Le 10 mai 2022, une réunion publique est organisée à Lyon pour présenter les résultats d’une enquête menée par des journalistes de France Télévisions sur les pollutions aux perfluorés autour d’une usine de Pierre-Bénite, dans le bassin industriel lyonnais. Composés chimiques de synthèse, dits « éternels » du fait de leur persistance dans l’environnement et les organismes vivants, les perfluorés sont utilisés dans un grand nombre d’industries et de biens de consommation, du textile au revêtement des ustensiles de cuisine. Relativement alarmantes, les données de l’enquête, produites en collaboration avec un laboratoire néerlandais, prouvent une contamination des sols (notamment du stade de la ville), de l’eau et du lait maternel de certaines résidentes [1].
Alors que les habitant·es venu·es écouter les résultats de l’étude s’inquiètent des effets de ces pollutions sur leur santé, l’épisode rappelle que si les mobilisations relatives aux pollutions et à leurs conséquences sanitaires sont récurrentes sur ce territoire, elles n’ont jusqu’ici jamais débouché sur des contestations parvenant à remettre en cause les productions industrielles, à produire de nouvelles données, ou encore à changer les réglementations (Le Naour 2017). Preuve qu’il ne s’agit pas là d’une fatalité, les difficultés historiques dans la région Rhône-Alpes à la construction de causes et de mobilisations durables contrastent avec ce qui est observé en d’autres lieux, notamment dans plusieurs villes états-uniennes, où d’importants mouvements pour la justice environnementale ont vu le jour.
Depuis plusieurs années, des recherches en sciences sociales s’intéressent aux relations entre la production des savoirs scientifiques sur les effets des expositions toxiques et la mise en place de politiques de santé publique. En mettant l’accent de manière contre-intuitive sur la « science non produite », car non financée ou globalement ignorée (Frickel et al. 2010), ces travaux ont identifié des rapports de force, des pratiques et des dispositifs institutionnels qui permettent non pas tellement de produire de nouvelles connaissances mais, à l’inverse, de maintenir des formes d’ignorance structurelle quant aux conséquences nocives de certaines pollutions chimiques (Henry et al. 2021). Cette ignorance institutionnalisée résulte le plus souvent de l’articulation entre des stratégies bien comprises de la part de différents acteurs (économiques), dont le manque d’information sur un risque permet de ne pas engager la responsabilité (McGoey 2012), et du fonctionnement ordinaire de normes et espaces scientifiques et réglementaires.
Comment ces logiques opèrent-elles dans la région Rhône-Alpes ? Formulé autrement, comment comprendre la persistance, au sein d’un territoire pollué, d’un tel « non-problème » de santé publique (Henry 2021) ? Il est possible de donner quelques éléments de réponse en regardant de près le contenu des rares rapports (co)produits par les acteurs publics et économiques privés sur les risques industriels et sanitaires dans la région.
Entretenir la confusion autour des pollutions industrielles
Si de nombreuses données sont disponibles sur les accidents et les intoxications aiguës aux produits chimiques, peu d’informations le sont en revanche sur les effets chroniques et à long terme des pollutions industrielles pour la santé humaine. Au sud de Lyon, les firmes privées semblent jouer un rôle important dans le maintien de cette situation. L’industrie chimique lyonnaise parvient par exemple à maîtriser une partie des débats relatifs à la sécurité industrielle en réduisant la communication sur les risques aux seuls accidents ponctuels, comme en témoignent les campagnes « les bons réflexes » organisées tous les cinq ans sur ces enjeux spécifiques [2]. Or, ce cadrage a pour effet de laisser dans l’ombre les potentielles expositions toxiques dues à des rejets moins spectaculaires mais plus constants, comme ceux qui ont très récemment été documentés par l’action de Notre Affaire à Tous Lyon [3].
Les rares données de santé disponibles sur le territoire entretiennent quant à elles un flou sur les effets des pollutions industrielles sur la santé. Une enquête a par exemple été menée en 2008 par la Cellule inter-régionale d’épidémiologie de Rhône-Alpes (CIRE), financée par la Direction régionale des affaires sanitaires et sociales et cosignée par l’Institut national de veille sanitaire [4]. Elle porte sur trois zones de la région Rhône-Alpes, considérées comme à risques du fait d’un cumul de pollutions industrielle et automobile (Schmitt 2008). Parmi les membres du comité technique de suivi de l’étude, on compte plusieurs industriels : l’Union des industries chimiques Rhône-Alpes, Arkema Pierre-Bénite et Saint-Fons, Rhodia opérations Saint-Fons et la raffinerie Total de Feyzin.
Les signataires du rapport affirment qu’il n’est pas possible de conclure que les effets d’une exposition répétée à des émissions de polluants industriels multiples, provenant des industries et de la circulation automobile, soient cancérogènes, mais proposent tout de même que ces derniers « apparaissent prioritaires, d’un point de vue sanitaire, pour la mise en œuvre d’action de réduction des émissions » (Schmitt 2008). Comment expliquer cette ambivalence ? Il faut pour cela s’intéresser aux détails de la méthode choisie pour mesurer le risque. Cette dernière ne permet pas, en réalité, de trancher véritablement sur les effets sanitaires des pollutions.
