Depuis son lancement en 2003, le Programme national de rénovation urbaine (PNRU) fait l’objet d’inquiétudes et de critiques, exposées dans différents travaux de recherche [1] et rapports officiels [2]. Parmi celles-ci figure en bonne place la question du déficit de participation des habitants. La loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine, dite « loi Borloo », qui instaure cette politique, y fait seulement allusion : le terme de « participation » ne renvoie qu’à la question financière (article 8) et celui de « concertation », évoqué comme un objectif dans l’article 10, mais jamais défini précisément, se fond dans une liste à la Prévert [3]. Un des enjeux de la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine de 2014 est d’ailleurs d’intégrer la participation des habitants aux projets.
Au-delà du flou réglementaire, du calendrier serré et de la gestion managériale du programme entretenant « un régime de concurrence entre les collectivités » (Epstein 2006, p. 11), la mise en œuvre de la concertation dans le PNRU repose sur une ambiguïté de fond : sur quoi faire participer les habitants, alors que les principaux objectifs sont fixés en amont par la loi (démolition–reconstruction, mixité sociale et diversification de l’habitat sur site) et présentés comme la solution incontestable pour améliorer les conditions de vie dans les quartiers populaires ? Ainsi, les dispositifs de concertation mis en place ont porté pour l’essentiel sur des projets de rénovation déjà ficelés ou des opérations ponctuelles – par exemple, l’aménagement temporaire d’un espace du quartier après démolition – ou encore des actions mémorielles. Plutôt qu’à l’association réelle des habitants à la conception et à la prise de décision (Bacqué et Gauthier 2011), ces dispositifs s’apparentent davantage à des instruments de « mise en acceptation » visant à obtenir le consentement des habitants (Noyer et Raoul 2008) à « une politique qui prétend améliorer leur situation, mais qui a été définie sans eux et qu’ils risqueraient de percevoir – parfois non sans raison – comme tournée contre eux » (Epstein 2012, p. 93).
Ce constat vaut aussi pour le projet de rénovation urbaine lancé fin 2005 dans le quartier du Petit Bard à Montpellier, l’un des plus pauvres de l’agglomération [4] (Berry-Chikhaoui et Medina 2010, 2014). Dans cette copropriété dégradée très majoritairement peuplée d’immigrés et de descendants d’immigrés – une population souvent considérée comme en faible capacité politique et peu encline à l’organisation associative (Gaxie 1978 ; Collovald et Mathieu 2009) –, les habitants ne sont pourtant pas restés sans voix. Ils ont imposé leur participation à travers des résistances et une lutte collective qui se sont renforcées tout au long de la rénovation urbaine.
La rénovation au Petit Bard, une illusion participative
Construit au début des années 1960 pour loger les rapatriés d’Algérie, le Petit Bard n’a fait l’objet d’aucun dispositif de la politique de la ville avant 2005. L’absence d’entretien et la dégradation des bâtiments ainsi que le très fort endettement de la copropriété ont alimenté un sentiment d’abandon parmi les habitants. En 2005, une convention de rénovation urbaine est signée entre la ville, l’État et ACM Habitat (bailleur social de Montpellier Méditerranée Métropole depuis 2015) pour les principaux signataires, accompagnée en 2007 d’un plan de sauvegarde de la copropriété (812 logements). Le programme de rénovation, dont l’achèvement est alors prévu pour 2009, projette la démolition de 456 logements, la construction de logements privés et de plus de 500 logements sociaux sur site et hors site, ainsi que la réhabilitation et la résidentialisation des bâtiments restants. La réalisation du programme – dont la maîtrise d’ouvrage déléguée est assurée par la Société [mixte] d’équipement de la région montpelliéraine (SERM) pour la ville de Montpellier – accuse des retards importants liés à la difficulté d’agir sur une copropriété privée, au changement d’opérateur au début du projet et à la faible implication d’ACM Habitat pour assurer les relogements dans le parc social [5]. Non seulement les propositions de relogement se font au compte-gouttes (Noyé 2011), mais nombre d’entre elles sont refusées par les habitants, ce qui contribue largement au retard du projet, qui n’est toujours pas complètement abouti en 2016.
