Le Brésil ne s’est pas réveillé. Il ne dormait pas, ou pas d’un sommeil profond. Des mouvements sociaux travaillaient chacun à leur manière à « éveiller » leurs pairs, leurs voisins, leurs familles. Les associations de défense des habitants de favelas contre les expulsions forcées, de lutte contre les discriminations raciales ou de genre, de sans-logis en lutte pour le droit au logement (DAL) ou encore le puissant Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (MST – Mouvement des paysans sans terre) comptent parmi les plus organisés. Le nombre de ces groupes politisés avait, d’ailleurs, déjà étonné les observateurs étrangers à l’occasion du Forum social mondial tenu en 2001 à Porto Alegre, devenu ville-symbole d’une démocratie voulue plus proche du peuple. Les modes d’actions de ces groupes les conduisaient régulièrement à descendre dans la rue, souvent sans que les relais médiatiques ne témoignent de leurs rassemblements, à l’exception peut-être de la longue période de grève et de manifestations observée en 2012 dans plusieurs villes du pays contre la précarisation croissante de l’enseignement supérieur public.
La mobilisation dans le secteur des transports urbains comme élément déclencheur
Le 12 juin dernier, le sursaut de la population a été soudain. Le mot d’ordre contre l’augmentation du tarif des transports [1] a conduit à faire émerger un large débat public autour des injustices structurelles de la société brésilienne : poids des héritages sociaux et raciaux, vigueur des privilèges sociaux, puissance des arrangements financiers et pratiques proches de la corruption qu’entretiennent les dirigeants politiques et ceux du secteur privé. Tous sont le plus souvent restés lettre morte en justice. Figurant à la tête des premières manifestations, le Movimento Passe Livre [2] (MPL), qui lutte pour des transports publics et gratuits, n’est ni nouveau ni confiné. Il avait été créé en 2005 dans le cadre d’une assemblée du Forum social mondial, deux ans après une manifestation ayant bloqué durant dix jours le réseau de bus de Salvador de Bahia [3]. À São Paulo en 2011, une manifestation sur cet enjeu avait rassemblé 4 000 personnes. En juin 2013, les revendications de ce mouvement et l’expansion rapide des manifestations, qui ont rassemblé des millions de personnes dans les rues de nombreuses villes du pays, ont permis d’écarter l’idée que les revendications étaient ponctuelles, opportunistes et portées par des jeunes riches « qui ne prenaient pas le bus », comme le laissaient pourtant entendre plusieurs responsables politiques relayés par les médias dominants tels que O Globo et Band [4].
La revendication défendue par le MPL consistait à imposer à l’État le transfert vers le secteur public d’un système de transport qui fonctionne dans la majeure partie du pays selon des concessions de longue durée, attribuées à des entreprises tenues par de puissants hommes d’affaires. À Rio de Janeiro, la situation est presque monopolistique puisqu’un tiers du réseau et neuf entreprises sur treize sont contrôlées par une seule famille, par ailleurs à la tête du syndicat de transport métropolitain. Les opérateurs de ces transports, conducteurs et cobradores [5], sont rarement formés et subissent une pression incessante pour accroître la rentabilité de chaque voyage : transporter plus de passagers, effectuer le circuit plus vite… Les itinéraires eux-mêmes sont soumis à un calcul précis de rentabilité, ce qui explique de nombreuses failles dans le réseau de desserte, qui délaisse des portions entières de la ville jugées non rentables. Début 2013, suite à l’interdiction par le maire de Rio des véhicules de transport informels qui assuraient le service dans des espaces non desservis, on a soudainement vu réapparaître des lignes de bus jusque-là invisibles dans le quotidien des mobilités urbaines. Mais vitesse et rentabilité ont un prix : celui de nombreux accidents mortels. Dès lors, la revendication portée par le MPL va dans le sens d’une plus grande sécurité des conditions de travail et de circulation, et entend garantir l’accès gratuit pour tous. La mobilisation pour abaisser le prix des transports s’apparente ainsi à une lutte contre la privatisation d’un service de transport qui devrait, selon les manifestants, devenir un service public accessible à tous.
En dépit d’un véritable matraquage médiatique construisant une image négative des mouvements contestataires, émerge alors peu à peu une vague d’information produite via des médias « alternatifs » ou « sociaux ». Ce phénomène n’est pas sans surprendre les gouvernants et les médias dominants eux-mêmes qui, stupéfaits de l’ampleur du mouvement, n’hésitent pas, en très peu de temps, à se contredire. L’ambivalence du discours politique semble ainsi progressivement dévoilée.
Labilité de la voix des gouvernants et des médias dominants
« Ces manifestations (…) ont un air politique, euh, qui n’est pas une manifestation (…) spontanée de la population. Les jeunes qui ont été arrêtés pour le désordre, et pour ce qu’ils ont fait la nuit d’avant-hier, on perçoit que ce sont des jeunes qui n’étaient pas là pour défendre des intérêts publics, mais plutôt pour générer un climat de confusion, de désordre ; ça, c’est pas bon, ce n’est pas bon pour la ville, et le peuple le perçoit. »
C’est ainsi que s’exprimait le gouverneur de l’État de Rio de Janeiro, Sergio Cabral, le soir du 12 juin 2013, alors que la police militaire signalait que 2 000 personnes avaient manifesté dans la capitale de l’État contre la hausse des prix du transport. Quelques jours plus tard, après avoir pris connaissance du fait que plus de 100 000 personnes s’étaient rendus à une deuxième manifestation, son discours différait sensiblement : « Cette manifestation montre une jeunesse désireuse de participer, d’être présente, de questionner, de suggérer, et ceci est très beau (…). Vive la démocratie [6] ! ». Face à l’organisation d’événements sportifs planétaires (mondial de football de 2014, Jeux olympiques de 2016) désormais controversés au regard de l’investissement financier démesuré qu’ils représentent, le rappel opéré par ce mouvement « spontané » ne pouvait être plus brutal et, si l’on peut dire, plus mal tomber pour des élites politiques déjà accusées de brader ou de concéder des pans entiers de la ville au secteur privé. Cette réalité était déjà vivement dénoncée par des mouvements contestataires (Movimento Favela não se cala, Forum Comunitário do Porto) constitués autour de plusieurs favelas de la ville en lutte contre les évictions forcées, conséquence d’une valorisation immobilière planifiée.
