À l’automne 1937, László Moholy-Nagy (1895-1946), maître au Bauhaus de Weimar et Dessau de 1923 à 1928, ouvre le New Bauhaus dans la ville de Chicago. Jusqu’à son décès en 1946, il dirige cette école, fondée sur les mêmes principes d’enseignement que l’institution allemande [1]. Les enseignants (en majorité des Européens récemment émigrés) défendent ainsi l’idée que la combinaison de l’art, de la science et de la technologie permet de répondre aux problèmes contemporains de l’individu, perdu dans un environnement industriel chaotique. Cette mission salvatrice est particulièrement bien accueillie aux États-Unis : la période est alors marquée par un renforcement de la dépression économique et d’une remise en question de la politique du New Deal. L’ouverture du New Bauhaus est par ailleurs permise grâce à l’Association of Arts and Industries, créée en 1922 par un groupe d’industriels américains qui souhaitent fonder une école de design industriel inspirée du Bauhaus allemand. Dans ce contexte de crise, où l’on cherche de nouvelles réponses de rendement et d’organisation structurelle, cette école allemande apparaît alors comme un modèle de modernité et d’efficacité [2]. Particulièrement sensible à l’art d’avant-garde européen, Walter P. Paepcke, dirigeant de l’entreprise de packaging Container Corporation of America, basée à Chicago, joue un rôle fondamental pour l’établissement et le maintien du New Bauhaus (Jones 2009).
Art moderne, design et photographie à Chicago
À la date de l’ouverture du New Bauhaus, si Chicago est marquée par un grand dynamisme des milieux industriels et architecturaux (Castex 2010), elle apparaît encore assez timide dans la promotion de l’art moderne. L’école influera grandement sur le développement de cette ville comme un foyer innovant dans le domaine du design, de la publicité, mais également de la photographie. Médium contemporain par excellence, celle-ci occupe une place de choix dans le programme de l’institution. Bien que Walter Peterhans ait créé un cours en 1929 au Bauhaus de Dessau, et que Moholy-Nagy l’enseignait déjà de manière informelle depuis 1923, la photographie n’y a jamais occupé une place centrale, comme c’est le cas à Chicago. Au New Bauhaus, elle devient l’une des principales matières enseignées et constitue un outil privilégié dans chaque phase de l’éducation des élèves, dont les travaux sont intégrés aux nombreuses expositions et publications de l’institution. Son enseignement, dirigé par le jeune György Kepes (1906-2001), s’intègre dans l’éducation générale du designer : au sein du Light and Advertising Workshop, les élèves approfondissent diverses disciplines, comme la photographie, le film, le graphisme, « en vue de leur application aux industries de la publicité et de l’édition » (Findeli 1996, p. 59). Considéré très rapidement comme la plus importante réussite pédagogique de l’école de Chicago, ce programme fait également profondément évoluer l’enseignement de la photographie aux États-Unis (Jones 2006). De la fin des années 1940 au tout début des années 1970, sous la direction d’Arthur Siegel (1913-1978), de Harry Callahan (1912-1999) puis d’Aaron Siskind (1903-1991), l’enseignement de la photographie dans cette école – quoique moins enclin aux manipulations techniques promues par leurs prédécesseurs – garde une place essentielle et contribue de manière significative à la diffusion d’une approche libre et expérimentale du médium.