© Isabelle Berry-Chikhaoui et Lucile Medina.
La concertation institutionnelle sur le programme de rénovation urbaine du Petit Bard est réduite à des réunions publiques surtout informatives, qui se tiennent en 2006 autour d’un projet déjà rédigé et fondé sur les grands principes édictés par la loi. Dans le cadre du relogement, les premières réunions publiques font rapidement place à un dispositif individualisé, laissant à l’écart les associations de locataires, y compris celles ayant participé à l’établissement d’une charte de relogement. Face aux rejets répétés des propositions de relogement par les habitants, la SERM organise en 2010 un autre type de réunions entre des habitants relogés triés sur le volet et des habitants en cours de relogement et inquiets : il s’agit de convaincre ces derniers des bienfaits du relogement et d’accélérer l’évacuation de la barre vouée à la démolition. Ces réunions prennent, là encore, la forme d’un huis clos, écartant les associations de locataires (et les chercheurs) qui souhaitaient être associés à ce dispositif.
Face à la faiblesse de la concertation institutionnelle, les habitants imposent pourtant leur participation, en se mobilisant collectivement « dans les marges et les failles de la démocratie et de la concertation » (Hatzfeld 2013, p. 3).
Comment la participation s’invite dans le projet
L’organisation des habitants du Petit Bard en association est en fait antérieure au projet de rénovation urbaine. La mobilisation émerge au début des années 2000 sous la forme d’un collectif autour des problèmes de malversations des syndics et de l’endettement de la copropriété, d’inflation des charges locatives et de dégradation du bâti, puis se traduit par la création d’une association de quartier, Justice pour le Petit Bard, à la suite d’un incendie mortel dans l’une des barres du quartier en 2004 qui laisse une quarantaine de familles sans logement. Cette association est impulsée par des leaders militants, trentenaires, descendants d’immigrés maghrébins et originaires de quartiers populaires de Montpellier (le Petit Bard et la ZUP [6] de la Paillade), dont l’engagement s’est déjà consolidé dans le cadre de mouvements comme le MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues) et se poursuit à partir de 2006 au sein du FSQP (Forum social des quartiers populaires) autour d’enjeux nationaux – le racisme institutionnel, la double peine, les bavures policières – et pour l’émergence d’un mouvement social, culturel et politique qui fasse entendre la voix des quartiers populaires. Soutenue par ces différents mouvements, Justice pour le Petit Bard offre un support aux colères et revendications habitantes qui s’intensifient dans le contexte de la rénovation urbaine et apparaît depuis lors comme la figure centrale de la mobilisation des habitants dans le quartier.
Dans un premier temps, l’association revendique une intervention publique d’urgence sur le quartier, contribuant ainsi à accélérer la signature de la convention de rénovation urbaine entre la ville de Montpellier et l’ANRU. Mais le projet, jamais débattu et en décalage avec les priorités des habitants, suscite des désillusions qui renforcent les mobilisations. Les contestations et revendications observées relèvent de trois registres distincts. Un registre financier, d’abord : outre l’inquiétude quant à l’augmentation des loyers et des charges liée au relogement, la question de la compensation financière accordée aux petits propriétaires occupants expropriés est prégnante. Mal indemnisés [7], ceux-ci se retrouvent dans l’incapacité de racheter un appartement ailleurs et perdent ainsi le statut matériel et symbolique que leur procure la propriété. Le deuxième registre de contestation est domestique : les caractéristiques des logements proposés pour le relogement sont souvent en décalage avec les usages et les attentes des habitants. Enfin, les revendications portent sur le quartier habité : de nombreux habitants souhaitent être relogés sur place ou à proximité. Ils soulignent le risque de rupture des sociabilités et solidarités que fait peser un relogement hors-site et dénoncent le fait qu’il les priverait des aménités présentes et à venir du quartier – ce qui revient à les déposséder des bénéfices de la rénovation urbaine alors qu’ils supportent depuis des années des conditions de logement qu’ils jugent indécentes. Cette demande de maintien sur place entre ainsi pour partie en contradiction avec un des principes fondateurs du programme : la mixité résidentielle. S’ils ne remettent pas en cause directement ce principe, les habitants et Justice pour le Petit Bard refusent que cela se fasse au prix de ce qu’ils considèrent comme une éviction du quartier.
