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Être(s) au jardin

Transmettre l’expérience des jardins familiaux

Les jardins familiaux sont des espaces hérités, mais également fantasmés. À travers la relecture de l’exposition de photographies Jardins du Riesthal et de son catalogue, la paysagiste Julie-Amadéa Pluriel questionne les relations et les rêves que tissent des habitants avec le paysage singulier des jardins ouvriers.

Recensé : Jean-Christophe Bailly, Anne Immelé et Corinne Maury, Jardins du Riesthal, Mulhouse, Mediapop éditions, 2022, 128 p.

Les photographies argentiques de format carré et en noir et blanc constituant la série Jardins du Riesthal, rassemblées en un livre et une exposition [1] éponymes, donnent à voir les instants du quotidien dans les jardins familiaux d’un quartier de Mulhouse, et plus particulièrement de la parcelle n° 100, tenue par l’artiste, sa famille et quelques amis. Anne Immelé immerge le lecteur dans le monde des jardins familiaux, et dans une réflexion sur le temps et le vivant qui se déploie de façon singulière en ces lieux jardinés.

Un journal de bord photographique

Anne Immelé, photographe, docteure en arts, commissaire d’exposition, et enseignante à la Haute école des arts du Rhin, invite par ce travail à une observation de notre rapport poétique à la terre cultivée, dans la continuité de ses précédentes séries [2]. Les photographies ont été prises entre 2005 et 2021, à différentes saisons, et si l’ouvrage ne les classe pas par ordre chronologique, on peut noter une différence entre les plus anciennes – où la figure humaine est systématiquement visible, et particulièrement celle des enfants – et les plus récentes, où l’on perçoit d’autres présences qui peuplent le lieu, objets de jardinage et de recueil de l’eau, écrins végétaux, lumières et fumées, ou encore présence-absence des animaux par un chou grignoté. L’ordre choisi par l’artiste rebat le passage des années, les saisons et les motifs dans un enchaînement qui cherche les liens, les correspondances et les articulations d’une page à l’autre.

La justesse et la cohérence des choix graphiques de l’ouvrage en font un objet-livre éloigné des codes habituels de la littérature dédiée aux jardins. Un toucher non lisse au grain fin pour la couverture, les rabats intérieurs d’un beau vert acidulé, et tout le reste en valeurs de gris, jusqu’à la typographie, imprimée dans un gris moyen qui ne vient pas heurter la douceur des contrastes des images. Celle choisie pour la couverture, bien qu’elle ne permette pas seule de se situer dans des jardins familiaux, raconte déjà les partis pris sensibles de l’œuvre, représentant dans un cadrage resserré deux garçons perchés dans les branches d’un saule tortueux, le contact de la peau sur l’écorce, un bracelet de soleil. L’un rêve, l’autre semble l’écouter rêver, dans cet instant saisi où « une sorte d’imprégnation flottante et vague peut se produire entre la personne et le milieu [3] ».

Le jardin et la dérive du temps

Deux courts textes d’une grande beauté lexicale et sémantique accompagnent le livre de photographies. Le premier, écrit par Jean-Christophe Bailly, est inclus à la presque fin de l’ouvrage, et proposé en français et en anglais. Il arrive après que le lecteur s’est immergé dans le travail photographique. À cet endroit, il trouve une place modeste, qui n’est ni une introduction, ni une conclusion.

Définissant tout d’abord ce que sont les jardins ouvriers d’hier, devenus jardins familiaux aujourd’hui, en évoquant leur histoire, leur statut foncier si particulier et les règles d’usage qui en régissent l’existence, Jean-Christophe Bailly situe le projet de la photographe en rappelant ce que ces lieux ont de particulier dans leur organisation en parcelles juxtaposées, formant un ensemble à la fois cohérent et hétéroclite : « c’est la règle et le secret de cette sorte de lieux […] de libérer en leur sein des potentialités vivantes imprévues ».

Il développe ensuite une réflexion sur la nature toute particulière du rapport au temps que l’on peut vivre dans ces jardins, ici exprimé par les images photographiques : « le jardin […] est avant tout une halte, le lieu d’une accalmie où la vie se recompose ». Et, bien qu’on ne soit pas en présence d’un lieu d’oisiveté, l’auteur décrit ce que ces images transmettent d’un certain évanouissement de la notion de temps, évoquant notamment les présences d’enfants, qui suspendent le temps par une qualité de « lumière qui ne les aveugle pas mais les berce immobiles ». La sensibilité de l’artiste exprime pour lui « cette façon qu’ont les choses de se laisser porter par le temps qui les accueille ».