L’ampleur de la contestation et les modes d’expression utilisés par des manifestants clairement non violents sont massivement masqués par les images d’une répression démesurée diffusées par des grands médias bien au fait. En réaction, les voix qui s’élevaient depuis la rue se faisaient de plus en plus fortes : « Si le tarif ne baisse pas, la ville va s’arrêter ! », lisait-on sur de nombreuses pancartes brandies pendant les manifestations. Les voix scandant ce même slogan le répétaient à merci des heures et des jours durant. Alors que les responsables politiques locaux reculaient un à un devant les masses qui peuplaient les rues et décidaient finalement d’annuler l’augmentation des tarifs de transport, le soir du 17 juin à Brasília des centaines de personnes rassemblées devant le Congrès national lisaient ensemble : « Notre acte a été victorieux, mais le mouvement ne fait que commencer. Nous faisons partie d’une lutte nationale, d’une lutte mondiale. On ne peut pas s’arrêter là […]. Nous allons seulement nous arrêter quand on aura mis un million, deux millions, trois millions, vingt millions ici pour leur dire que ce n’est pas juste ce qu’ils font avec notre santé, avec notre éducation ! Demain ce sera plus grand [7] ! ».
De la menace apolitique à l’écho de l’État fédéral. Ce que sont devenus les « vandales »
Un traitement de l’actualité en train de se faire ne peut se risquer à des interprétations hâtives, tant l’orientation du mouvement contestataire reste incertaine plusieurs mois après les premières manifestations, aussi bien du côté de l’organisation du mouvement que de sa réponse politique. Du point de vue de la contestation, le risque a un temps résidé dans la désignation d’un représentant chargé de parler au nom du peuple qui manifeste, ce que cherchaient les responsables politiques locaux pour faciliter les négociations.
À partir de ce mois de juin 2013, il semble que, dans les rues de Rio de Janeiro, São Paulo ou Brasília, mais aussi dans celles de villes plus petites, les mobilisations soient devenues visibles sur plusieurs fronts de revendications jusque-là peu publicisées : lutte contre les expulsions dans des favelas ; contre les dépenses jugées démesurées de projets urbains liés aux événements sportifs internationaux ; contre les discriminations raciales, sociales, sexuelles ; mouvements de fonctionnaires et d’employés ou encore de retraités précaires, etc. Les revendications des groupes qui portent ces mobilisations tendent à se retrouver autour de la question des transports. Dans les villes grandes et moyennes, un nombre toujours plus important d’hommes et de femmes passent, en effet, régulièrement plus de deux heures dans les transports, parfois pour un seul trajet, et souffre des effets d’un coût de la vie qui ne cesse d’augmenter.
Fait surprenant, la contestation a été initiée par des habitants qui semblaient avoir le moins de contraintes de transport, mais qui se sont sentis concernés par les thèmes du travail, du transport, ou plus généralement par la corruption structurelle du système politique. L’idée que la jeunesse urbaine brésilienne est consumériste et individualiste ne peut ici être défendue, à en juger notamment par le maintien des mouvements contestataires plusieurs mois après leur éruption. L’aliénation semble plutôt caractériser une stratégie largement adoptée par la police militaire, héritière du régime de la dictature militaire, qui est jusqu’à aujourd’hui en charge d’assurer la sécurité publique. Il ne fait aucun doute que la brutalité à laquelle elle se prête, jusqu’ici dénoncée sans succès par les nombreux habitants de quartiers pauvres et/ou périphériques qui subissent sa répression arbitraire et sa corruption, fait enfin trembler plusieurs secteurs de la vie politique brésilienne. En témoigne, d’ailleurs, un autre front de la mobilisation contre la résolution dite « PEC 37 », qui, si elle était votée, conduirait à destituer le Ministère public (c’est-à-dire la justice) des affaires de criminalité, laissant toute liberté aux forces de police d’enquêter sur des crimes dans lesquels elles sont souvent impliquées.
Le message des manifestants, d’abord entendu par la Présidente Dilma Roussef, qui proposait un plébiscite populaire permettant d’engager une profonde réforme du système politique, semble depuis être resté lettre morte. Le président de la Chambre des députés a, en effet, rejeté cette proposition, qui ne respectait ni le délai exigé par le Tribunal supérieur électoral pour organiser un référendum (70 jours), ni celui exigé par la Constitution dans le contexte des élections générales à venir en 2014. À ce jour (septembre 2013), et en lieu et place de ces réformes, demeurent principalement une querelle médiatique et un profond débat relatif aux libertés individuelles et collectives, dont celle de manifester sans subir une répression policière violente.