirs publics à assurer un service de qualité en matière d’eau. Même si les statistiques font état d’une couverture de 82,5% pour l’approvisionnement en eau au niveau national, certaines métropoles brésiliennes ont récemment connu de grandes crises au fort impact social et médiatique (rationnement à São Paulo en 2014) tandis que la couverture en assainissement n’atteint pas 50 % [2].

Recife, capitale de l’État du Pernambuco, dans la région Nordeste du Brésil, forme avec les 13 communes qui l’entourent une métropole de presque 4 millions d’habitants. Dans le cadre du projet pluridisciplinaire Coqueiral [3], des sociologues et des anthropologues y ont étudié les facteurs de la dégradation en quantité et en qualité de l’eau souterraine par le biais d’une observation multiscalaire (ethnographie des usages quotidiens, entretiens avec les acteurs privés du secteur et des pouvoirs publics). Cet article a pour objectif de montrer que l’approvisionnement en eau tend à alimenter une injustice spatiale qui renforce bien souvent les inégalités sociales. Il propose également une analyse du déni dont cette situation fait l’objet par les autorités publiques, ainsi que des modalités de redéploiement de la gouvernance au cours de la dernière décennie.

Une injustice spatiale et un déni institutionnel au quotidien

Si la ville de Recife est historiquement marquée par une forte ségrégation socio-spatiale, les populations pauvres ont pu se maintenir dans la plupart des quartiers de la ville grâce à leurs luttes et articulations avec les secteurs progressistes (Vidal 1998). Depuis les années 1990, la métropole se développe en lien avec une politique de grands projets urbains (Bitoun et Souza 2015) et une croissance démographique alimentée par les périphéries. La couverture en eau et en assainissement y est insuffisante et provoque d’importants problèmes de santé publique (diarrhées, dengue en particulier). Les premiers puits privés datent des années 1960 et l’importance des sécheresses de la décennie 1990 a concouru à un essor de cette alternative (ou complément) au réseau public, tout comme à celui des camions-citernes. Enfin, Recife est désormais un hotspot du changement climatique : ville côtière construite par atterrements successifs, elle est menacée par la hausse des températures et la montée des eaux, tout comme par la baisse du niveau piézométrique et par la salinisation des eaux des aquifères, pourtant indispensables au réseau public et aux puits privés (Cary et al. 2015).

L’observation des usages de l’eau révèle un écart significatif entre les statistiques de raccordement et le fonctionnement effectif des réseaux d’eau. D’une part, l’intermittence de l’approvisionnement est la règle, d’autant plus sur les mornes où viennent s’ajouter des problèmes de pression. D’autre part, la défiance envers la qualité de l’eau du réseau public est généralisée et celle-ci n’est bien souvent bue qu’en dernier recours.

Face à l’intermittence, les habitants ont développé de multiples stratégies d’adaptation. Le stockage de l’eau en est un élément déterminant et selon le niveau social les citernes et autres contenants sont plus ou moins visibles, diversifiés et encombrants (cf. figures 1, 2 et 3). Les puits qui pompent la nappe contaminée superficielle (figure 4) ou les nappes profondes ont également connu un développement spectaculaire (au moins 13 000 recensés avec un pic dans les années 1990). Au-delà du confort quotidien qu’ils procurent, ils apparaissent à leurs propriétaires comme des stocks permettant de ne pas dépendre des rondes des camions-citernes dont le ballet s’accélère quand l’eau vient à manquer.

Figure 1. Ensemble habitationnel à Ipsep

© Et Giglio.

Figure 2. Favela Dancing Days, à Imbiribeira

© Et Giglio.

Figure 3. Ensemble habitationnel Via Mangue 2, à Pina

© Et Giglio.

Figure 4. Vila do Sesi, à Ibura

© Et Giglio.

En période de crise, les populations pauvres sont particulièrement touchées : elles subissent davantage le rationnement, comme l’indiquent les données de la Compagnie d’assainissement du Pernambuco (COMPESA) (Ferreira et al. 2015), et elles disposent de moins d’alternatives pour y faire face, les puits profonds étant coûteux. Or nos entretiens démontrent que cette situation n’est pas reconnue comme telle par les acteurs publics, qu’ils soient élus (à la mairie ou au gouvernement régional) ou membres de l’entreprise concessionnaire (Cary et al. 2014). Ainsi l’exprime ce membre du gouvernement régional en soulignant le fait que les élites locales ne ressentent pas le rationnement : « Diego [4] (…), lorsqu’il est devenu président de la COMPESA, ne savait pas que Recife subissait le rationnement. (…) Il habitait à Boa Viagem [5], son immeuble avait un puits (et) quand il est arrivé à la COMPESA : “le rationnement, quel rationnement ? C’est quoi, cette histoire de rationnement ?” ». Quand le rationnement ne fait pas l’objet d’un déni [6], il est identifié à un problème passager : « On a de l’eau. Nous devons juste améliorer la distribution pour atteindre ces zones qu’on n’arrive pas à satisfaire jusque maintenant », assurent des responsables de la compagnie publique. Cette situation correspond à une injustice spatiale (Soja 2009) marquante qui touche à la dignité des personnes – et en particulier des femmes – confrontées au manque d’eau pour les fonctions élémentaires (toilette, entretien du logement). De ce point de vue, la résilience du système urbain, indéniable au vu de la gamme des alternatives développées, ne saurait gommer le renforcement des injustices liées à la dégradation environnementale (Schlosberg 2007).