Le rapport s’appuie en effet sur des Valeurs toxicologiques de référence (VTR) [5], instruments standards de gestion du risque, dont les fondements reposent essentiellement sur l’extrapolation aux humains des résultats obtenus sur des animaux. Or, l’interprétation qui est faite de ces études de toxicologie animale dépend des protocoles et des rapports de pouvoir à l’œuvre dans les sous-espaces scientifique et réglementaire au sein desquels elles circulent et sont discutées (Thomas 2021). Telles qu’elles sont réalisées et interprétées pour élaborer ces Valeurs toxicologiques de références, ces études expérimentales ignorent ainsi les effets de deux éléments essentiels qui caractérisent les expositions humaines : les expositions répétées à des faibles doses de produits toxiques, et l’exposition à plusieurs substances à la fois ou de façon consécutive, parfois appelée « cocktail d’expositions » (Dedieu et Jouzel 2015). On voit bien là comment les intérêts directs de certains acteurs économiques privés se trouvent mis à l’abri par les savoirs routiniers des politiques réglementaires, sans qu’il y ait nécessairement besoin d’intervention de leur part.
Science non produite
Ces angles morts dans la mesure des pollutions industrielles sont d’autant plus remarquables qu’il existe dans la région des maladies préoccupantes sans causes clairement reconnues. L’Observatoire régional de santé (ORS) identifie notamment une importante surmortalité [6] par cancers chez les hommes sur la commune de Pierre-Bénite par rapport à l’ensemble de la région Rhône-Alpes. Ainsi, rien ne permet de conclure que cette surmortalité soit liée aux pollutions industrielles, mais rien ne permet non plus d’être certain du contraire. Et pour cause, malgré deux pages de constats sur la pollution de l’air, le rapport de l’ORS interroge à peine ces facteurs, contrairement à d’autres qui sont plus spontanément évoqués, comme la consommation de tabac (Fontaine-Gavino et al. 2014, p. 16-17 et 39). Les dimensions environnementales et professionnelles sont ainsi évacuées pour focaliser l’attention sur des comportements individuels, bien que le cancer soit une maladie multifactorielle rendant complexe la distinction entre ses causes, par exemple entre l’amiante et le tabac dans le cas d’un cancer professionnel broncho-pulmonaire (Marchand 2016). Là encore, les représentants des industriels n’interviennent pourtant nullement dans la rédaction de ces rapports ou dans l’élaboration des méthodologies de ces diagnostics locaux. Ils se contentent de laisser perdurer des routines de recherche et des présupposés qui leur sont in fine favorables.
Pour l’instant, la réalisation de nouvelles enquêtes, fondées sur des méthodes adaptées à la recherche d’un lien entre pollutions et maladies, n’est pas envisagée. On trouve pourtant dans l’histoire des mobilisations environnementales différentes démarches qui permettent d’aborder de front ce doute persistant sur les conséquences sanitaires des activités industrielles. À Fos-sur-Mer, une étude dite « participative » a ainsi vu le jour grâce à l’association entre un groupe de scientifiques et des membres de la population locale concernés par les pollutions [7].
Dans le sud de Lyon, même si des critiques peuvent être émises par les riverains et leurs représentants, par exemple en cas de pollutions et accidents industriels, elles ont systématiquement tendance à être minimisées. Les risques apparaissent donc tacitement acceptés, sans que le doute ne soit levé sur les dangers pour la santé des populations. Pour décrire les conséquences sanitaires et environnementales à long terme de l’absence de prise en charge de ces problèmes de pollutions, certains auteurs nord-américains parlent de slow violence (Nixon 2011). Le couloir de la chimie lyonnais apparaît alors comme un cas emblématique de cette violence environnementale à bas bruit.
Bibliographie
- Dedieu, F. et Jouzel, J.-N. 2015. « Comment ignorer ce que l’on sait ? La domestication des savoirs inconfortables sur les intoxications des agriculteurs par les pesticides », Revue française de sociologie, n° 56, p. 105‑133.
- Fontaine-Gavino, K., Bolamperti, P., Mathey et A. et Dreneau, M. 2014. « Diagnostic local de santé. État des lieux quantitatif. Année 2013. Ville de Pierre-Bénite », Lyon : Observatoire régional de la santé Rhône-Alpes.
- Frickel, S., Gibbon, S., Howard, J., Kempner, J., Ottinger, G. et Hess, D. J. 2010. « Undone Science : Charting Social Movement and Civil Society Challenges to Research Agenda Setting », Science, Technology and Human Values, vol. 35, n° 4, p. 444‑473.
- Henry, E. 2021. La Fabrique des non-problèmes. Ou comment éviter que la politique s’en mêle, Paris : Presses de Sciences Po.
- Henry, E., Thomas, V., Angeli Aguiton, S., Déplaude, M.-O. et Jas, N. 2021. « Beyond the Production of Ignorance : The Pervasiveness of Industry’s Influence in the Shaping of Chemical Regulatory Policies », Science, Technology, and Human Values, vol. 46, n° 5, p. 911‑924.
- Le Naour, G. 2017. Aux marges de la ville bourgeoise, la périphérie tout contre l’usine. Mobilisations collectives éphémères et ambivalences de l’action publique, mémoire original, Habilitation à diriger des recherches en science politique, Université de Strasbourg.
- McGoey, L. 2012. « The Logic of Strategic Ignorance », The British Journal of Sociology, vol. 63, n° 3, p. 553‑576.
- Marchand, A. 2016. « Quand les cancers du travail échappent à la reconnaissance. Les facteurs du non-recours au droit », Sociétés contemporaines, n° 102, p. 103‑128.
- Nixon, R. 2011. Slow Violence and the Environmentalism of the Poor, Cambridge, Mass : Harvard University Press.
- Schmitt, M. 2008. « Évaluation des risques sanitaires associés à l’inhalation de composés organiques volatiles, métaux lourds et hydrocarbures aromatiques polycycliques autour de 3 zones multi-émettrices en Rhône-Alpes », Cire Rhône-Alpes, p. 40.
- Thomas, V. 2021. « Defects in Doubt Manufacturing : The Trajectory of a Pro-Industrial Argument in the Struggle for the Definition of Carcinogenic Substances », Science, Technology, and Human Values, vol. 46, n° 5, p. 998‑1020.