Si, de par le rayonnement individuel de nombreuses personnalités qui y ont été associées, cette école est reconnue aux États-Unis et ailleurs, étonnamment peu d’expositions ou d’ouvrages d’envergure lui ont été consacrés. Élaborés et présentés à l’occasion des 80 ans de l’institution et en amont des célébrations du centenaire du Bauhaus en 2019, l’exposition New Bauhaus Chicago : Experiment Photography and Film, tenue à l’hiver 2017-2018 au Bauhaus-Archiv/Museum für Gestaltung de Berlin, et son catalogue éponyme, viennent admirablement combler ce manque. Ce projet, piloté par Sibylle Hoiman, conservatrice au Bauhaus Archiv, et l’historienne de l’art Kristina Lowis, a été pensé à partir des collections du Bauhaus Archiv berlinois et agrémenté de nombreuses archives et d’œuvres provenant de diverses collections américaines, situées pour la plupart à Chicago. C’est l’un des points forts de l’ouvrage : le corpus iconographique donne à voir de très nombreux œuvres et documents inédits. En particulier les photographies prises dans les salles de classe et les ateliers, quelques précis de cours, des projets et maquette d’étudiant(e)s, encore des brochures de présentation éditées par l’école. Quelques lettres historiques se trouvent également intégralement reproduites, telle celle envoyée par Walter Gropius (alors enseignant à l’université d’Harvard dans le département d’Architecture) à Norma K. Stahle, directrice exécutive de l’Association of Arts and Industries, où il lui recommande d’engager Moholy-Nagy comme directeur du New Bauhaus.
Une (re)découverte iconographique
Outre ces documents d’archives, l’intérêt indéniable de l’ouvrage tient à l’originalité du corpus iconographique. Parmi les photographies signées par les « grands noms » de l’école, tels László Moholy-Nagy, György Kepes, Nathan Lerner, Myron Kozman, Barbara Crane, Joseph Jachna, Harry Callahan, Arthur Sinsabaugh, Aaron Siskind, Henry Holmes Smith, Ray K. Metzker, Yasuhiro Ishimoto, ou encore Charles Sweadlund, le catalogue inclut des œuvres peu connues de ces derniers. De plus, ce corpus fait émerger plusieurs personnalités plus confidentielles, telles Robert Donald Erickson, Eugene Harmon Godfrey, Robert Stiegler, Larry Janiak ou Else Tholstrup. L’ensemble des images choisies pointe intelligemment le doigt sur le fait que la veine abstraite et expérimentale des images produites au sein de l’école dépasse largement les pratiques de laboratoire : dès les premières années, les étudiants sont encouragés à rechercher le motif graphique et le sujet documentaire à l’extérieur, dans la ville elle-même. De jour comme de nuit, l’architecture, les véhicules comme les habitants de Chicago deviennent en effet prétextes à des études de lumières ou d’effets de matières, et ils donnent lieu à toutes sortes de fragmentations, de photomontages ou d’abstractions photographiques, en noir et blanc ou en couleurs. À ces nombreuses études – témoins naturels des transformations du paysage urbain – on compte aussi un certain nombre de photographies à visée ouvertement documentaires, telles celles signées par Yasuhiro Ishimoto montrant Martin Luther King Jr. de passage à Chicago (1960), ou celles qui constituent la surprenante maquette A Game in City Street (1952) qu’Else Tholstrup réalise à partir d’images montrant des enfants jouant aux gangsters dans les rues de la ville. Ainsi, ce qu’on perçoit ici aussi, en filigrane, c’est l’histoire d’une ville et ses évolutions dans le temps.