© Isabelle Berry-Chikhaoui et Lucile Medina.
Justice pour le Petit Bard se mobilise dès lors pour créer un rapport de force et s’inviter à la table des négociations sur le relogement et l’indemnisation des petits propriétaires occupants. L’association organise ainsi diverses actions : des opérations « coup de poing » comme des occupations de locaux, des recours directs adressés au ministère de la Ville et l’accueil du ministre sur place (en 2004 et 2014), l’organisation de forums nationaux dans le quartier (FSQP), l’interpellation des élus locaux lors de visites ou de réunions dans le quartier, et enfin tout un travail de veille, de soutien et de conseil aux habitants au quotidien et lors d’événements traumatisants – comme les incendies de 2004 et 2010 dans la barre A, qui conduisent les habitants sinistrés à occuper le gymnase du quartier en 2004 et la Maison pour tous en 2010, chaque fois durant plus d’un mois. En 2011, l’association s’engage plus globalement sur le droit au logement, avec l’ouverture d’une permanence dans le quartier. À travers ces mobilisations, les habitants cherchent à infléchir le projet de rénovation pour faire valoir leur vision du quartier et leur droit à y vivre ; mais, simultanément, leur exigence porte sur la reconnaissance de leur citoyenneté et sur la remise en cause du caractère individuel des négociations conduites par l’opérateur dans le cadre du relogement.
Source : Forum social des quartiers populaires.
Le Petit Bard, lieu de politisation et de transmission de savoir-faire militants ?
La mobilisation porte ses fruits. Les familles sinistrées à la suite de l’incendie de 2004 sont ainsi relogées directement dans des logements définitifs, et non provisoirement dans des chambres d’hôtel, comme cela leur était proposé dans un premier temps. Le collectif parvient aussi, en 2008, à imposer que l’ensemble des appartements du nouveau bâtiment d’habitat social Arthur-Young soit réservé aux habitants de la barre A vouée à la démolition – en dérogation au principe de mixité sociale fixé par le PNRU, qui vise à accueillir des ménages plus solvables et en provenance d’autres quartiers. De même, les habitants de la tour, second bâtiment démoli, seront relogés dans les immeubles construits par la suite dans le quartier. Ces succès ont toutefois été obtenus grâce à une intense mobilisation, marquée par les longues occupations de bâtiments publics par les femmes et les enfants, ainsi que par les résistances individuelles aux pressions autour du relogement, et la grande disponibilité et ténacité des leaders de l’association. Mais la dureté de ces batailles, en renforçant le sentiment d’être méprisés, a aussi alimenté la mobilisation dans ce quartier, à l’instar d’autres mobilisations de précaires (Collovald et Mathieu 2009), notamment autour du droit au logement.
© Isabelle Berry-Chikhaoui et Lucile Medina.
Depuis 2014, les mobilisations au Petit Bard s’élargissent à la question de la mixité scolaire. Cette bataille est conduite par un collectif de parents d’élèves – autour d’une dizaine de mères particulièrement actives – qui dénonce la ségrégation à l’école et la vacuité des discours sur la mixité [8], alors que la révision de la carte scolaire en cours à Montpellier tend, dans le quartier, à renforcer la ségrégation au collège. On observe des liens entre Justice pour le Petit Bard et ce collectif : soutien matériel et logistique de l’association lors de manifestations, mais aussi coprésence lors de réunions publiques autour d’un enjeu partagé de reconnaissance. Le Collectif des parents du Petit Bard–Pergola pose plus généralement la question du droit à une éducation juste et égalitaire et a organisé dans ce cadre à Montpellier, en mars 2017, des « États généraux de l’éducation dans les quartiers populaires », avec la participation de parents, de chercheurs, de militants et d’enseignants de Montpellier, Paris, Toulouse et Marseille. Ces journées, qui portaient plus largement sur les questions de ségrégation, de justice sociale et sur « la place de l’expertise citoyenne pour les quartiers populaires », ont compté parmi les intervenants Mohamed Mechmache, auteur avec Marie-Hélène Bacqué du rapport Pour une réforme radicale de la Politique de la ville (2013), et Khalid El Hout, leader de Justice pour le Petit Bard, ce dernier revenant sur les batailles conduites dans le cadre de la rénovation urbaine.
