L’été 2022 a été marqué par une succession inédite de vagues de chaleur des deux côtés de l’Atlantique. Horizon encore lointain il y a quelques années, le changement climatique est devenu – au moins dans les mots – un enjeu prioritaire de la gouvernance des grandes métropoles, qui se sont dotées de dispositifs de gestion des risques climatiques allant de la rénovation énergétique des bâtiments à la lutte contre les îlots de chaleur urbains.
C’est dans ce contexte que paraît la traduction du livre d’Eric Klinenberg, Heat Wave. A Social Autopsy of Disaster in Chicago, paru en 2002 aux Presses de l’Université de Chicago et réédité en 2015 avec une nouvelle préface de l’auteur reproduite dans la traduction française. Publié dans la collection « À partir de l’Anthropocène » des éditions 205, Canicule a fait l’objet d’un travail de traduction et de composition soigné : soutenu par un appareil de notes de bas de page fourni et illustré par une soixantaine de tables et figures mêlant statistiques de mortalité, cartographies de quartiers de Chicago, extraits de coupures de presse, photographies et captures d’écran de journaux télévisés, Canicule précipite le lecteur dans le drame humain qu’ont vécu les habitants de Chicago face à une vague de chaleur d’une ampleur exceptionnelle, mise en cause dans la survenue de 739 décès entre le 14 et le 20 juillet 1995 et touchant disproportionnellement les personnes âgées, les hommes, les plus pauvres et la communauté afro-américaine.
Une ethnographie urbaine de la catastrophe : comment enquêter sur des personnes décédées ?
Le chapitrage du livre, séquencé autour d’enquêtes distinctes auprès des acteurs et lieux du drame de l’été 1995, lui donne l’allure d’un véritable thriller sociologique : « Un enfer urbain », « La ville des extrêmes », « Mourir seul… », « Race, habitat et vulnérabilité… », « L’État du désastre… », « Gouverner par les relations publiques », « La ville spectaculaire… », « Menaces émergentes… ». Se revendiquant tour à tour d’une « autopsie sociale » (p. 73) et d’une « épidémiologie sociale » (p. 82), l’auteur explicite sa démarche comme visant à « examiner les organes sociaux de la ville et identifier les conditions qui ont alors contribué à la mort d’un si grand nombre d’habitants » (p. 64), en proposant « une analyse à plusieurs niveaux qui intègre les facteurs politiques, économiques et culturels aux conditions individuelles et collectives prévalant dans les approches épidémiologiques » (p. 82).
Originaire de Chicago, Eric Klinenberg s’est appuyé sur un travail de terrain de seize mois (entretiens avec des personnes âgées isolées, observation de lieux publics, du travail de la police, des services sociaux mais aussi de la salle de rédaction du Chicago Tribune) ainsi que sur la collecte de sources de seconde main (études épidémiologiques, rapports de commissions d’enquête, reportages journalistiques), parmi lesquelles des sources « rarement utilisées », telles que des listes des effets personnels de personnes décédées ou des rapports de police décrivant les conditions de découverte des corps des victimes. Ces informations ont été complétées par la visite des lieux où les victimes de la catastrophe « ont vécu et perdu la vie » ainsi que par des discussions avec leurs « voisins, propriétaires, gestionnaires d’immeubles et, si possible, avec leurs amis et leurs proches » (p. 98). Ce recoupement de sources variées, qui rappelle les méthodes d’enquête des sociologues de la « première École de Chicago » (Topalov 2015, p. 286-294 [1]), a permis à l’auteur de reconstituer des récits de vie souvent saisissants, à l’image de la description suivante par laquelle s’ouvre l’introduction :
Le vendredi 14 juillet 1995 fut la journée la plus chaude de l’histoire de Chicago, et pourtant, la canicule n’est pas la seule raison pour laquelle Joseph Laczko est décédé tout seul à son domicile peu de temps après. Laczko, un homme de soixante-huit ans d’origine hongroise, était l’unique occupant d’un appartement des quartiers nord-ouest de la ville. […] Pour préserver un peu d’ordre au milieu de ce chaos de radios détraquées et de coussins empilés en vrac, Laczko rédigeait un calendrier dans lequel il enregistrait la température quotidienne et reproduisait les informations qui l’avaient marqué. Le 15 juillet, il y inscrivit le chiffre de “94 degrés” (35 degrés Celsius). Le 16 juillet, il était mort (p. 71).