De faibles mobilisations

Cette situation n’a pas débouché sur d’intenses mobilisations sociales. Les protestations collectives les plus courantes sont marquées par leur caractère éphémère. L’exaspération des habitants les conduit parfois à bloquer la circulation automobile sur les grands axes près de leurs résidences, ou à manifester à proximité des lieux du pouvoir. Ces événements passent relativement inaperçus, donnant lieu au mieux à un entrefilet dans la presse locale. De même, les thématiques d’accès à l’eau et à l’assainissement ne sont guère débattues dans les campagnes électorales. Seul le Ministère public [7] se révèle plus actif sur ces questions avec des rapports et des injonctions aux pouvoirs publics de faire respecter la loi, et notamment de faire payer pour l’usage des eaux souterraines.

Cette absence de mobilisation s’explique par l’inertie provoquée par les décennies de mauvais fonctionnement du réseau public et par les alternatives qui se sont développées. Le Pernambuco se positionne ainsi aujourd’hui comme le second État fédéré du Brésil en matière de production d’eau embouteillée. Cette production présente une large gamme de bonbonnes de 20 litres (courantes dans tous les milieux sociaux ; cf. figure 5), dont les prix varient fortement suivant les marques. De même, de nombreuses entreprises de livraison par camion-citernes (cf. figure 6) continuent à fonctionner, alors même que l’application de la loi sur les débits maximaux des puits aurait dû conduire à leur interdiction. D’autres secteurs florissants (machines de désalinisation par osmose inverse, entretien des puits, distribution de l’eau à domicile, etc.) pâtiraient de l’application de la loi.

Figure 5. Bonbonnes dans le centre de Recife

© Et Giglio.

Figure 6. Camion-citerne, favela Coqueiral, à Imbiribeira

© Et Giglio.

Une gouvernance ambivalente

À Recife et dans l’État du Pernambuco, l’émiettement des acteurs impliqués dans la gestion de l’eau est marquant et les transformations de la gouvernance sont significatives, à l’instar du reste du Brésil (Britto et Formiga 2009) ou d’autres régions du monde (Jaglin et Zérah 2010). L’eau apparaît dans les registres d’action d’au moins quatre ministères centraux et de leurs alter ego régionaux et municipaux (ressources hydriques, santé, assainissement, environnement), ce qui démultiplie acteurs et projets non concertés. Cette fragmentation a longtemps freiné les actions à l’échelle métropolitaine, les acteurs méconnaissant, en outre, leurs compétences.

De nouvelles réglementations ont cependant récemment été mises en place, avec la création d’agences destinées à contrôler l’usage des eaux souterraines, et l’application d’un zonage interdisant de nouveaux forages dans les zones les plus sensibles. Leur adoption a été en partie la conséquence d’exigences externes (éligibilité aux financements internationaux) et les sanctions demeurent rarissimes. Cette situation, au-delà d’explications très générales sur la différence entre pays réel et pays légal, renvoie en partie à l’illégitimité de l’État en la matière. Puisque cela fait plusieurs décennies que les pouvoirs publics n’ont pas été en mesure d’assurer l’approvisionnement en eau, il leur est difficile de sanctionner les solutions alternatives qui se développent d’autant plus qu’ils les mettent eux-mêmes fortement à contribution (nombre d’écoles et de crèches publiques dépendent ainsi d’approvisionnement par camions-citernes et par puits).

Ce déficit de légitimité des acteurs publics a conduit à la mise en place d’un partenariat public–privé (PPP) déléguant à un acteur privé (Odebrecht Ambiental [8]) l’extension du réseau d’assainissement et sa gestion pendant 35 ans. Ce pari politique, décidé par le gouverneur de l’État à un moment où il battait des records de popularité, s’est appuyé sur deux grands arguments alors que le bilan des PPP est sujet à controverses au sein même de la Banque mondiale (Marin 2008). D’une part, cette solution présentait des avantages juridiques et financiers. De l’autre, le recours à un acteur extérieur permettait de s’affranchir du rejet par la population de la COMPESA, honnie dans les quartiers populaires. Le PPP n’a guère fait l’objet d’oppositions, hormis au sein du syndicat local des travailleurs des entreprises publiques.

Une situation inextricable ?