© Isabelle Berry-Chikhaoui et Lucile Medina.
© Isabelle Berry-Chikhaoui et Lucile Medina.
La proximité entre ces mobilisations suggère que le contexte spécifique de la rénovation urbaine au Petit Bard – caractérisé par un projet de démolition massive d’une copropriété et par la présence antérieure de militants aguerris – a été le terreau de la politisation des habitants et de la transmission de savoir-faire militants, conduisant à l’élargissement de la mobilisation autour d’enjeux dépassant le projet urbain.
Bibliographie
- Bacqué, M.-H. et Gauthier, M. 2011. « “Participation, urbanisme et études urbaines”. Quatre décennies de débats et d’expériences depuis “A ladder of citizen participation” de S. R. Arnstein », Participations, n° 1, p. 36‑66.
- Bacqué, M.-H. et Mechmache, M. 2013. Pour une réforme radicale de la politique de la ville, rapport au ministre délégué chargé de la ville.
- Baudin, G. et Genestier, P. 2006. « Faut-il vraiment démolir les grands ensembles ? », Espaces et Sociétés, n° 124‑125, p. 207‑222.
- Berry-Chikhaoui, I. et Medina, L. 2010. « Chapitre 1. Sentiment d’injustice, lutte pour la citoyenneté et la reconnaissance du quartier. Le cas de la copropriété dégradée du Petit Bard à Montpellier », in A. Deboulet (dir.), La Rénovation urbaine entre enjeux citadins et engagements citoyens, rapport de recherche du Plan urbanisme, construction, architecture (PUCA), p. 27‑68.
- Berry-Chikhaoui, I. et Medina, L. 2014. « La mixité sociale dans la rénovation urbaine : une aspiration des habitants ? La copropriété du Petit Bard à Montpellier », in A. Deboulet et C. Lelévrier (dir.), Rénovation urbaine en Europe : quelles pratiques ? Quels effets ?, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 269‑279.
- Berry-Chikhaoui, I. Chevalier, D. et Medina, L. 2016. « Le quartier du Petit Bard dans la rénovation urbaine : la double peine de la discrimination ethnique et territoriale ? », in C. Hancock, C. Lelévrier, F. Ripoll et S. Weber (dir.), Discriminations territoriales, Paris : L’Œil d’or, p. 217‑237.
- Comité d’évaluation et de suivi de l’ANRU (CES). 2011. Les Quartiers en mouvement. Pour un acte 2 de la rénovation urbaine, juillet.
- Comité d’évaluation et de suivi de l’ANRU (CES). 2013. Changeons de regard sur les quartiers. Vers de nouvelles exigences pour la rénovation urbaine, janvier.
- Collovald, A. et Mathieu, L. 2009. « Mobilisations improbables et apprentissage d’un répertoire syndical », Politix, n° 86, p. 119‑143.
- Deboulet, A. et Lelévrier, C. (dir.). 2014. Rénovation urbaine en Europe : quelles pratiques ? Quels effets ?, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
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- Epstein, R. 2005. « Gouverner à distance. Quand l’État se retire des territoires », Esprit, novembre, p. 96‑111.
- Epstein, R. 2012. « ANRU : mission accomplie ? », in J. Donzelot (dir.), À quoi sert la rénovation urbaine ?, Paris : Presses universitaires de France, p. 51‑97.
- Gaxie, D. 1978. Le Cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris : Éditions du Seuil.
- Gilbert, P. 2014. Les Classes populaires à l’épreuve de la rénovation urbaine. Transformations spatiales et changement social dans une cité HLM, thèse en sociologie et anthropologie, université Lyon‑2.
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- Kirszbaum, T. 2008. Rénovation urbaine. Les leçons américaines, Paris : Presses universitaires de France.
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- Lelévrier, C. 2010. « La mixité dans la rénovation urbaine : dispersion ou re-concentration ? », Espaces et Sociétés, n° 140‑141, p. 59‑74.
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