Cet extrait donne le ton de l’ouvrage, écrit dans un style direct et accessible, oscillant entre le registre du pathos de l’autorité ethnographique et la montée en généralité de l’explication sociologique. Le premier chapitre, consacré à la « production sociale de l’isolement », expose ainsi une série de facteurs ayant contribué à la surreprésentation des personnes âgées parmi les victimes de la canicule (73 % d’entre elles avaient plus de 65 ans) : parmi ceux-ci, l’isolement croissant des personnes âgées (7 % des ménages américains étaient composés d’une seule personne en 1930, contre 25 % en 1995), un « comportement d’évitement » induit par la hausse de la criminalité et une « culture de la peur » (p. 133) entretenue par les médias qui n’incitent pas ces dernières à sortir de chez elles, les effets pervers d’une politique de relogement de toxicomanes dans les résidences pour seniors de la Chicago Housing Authority, etc.
Ce que l’« ère managériale » fait au gouvernement des catastrophes
Si l’auteur se défend de rechercher un « coupable » à cette crise, se trouvant en présence d’un « fait social total » qui ne peut être réduit aux « agissements d’un seul acteur, d’un unique agent causal ou d’une seule force sociale » (p. 95-96), il est difficile de ne pas voir dans son livre un réquisitoire contre la stratégie de gestion de crise de la municipalité de Chicago. Dans un chapitre sur les « réformes managériales » entreprises par le cabinet du maire Richard Daley, l’auteur identifie ainsi cinq caractéristiques ayant joué un rôle déterminant dans la crise de 1995 : « La délégation des principales prestations de santé et d’aide d’urgence à des organismes de type paramilitaire » (pompiers, police), « L’absence d’un système efficace d’organisation et de coordination des programmes d’intervention des différentes administrations » (ville, comté, État, gouvernement fédéral), « Une absence de volonté politique et d’engagement public en matière de fourniture des ressources élémentaires à la protection des habitants », « L’idée que les habitants de Chicago […] sont censés être des consommateurs actifs de biens publics » (eau, électricité) et enfin « La pratique consistant à gouverner par les relations publiques » (p. 250-251), qui est analysée à partir du modèle des « états de déni » de Stanley Cohen (Cohen 1996) dans un chapitre consacré à la communication de crise de la municipalité.
Enquêtant auprès des employés municipaux, qui sont « l’incarnation de l’État sur le terrain » (p. 251), le sociologue montre comment les agents de police de la ville, dont les effectifs ont augmenté à mesure que ceux des départements de la santé, du logement et des services aux personnes chutaient, ont vu leur rôle se transformer en prestataires de services (comme en témoigne la création en 1982 d’une Senior Citizens Service Division au sein du département de la police), sans être suffisamment préparés pour remplir ce rôle d’intermédiaires. De leur côté, les travailleurs sociaux des associations à but non lucratif, auxquelles la municipalité délègue entre autres les soins à domicile des personnes âgées, se trouvent confrontés à une pénurie de ressources et évitent de se rendre dans les quartiers les plus défavorisés de la ville, en particulier dans l’après-midi pour ne pas croiser les « membres des gangs et autres fauteurs de troubles » (p. 270). Les mêmes pratiques d’évitement qui dissuadent les personnes âgées isolées de sortir de chez elles les tiennent ainsi éloignées des services sociaux auxquelles elles pourraient prétendre. Enfin, la combinaison de coupes budgétaires dans un programme fédéral d’aide à la consommation d’énergie et d’une politique punitive des consommateurs ne payant pas leurs factures a restreint l’accès à l’électricité et à l’eau, l’absence de climatiseur en état de marche étant en cause dans 50 % des décès liés à la vague de chaleur, selon les Centers for Disease Control and Prevention (CDC). L’ouverture de plus de 3 000 bouches d’incendie par des jeunes de quartiers défavorisés entraîna par ailleurs des coupures d’eau dans plusieurs secteurs de la ville et une répression policière qualifiée par la presse locale de « guerre de l’eau » (p. 275).