Finalement, que conclure sur le cas de Recife ? Comme l’a bien souligné Sylvy Jaglin (2005), la fragmentation des réseaux urbains tend à découler des relations de pouvoir existantes sur les territoires en même temps qu’elle les alimente ou les renouvelle – par exemple, en justifiant des choix politiques par des contraintes techniques. À Recife, les solutions palliatives mises en œuvre par les populations et qui permettent à la métropole de fonctionner ont alimenté une défiance à l’égard du réseau public et permis aux autorités de retarder des investissements majeurs, renforçant de fait les injustices spatiales. Or ces alternatives se trouvent aujourd’hui sous la menace de réglementations restrictives.

Devant la multiplication des acteurs privés maximisant les possibilités de profit liées notamment à l’exploitation des eaux souterraines, l’eau ne peut guère apparaître comme bien commun (Ostrom 2010) et les populations ne sont pas associées aux décisions, sauf lors de quelques projets emblématiques et parcellaires [9]. La situation devient alors inextricable : les réglementations sont inapplicables et illégitimes tant que le réseau public n’est pas plus efficace. Le PPP pourrait améliorer la situation sanitaire à moyen terme mais l’État devra compenser le manque à gagner du concessionnaire si l’eau manque pour faire fonctionner le réseau d’assainissement. Autant dire que la question se posera tôt ou tard.

Bibliographie

  • Bitoun, J. et Souza, M. A. de A. 2015. Recife : transformações na ordem urbana, Rio de Janeiro : Letra Capital.
  • Britto, A. L. et Formiga-Johnsson, R. M. 2009. « Nouvelles perspectives pour la gouvernance de l’eau dans les métropoles brésiliennes », Espaces et Sociétés, vol. 139, n° 4/2009, p. 55‑70.
  • Cary, L., Petelet-Giraud, E., Bertrand, G., Kloppmann, W., Aquilina, L., Martins, V., Hirata, R., Montenegro, S., Pauwels, H., Chatton, E., Franzen, M. et Aurouet, A. 2015. « Origins and processes of groundwater salinization in the urban coastal aquifers of Recife (Pernambuco, Brazil) : a multi-isotope approach », Science of the Total Environment, n° 530‑531, p. 411‑429.
  • Cary, P., Giglio-Jacquemot, A., Giglio, T. et Melo, A. 2014. « Vivre avec la pénurie d’eau à Recife », Espace populations sociétés, n° 2014/2‑3.
  • Diamond, J. 2006. Effondrement, Paris : Gallimard.
  • Ferreira, H. M. R., Ramos, A. S. P. et Bernardes, D. A. M. 2015. « A política de racionamento de água na cidade de Recife, Brasil : impactos e desigualdades nos assentamentos precários », in J. E. Castro, L. Heller, et M. da P. Morais (dir.), O direito à água como política pública na América latina. Uma exploração teórica e empírica, Brasília : Ipea, p. 83‑108.
  • Graham, S. et Marvin, S. 2001. Splintering Urbanism : Networked Infrastructures, Technological Mobilities and the Urban Condition, Londres : Routledge.
  • Hardy, S. et Poupeau, F. 2014. « L’auto-organisation de la gestion urbaine de l’eau », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 203, n° 2014/3, p. 86‑105.
  • Jaglin, S. 2005. Services d’eau en Afrique subsaharienne. La fragmentation urbaine en question, Paris : CNRS Éditions.
  • Jaglin, S. et Zérah, M.‑H. 2010. « Eau des villes : repenser des services en mutation. Introduction », Revue Tiers Monde, n° 203, p. 7‑23.
  • Lorrain, D. et Poupeau, F. 2014. « Ce que font les protagonistes de l’eau. Une approche combinatoire d’un système sociotechnique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 203, n° 2014/3, p. 4‑15.
  • Marin, P. 2008. Public–Private Partnerships for Urban Water Utilities : A Review of Experience in Developing Countries, Washington, DC : World Bank.
  • Ostrom, E. 2010. Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Bruxelles : De Boeck.
  • Pilo’, F. 2016. « Rio de Janeiro, ville (inégalement) branchée ? Service d’électricité et divisions de l’espace urbain », Métropolitiques, 10 février.
  • Petitet, S. 2011. « Eau, assainissement, énergie, déchets : vers une ville sans réseaux ? », Métropolitiques, 14 décembre.
  • Schlosberg, D. 2007. Defining Environmental Justice. Theories, Movements and Nature, Oxford : Oxford University Press.
  • Soja, E. W., 2009. « The city and spatial justice », Justice spatiale|Spatial Justice, n° 1, septembre.
  • Vidal, D. 1998. La Politique au quartier. Rapports sociaux et citoyenneté à Recife, Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme.

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Pour citer cet article :

Paul Cary & Armelle Giglio & Ana Maria Melo, « Faire face au manque d’eau à Recife : les leçons d’une métropole brésilienne », Métropolitiques, 24 novembre 2016. URL : https://metropolitiques.eu/Faire-face-au-manque-d-eau-a-Recife-les-lecons-d-une-metropole-bresilienne.html

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