Sous-titrant ce texte «  Les jardins du Riesthal vus de l’intérieur  », l’auteur caractérise ce travail comme une forme de journal de bord, impliquant pleinement la photographe dans son propre quotidien. Cet ouvrage ne serait dans cette perspective pas un livre spécialisé sur les jardins familiaux, mais bien une trace d’une expérience vécue dans l’une des parcelles (avec quelques incursions dans les parcelles voisines), dans sa capacité à « composer un monde  » pour ceux qui, saison après saison la cultivent, la fréquentent, la regardent. Plus que jamais, «  la fonction d’abri ou de repli du jardin ouvrier  » est ici explorée, et cette dilatation du temps qui s’installe dans les photographies par une qualité de lumière agit comme une infusion et se place en contrepoint à notre époque, qui impose partout l’accélération, dans un hors-champ où autre chose se passe, où d’autres réalités peuvent éclore et vivre.

Un feuillet libre à l’encre verte

Glissé dans l’ouvrage, le second texte, intitulé « Être à la terre », imprimé à l’encre vert mousse et plié en accordéon, donne un riche éclairage sur l’œuvre photographique d’Anne Immelé. Son autrice, Corinne Maury, est chercheuse en études cinématographiques et réalisatrice.

Regardant les pratiques jardinières que traduit la série photographique, elle rappelle l’inspiration du jardin en mouvement de Gilles Clément dans l’éthique d’un jardinage pratiqué, «  sans forcer, […] laisser le vivant se répandre  ». Jalonnant son propos, l’idée d’une absence de lutte revient à plusieurs reprises : on y lit une «  alliance avec le terrain  » et des « collisions plus goûteuses que belliqueuses » dans cette parcelle menée dans un esprit « où s’efface fatalement l’idée de concurrence  ». L’une des photographies, un garçon qui bande son arc dans un plan pourtant assez resserré et centré, l’illustre bien : ni son regard ni la flèche ne sont orientés vers l’objectif, il n’y a pas de rapport de force.

Après une première partie réflexive sur le jardin, ce qu’il enfante et sa singularité, plusieurs passages égrènent les descriptions de présences contenues dans la série : beaucoup d’enfants et quelques adultes, des arbres, des chemins et des allées, jusqu’à la figure emblématique de la cabane, révélant à chaque fois les imbrications et entremêlements induits par une sensibilité artistique qui ne sépare pas. Ainsi, elle met l’accent sur le rapport au vivant et à la cohabitation d’un « projet photographique [qui] aborde le politique par une poétique de la relation  ». Ici, le jardinier est contenu dans une mer végétale, sa tête n’émerge pas, elle reste sous la ligne d’horizon, son corps tout entier dans la terre. Là, une brouette tapie au fond d’un écrin végétal opulent prend une présence troublante : «  le geste photographique saisit la lumière de la pagaille et renforce le parmi ».

Notre « teneur en poésie [4] »

Le projet photographique d’Anne Immelé est aussi une ode à l’enfance, au jeu et à l’ennui fécond qui éclot dans l’oubli des rythmes imposés par le temps mesuré. Le regard porté par l’artiste sur les corps et visages photographiés, sans artifices ni attentes, est de même nature que l’attention portée à toutes les présences du lieu, vivantes, inertes ou atmosphériques. Corinne Maury l’exprime dans sa description d’une des photographies, portait d’une petite fille dont les « bras nus sont comme des ailes d’enfance sans fard ». Les figures humaines habitent les paysages, qui ne se détachent pas en un simple arrière-plan. L’enfant, qui « voyage dans un périmètre restreint », vagabonde, déplie à l’infini un monde à partir de l’espace clos du jardin. Depuis là où il se trouve, il nous interpelle, nous enseigne à être au monde différemment. Les deux écrivains situent le projet photographique d’Anne Immelé comme réalisé depuis l’intérieur, capable de toute cette richesse de liens parce qu’elle-même en fait partie.

Enfin, l’artiste, tant dans sa pratique personnelle de jardinage que dans son regard photographique, décale les jardins familiaux de la seule logique productiviste qui a été leur fonction première. Le regain d’intérêt croissant des urbains pour ces parcelles, qui a d’abord représenté « un droit d’accès […] à un petit coin de paradis [5] » idéalisé, est désenchanté petit à petit par une prise de conscience grandissante de la qualité réelle de ces sols urbains [6], parfois impropre à des cultures vivrières. Son approche élargit leur rôle à une dimension politique plus globale, pour les resituer avant tout comme lieu de vie et d’accueil du vivant, dans une éthique de la relation au monde particulièrement féconde et nécessaire aujourd’hui.

Pour aller plus loin :

  • J.-C. Bailly, Une éclosion continue. Temps et photographie, Paris : Éditions du Seuil, 2022.
  • E. Morin, Des oasis de poésie, Paris : Éditions Poesis, 2023.
  • Habiter poétiquement le monde. Anthologie manifeste, conception, choix de texte et avant-propos de Frédéric Brun, Paris : Éditions Poesis, 2016.

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Pour citer cet article :

Julie-Amadéa Pluriel, « Être(s) au jardin. Transmettre l’expérience des jardins familiaux », Métropolitiques, 5 février 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Etre-s-au-jardin.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1996

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