Du New Bauhaus à l’Institute of Design in Chicago : évolutions et diffusion des enseignements
La qualité des textes publiés parfait ce corpus d’images. Comme le rappelle Kristina Lowis, trois des auteurs – Stephen Daiter, John Grimes, Elizabeth Siegel – furent « personnellement engagés » dans l’école en tant qu’enseignants ou historien(ne)s de l’institution, ou « proches de certains de ses acteurs importants » (p. 22). L’ensemble des textes offre des points de vue novateurs et complémentaires sur celle-ci, en faisant émerger de nouvelles pistes d’analyse. Parmi ces sujets d’étude, le lien ténu (mais nécessairement complexe) unissant l’institution allemande d’origine et son homologue américaine est étudié dans la contribution de Sybille Hoiman, consacrée à la politique d’acquisition du Bauhaus Archiv et à son action dans la diffusion des documents et œuvres relatives à l’école de Chicago. Lowis et Grimes offrent quant à eux une analyse précise de la mise en place et de l’application des enseignements, depuis leur phase originale, la plus expérimentale, jusqu’à leur adaptation pionnière avec l’arrivée du numérique, en passant par leurs modifications successives proposées par les différentes générations d’enseignants (p. 32-43 et p. 65-75). Ces deux textes complètent intelligemment, sans les répéter, les premières pierres posées par l’exposition et le catalogue Taken by Design, Photographs from the Institute of Design : 1937-1971, élaborés et présentés en 2002 à l’Art Institute of Chicago (Travis et Siegel 2002). Un des ajouts majeurs par rapport à ce projet précédent est d’éclairer, grâce à d’autres textes publiés ici, sur les conditions ayant permis la diffusion massive de l’école, depuis ses premières années d’existence jusqu’à aujourd’hui. S’appuyant sur une étude des brochures de présentation de l’école datant de l’époque de la School of Design in Chicago, l’historienne de l’art Astrid Bähr éclaire ainsi les techniques de communication de l’institution durant ses premières années, comme sa réception auprès du public (p. 100-111). Stephen Daiter se concentre sur l’intégration progressive des œuvres produites dans le marché de l’art. Il rappelle avec pertinence que la raison principale expliquant l’aura de l’école de Chicago tient au fait que la plupart des étudiants, à la fin de leurs études, prennent à leur tour des postes d’enseignants dans diverses écoles ou universités du pays. Ainsi, l’enseignement de la photographie aux États-Unis, des années 1940 jusqu’aux années 1980, est clairement dominé par des anciens de l’Institute of Design (p. 112-120). Elizabeth Siegel rappelle de son côté le rôle des collections publiques, notamment celui de l’Art Institute of Chicago, dans l’acquisition puis dans l’organisation d’expositions consacrées aux personnalités de l’école. Cette promotion, assez discrète dans les années 1940, est véritablement impulsée à partir des années 1950, lorsque Peter Pollack commence à porter son intérêt sur le travail produit à l’Institute of Design, en particulier sur ceux de Callahan, Siskind et Siegel (p. 170-176). Enfin, Kristina Lowis propose une ouverture en analysant certaines productions de six photographes contemporains basés à Chicago, qui travaillent aujourd’hui dans le même esprit d’ouverture tel que prodigué au New Bauhaus et à l’Institute of Design (p. 186-193). Cette sélection s’appuie sur l’exposition récente Workshop in Light and Color : The Legacy of the New Bauhaus in Chicago (University of New Mexico, Taos, 2016), ainsi que sur « la collection et l’expertise du Museum of Contemporary Photography » de Chicago (p. 187).
L’ensemble des textes proposés dans l’ouvrage permet d’enrichir significativement l’historiographie du sujet, en faisant émerger d’autres personnalités – enseignants, étudiants et autres – liées à l’école. La présence d’un index des noms cités, ainsi que d’une bibliographie assez fournie, mérite d’être saluée ici, tant cet ouvrage s’impose, pour toutes ces raisons, comme un précieux outil de travail.
Bibliographie
- Castex, J. 2010. Chicago 1910-1930. Le Chantier de la ville moderne, Paris : Éditions de la Villette.
- Findeli, A. 1996. Le Bauhaus de Chicago. L’œuvre pédagogique de László Moholy-Nagy, Sillery (Québec) : Septentrion.
- Jones, J. 2006. « Un art publicitaire ? », Études photographiques, n° 19, p. 46-67.
- Jones, J. 2009. « L’avant-garde européenne au service du capitalisme », Études photographiques, n° 24, p. 42-71.
- Travis, D. et Siegel, E. (dir.). 2002. Taken by Design, Photographs from the Institute of Design : 1937-1971, Chicago : The Art Institute of Chicago-The University of Chicago Press.