L’histoire de l’environnement commence à prendre, en France, une nouvelle ampleur. Elle s’est trouvé un terrain d’élection : la ville, et un angle d’approche : la pollution. Des travaux pionniers d’André Guillerme et Sabine Barles à ceux plus récents de Geneviève Massard-Guilbaud, c’est toute l’histoire de la régulation des nuisances industrielles, depuis les débuts de l’industrialisation jusqu’à nos jours, qui est ainsi éclairée [1].
L’ouvrage de Thomas Le Roux, Le laboratoire des pollutions industrielles, s’attache au début de ce processus, en prenant pour cadre l’espace parisien, de 1770 à 1830. La raison est moins politique, même si la capitale a connu un mode de gouvernance spécial, du lieutenant général de police à la préfecture de police, qu’économique : Paris devient, au début du XIXe siècle, la capitale industrielle de la France. Avant de se retrouver rejetés en banlieue, les établissements industriels occupent le cœur de la capitale, où ils voisinent avec quelques-unes des plus nauséabondes activités artisanales : tannerie, boyauderie, etc. En un bref laps de temps, les autorités publiques se trouvent confrontées à un problème nouveau : comment réguler des activités économiquement vitales, mais sources de nuisances considérables ?
L’implantation des industries au cœur de la ville
C’est ainsi la naissance d’un nouveau mode de gouvernance urbaine qui est étudié par Thomas Le Roux. La concentration en milieu urbain d’activités polluantes, que l’époque désigne comme « insalubres », provoque des nuisances immédiatement visibles, qui appellent une réponse des pouvoirs publics : fumées, vapeurs, rejet d’eaux usées et de résidus dans les rivières. La question environnementale, dans le Paris pré- et post-révolutionnaire, est d’abord un problème de voisinage : ce sont les riverains qui dénoncent ces nouveaux établissements envahissants. Les réponses apportées par les pouvoirs publics visent à traiter ces plaintes en rendant la présence de l’industrie supportable par une triple stratégie : légitimer, rassurer, encadrer. Légitimer : dans un contexte d’industrialisation naissante et de concurrence avec l’Angleterre, l’industrie devient un secteur stratégique que l’État cherche à encourager. La révolution, avec l’effort de guerre, puis l’époque napoléonienne, avec la politique de blocus, font du développement de l’industrie une obligation patriotique. Or beaucoup d’industriels affirment la nécessité d’implanter leurs usines en ville, là où se trouvent la main d’œuvre et les consommateurs. La vente des biens nationaux, sous la révolution, a aussi pour effet de fournir des emplacements tout désignés, avec les anciens bâtiments ecclésiastiques. Le discours de légitimation de la présence de l’industrie en ville s’accompagne d’une stratégie de minimisation des dangers. Pour cela, le recours aux experts s’impose : médecins, pharmaciens et savants sont sollicités pour visiter les établissements, rédiger des rapports, et rassurer les populations quant aux risques encourus. Encadrer enfin : le décret de 1810 sur les établissements insalubres devient la pierre d’angle du nouveau dispositif qui confère à l’administration la haute main sur la régulation de l’espace urbain.
De ce point de vue, la rupture avec l’Ancien Régime n’est pas si forte : Thomas Le Roux montre bien qu’à partir des années 1770, le lieutenant de police de Paris, à la fois magistrat et fonctionnaire, commence à élaborer sa propre jurisprudence, excluant certaines fabrications de la ville (tripes, suif). Mais de nouvelles technologies, notamment liées aux découvertes chimiques, viennent remettre en cause ce premier équilibre. L’un des produits roi de la période est sans conteste l’acide sulfurique, utilisé dans de nombreux secteurs, de l’affinage des monnaies à la teinture des textiles. Pour l’obtenir, il fallait recueillir par condensation des vapeurs, dont une partie s’échappait dans l’atmosphère. Il n’est donc pas étonnant que l’une des plus importantes manufactures d’acide sulfurique de la fin de l’Ancien Régime, celle de Holker à Rouen, ait été au cœur de nombreuses contestations, dont le manufacturier ne se sortit que grâce à ses appuis politiques.
Entre science, industrie et politique : la régulation des pollutions industrielles
Avec l’acide sulfurique entrent en scène des acteurs essentiels du récit de Thomas Le Roux : les chimistes. Ils ont la particularité de se trouver des deux côtés de la barrière. Comme savants, ils commencent à être consultés par l’administration en tant qu’experts, dans les enquêtes de commodo et incommodo [2]. Mais les chimistes sont aussi des entrepreneurs, qui tentent de mettre en pratique des procédés qu’ils sont souvent les seuls à maîtriser. Un secteur comme l’industrie de la soude, de Leblanc à Pajot-Descharmes, est ainsi presque entièrement porté par les chimistes. Encore plus emblématique de cette fusion entre science, industrie et politique est la figure de Chaptal, chimiste et propriétaire de plusieurs usines de produits chimiques ou de produits de teinture à Montpellier et à Paris. Pendant les guerres de la Révolution, il participe au lancement de la poudrerie de Grenelle, dont l’explosion en 1794 fait plus de 500 morts. Il reprend ses activités industrielles sous le Directoire, avant de devenir ministre de l’Intérieur sous Napoléon entre 1801 et 1804. En tant que chimiste, et membre de l’Institut, son rapport, rédigé avec Guyton de Morveau, sert de base au décret impérial de 1810 sur les établissements insalubres. Son fils marche sur ses traces : après avoir repris la manufacture familiale d’acide sulfurique, aux Ternes, il est nommé en 1813 maire de Neuilly, le maire précédent ayant montré trop de sympathies envers les riverains qui s’étaient plaint des rejets de la manufacture d’acide.
Les chimistes et les pharmaciens siègent en bonne place dans l’instance qui devient le cœur de la politique de régulation de l’industrie à Paris : le conseil de salubrité, organisme consultatif créé auprès de la préfecture de police en 1802, dont le rôle ne cesse de croître. Il promeut notamment une politique d’amélioration et d’assainissement : utilisation du chlorure de chaux pour faire disparaître l’odeur des boyauderies, du charbon animal dans les raffineries de sucre pour empêcher la coagulation de l’albumine, procédés d’absorption ou de condensation des vapeurs. Autant de signes destinés à montrer que la science est capable de fournir les réponses pour diminuer progressivement l’insalubrité des établissements industriels. Ce rôle clé du conseil de salubrité explique comment la période étudiée par Thomas Le Roux, marquée par la montée du discours hygiéniste, est aussi celle de l’acceptation de l’industrie en ville, au risque de ses nuisances : les promoteurs en sont les mêmes et la science, la chimie notamment, crée d’une main ce qu’elle essaie de réparer de l’autre. Ce double positionnement n’est pas sans évoquer des situations plus contemporaines, où les ingénieurs sont en même temps experts et tiennent une partie des leviers de commande dans les ministères, comme dans le cas de l’industrie nucléaire par exemple.
Le laboratoire des pollutions industrielles offre ainsi une perspective historique plus qu’éclairante à des problèmes avec lesquels nous nous débattons aujourd’hui : l’acceptation du risque industriel au nom de la compétitivité économique, le rôle crucial des régimes d’expertise, l’accès aux ressources spatiales, fleuves et rivières en particulier ; du Furan à la Bièvre, ce furent ces rivières urbaines qui payèrent le plus lourd tribut au développement industriel.