L’« écologie sociale » et ses limites
L’auteur ne s’arrête pas à ce diagnostic des responsabilités politiques ou des facteurs de risque individuels dans la mortalité liée à la canicule, mais ambitionne de considérer « la ville elle-même comme objet d’étude » (p. 82), ce qu’il entreprend en comparant l’« écologie sociale » de deux quartiers à la mortalité contrastée. Le premier, North Lawndale, est un ancien quartier ouvrier marqué par l’effondrement de son tissu économique et commercial, aujourd’hui peuplé à 96 % par des Afro-Américains et qui présente tous les stigmates du « ghetto » (désertification commerciale, isolement social, violence des gangs, etc.). Le second, South Lawndale, surnommé le « Little Village », est un quartier à majorité hispanique aux rues « toujours animées » et au taux de délinquance trois fois inférieur au premier, où la centralisation des églises catholiques, le contrôle social informel des « yeux sur la rue » (Jacobs 2012) et des « dispositions culturelles » favorisent l’entraide et la solidarité intergénérationnelle. Sans surprise, le taux de mortalité lié à la canicule est dix fois supérieur à North Lawndale qu’à South Lawndale (40 contre 4 décès pour 100 000 habitants).
L’interprétation des causes de cet écart de mortalité a fait l’objet d’une controverse dans l’American Sociological Review, sur laquelle l’auteur revient brièvement dans une note de bas de page de sa préface à la deuxième édition (p. 33) : en analysant les certificats de décès du quartier de North Lawndale, Mitchell Duneier n’a comptabilisé que deux décès de personnes âgées isolées sur dix-neuf décès imputés à la canicule dans ce quartier, mettant en doute le bien-fondé du niveau d’analyse « écologique » défendu par Klinenberg [2]. Sans rouvrir ce débat qui pose la question de l’administration de la preuve et de l’inférence dans les enquêtes ethnographiques, on peut noter que la démonstration de l’auteur s’enracine dans un diagnostic largement partagé par les sciences sociales de son temps au point de former des lieux communs, de la notion d’« isolement social » (Wilson 1987) comme « cause fondamentale de problèmes sociaux nombreux et variés » (p. 113) à la théorie criminologique des « vitres brisées » (Kelling et Wilson 1982), qui sous-tend ses observations des « conditions écologiques favoris[a]nt la violence criminelle » (p. 229). Ce sens commun savant a largement orienté les observations de l’auteur, comme si son travail de terrain ne venait que confirmer les schèmes explicatifs dominants alors en circulation, sans que l’on puisse toujours rapporter son propos à des situations d’enquête précises : « Il suffit de quelques minutes d’observation dans chacun des deux quartiers… » (p. 182), « Lorsque je demandais aux habitants de décrire… » (p. 189), etc.
C’est que l’ouvrage de Klinenberg est le produit d’une époque et d’un contexte scientifique, à bien des égards révolus : comme il le reconnaît lui-même dans sa préface à la deuxième édition, « Écrire sur une catastrophe environnementale urbaine en 2015 est profondément différent de ce qu’il en était en 2000 », quand il a rédigé la première version de ce travail sous la forme d’une thèse de doctorat à l’Université de Berkeley. Alors que la présentation de l’éditeur invite à trouver dans Canicule des réponses au « défi majeur » du changement climatique « pour les villes et les nations de notre planète », cette question n’était pas problématisée ainsi par l’auteur, qui s’intéressait bien davantage aux « problèmes sociaux liés à l’isolement ou à l’abandon de liens communautaires » (p. 112). À l’exception d’une note en bas de la page 73, la notion d’« îlot de chaleur urbain » n’apparaît ainsi qu’à la page 345 à travers l’analyse d’un article du Chicago Tribune, pour être aussitôt évacuée comme un exemple de « cadrage en termes naturels et météorologiques », tandis qu’un acteur aussi central que la société Commonwealth Edison, qui détient le monopole de la fourniture d’électricité dans la région de Chicago et a été auditionnée par la municipalité à la suite de coupures de courant, est réduite au rôle d’un bouc émissaire des autorités pour « focaliser l’attention du public et enflammer l’humeur d’usagers déjà furieux des pannes de courant » (p. 288). On peut regretter qu’une étude se revendiquant du double héritage de l’École de Chicago et de la morphologie sociale durkheimienne se montre si peu curieuse à l’égard des contraintes matérielles du cadre bâti et des infrastructures vitales qui façonnent le « métabolisme urbain » (Roncayolo 1990).
Ce jeu des écarts entre la réception contemporaine de l’ouvrage de Klinenberg (Petitjean 2022) et le contexte intellectuel qui lui a donné naissance ne le rend que plus fascinant. De la même façon que l’étude de Durkheim sur Le Suicide doit être regardée non pas comme le point d’origine d’une « longue tradition d’épidémiologie sociale » (p. 82) à même de légitimer la démarche de l’auteur, mais plutôt comme le « point culminant de la tradition des statistiques morales » du XIXe siècle, selon Steven Lukes (Lukes 1973, p. 192), le livre de Klinenberg doit être regardé comme le point culminant d’une autre tradition scientifique, inaugurée par l’École de Chicago et promue aujourd’hui sous le label d’« ethnographie urbaine », plutôt que comme une étude pionnière de la vulnérabilité d’une grande métropole face au changement climatique.
Pour ce faire, il aurait fallu développer une autre conception du « social » que celle défendue par l’auteur, qui soit moins attachée à tracer une frontière séparant les phénomènes « sociaux » des phénomènes « naturels », et qui soit plus attentive aux imbrications entre la nature, les sciences et techniques, et les sociétés. Surtout, une telle approche aurait nécessité de dépasser le cadre localisé de l’enquête de terrain pour étudier les processus de longue durée ayant abouti aux choix politiques en matière d’urbanisme, d’aménagement du territoire et d’exploitation de la nature, qui font aujourd’hui l’objet de contestations multiples face à l’urgence climatique [3].
Bibliographie
- Cohen, S. 1996. States of Denial. Knowing about Atrocities and Suffering, Cambridge : Polity Press.
- Cronon, W. 2021. Chicago, métropole de la nature, Paris : Zones sensibles.
- Deffontaines, N. 2019. « Comment enquêter qualitativement sur le suicide ? La construction de trajectoires de suicidés auprès de ‘‘proches éloignés’’ », Genèses, n° 117, p. 94-108.
- Duneier, M. 2006. « Ethnography, the Ecological Fallacy, and the 1995 Chicago Heat Wave », American Sociological Review, vol. 71, n° 4, p. 679-688.
- Jacobs, J. 2012. Déclin et survie des grandes villes américaines, Marseille : Parenthèses.
- Kelling, G. L. et Wilson, J. Q. 1982. « Broken Windows. The Police and Neighborhood Safety », The Atlantic Monthly, mars 1982.
- Lukes, S. 1973. Émile Durkheim. His Life and Work : A Historical and Critical Study, Londres : Penguin Books.
- Petitjean, C. 2022. « D’une canicule à l’autre », La Vie des idées, 18 juillet 2022.
- Roncayolo, M. 1990. La Ville et ses territoires, Paris : Gallimard.
- Topalov, C. 2015. Histoires d’enquêtes. Londres, Paris, Chicago (1880-1930), Paris : Classiques Garnier.
- Wilson, W. J. 1987. The Truly Disadvantaged. The Inner City, the Underclass, and Public Policy, Chicago : University of Chicago Press.