En début d’année, à Rio de Janeiro, deux violents orages ont fait un nombre de morts significatif et de gros dégâts matériels, ce qui a une fois de plus mis en évidence le très mauvais état de l’infrastructure urbaine et la négligence des pouvoirs publics au niveau de la municipalité, de l’État de Rio et de l’État fédéral. Conséquence de ces orages, deux immeubles de cinq étages se sont effondrés dans la favela de Muzema, dans la Zone ouest de la ville, faisant ainsi vingt-quatre morts [1]. Tandis que les secouristes recherchaient désespérément des survivants dans les décombres, des voix se sont élevées dans les médias pour en rejeter la faute sur les victimes. D’après ces commentaires, les propriétaires des logements concernés aspiraient à un style de vie de classe moyenne sans avoir à payer d’impôts, de frais de transaction, ni les charges propres à la ville formelle. En revanche, personne n’a évoqué les raisons qui avaient poussé (et poussent encore) ces habitants à prendre de telles décisions, qui répondent à des processus dans lesquels convergent des politiques publiques de logement minimales ou très excluantes.
La tragédie de Muzema est liée, même indirectement, à d’autres événements politiques récents, comme l’assassinat de la conseillère municipale Marielle Franco, qui a été abattue (avec son chauffeur, Anderson Gomes) alors qu’elle enquêtait sur les pratiques de groupes paramilitaires et du crime organisé, connus sous le nom de milices, qui interviennent dans un certain nombre de favelas et de quartiers de Rio. Les quelques réflexions qui suivent prétendent donc contextualiser historiquement les conséquences perverses de la concomitance des phénomènes climatiques, des politiques publiques et d’une nouvelle dynamique d’expansion immobilière informelle dans certaines favelas de la ville, contrôlées par les milices.
Source : Google, 2019.
Pluies et politiques publiques dans les favelas de Rio de Janeiro
Vers la fin de l’été, Rio subit fréquemment des orages violents, qui provoquent de sérieux désagréments dans la ville. Cette année, cependant, ils se sont inscrits dans la lignée de désastres semblables à ceux provoqués par les pluies en 1966 et 1967, 1988, 1996 et 2010 [2]. Ces orages ont laissé leur empreinte dans la mémoire des habitants et dans l’urbanisme de Rio, dont la beauté géographique et naturelle est aussi source de difficultés dans la vie quotidienne. Rio de Janeiro est une métropole qui s’est développée en occupant et en transformant un espace accidenté, situé au milieu de vallées, de montagnes, de lagunes et d’estrans.
Les orages de ces cinquante dernières années ont suscité des réponses en termes de politiques publiques et d’assainissement urbain. Les pluies de 1966, par exemple, provoquèrent des glissements de terrain sur plusieurs collines, laissant des morts et poussant les habitants de favelas à se déplacer. En conséquence, la ville créa l’institut de géotechnique (connu aujourd’hui comme GEO-Rio), dont le niveau d’excellence technique est mondialement connu en ce qui concerne la protection des flancs de colline menacés d’effondrement. Le conseil municipal a aussi développé une grande expertise dans les travaux d’infrastructure dans les favelas depuis les années 1980. Celle-ci s’est concrétisée au milieu des années 1990 dans le célèbre programme d’aménagement Favela-Bairro, qui a bénéficié d’un financement de la Banque interaméricaine de développement afin de réaliser des travaux d’infrastructure et de services urbains dans de nombreuses favelas. Les réponses aux orages de 2010, quant à elles, ont été plus ambiguës : certes, la municipalité a créé le Centre d’opération Rio, important outil de haute technologie permettant de gérer les désastres, et qui a mis en place des radars météorologiques et des sirènes dans les favelas afin d’avertir sur les risques de glissements de terrain et de coulées de boue pendant les orages. Mais les habitants eux-mêmes n’ont pas été impliqués activement dans la mise en place de ces dispositifs, si bien que, lorsque les situations d’urgence se sont ensuite présentées, ils n’ont pas su comment réagir face à ces circonstances, quand bien même ils avaient été alertés par les sirènes [3].
La gravité des orages de cette année est particulièrement troublante si l’on met en regard l’abandon institutionnel dont les favelas ont été victimes, les investissements de plusieurs millions de reais et les travaux de réhabilitation liés à l’organisation récente d’énormes événements internationaux. Ainsi, « l’urbanisme olympique », articulé à une spéculation immobilière vorace et à la collusion entre entrepreneurs, responsables politiques et pouvoirs publics qui ont profité de l’occasion pour s’enrichir grâce à l’inflation des prix et l’endettement public [4], a engendré de nouvelles démolitions de favelas et développé la ségrégation.
L’incohérence, la vision à court terme et l’insuffisance de politiques urbaines allant dans le sens des intérêts des habitants des favelas ont suscité une grande défiance parmi ces derniers. Des programmes d’amélioration urbaine de qualité, comme Favela-Bairro, précédemment mentionné, ont été abandonnés. Le conseil municipal a préféré utiliser les ressources fédérales pour réaliser des ouvrages monumentaux comme des téléphériques ou des ascenseurs panoramiques, qui actuellement ne fonctionnent plus, du fait des difficultés de l’État de Rio à faire face à des coûts de maintenance très élevés. Les habitants n’ont jamais été appelés à participer à la prise de décision au sujet des besoins de leurs propres quartiers.
Vers un urbanisme milicien
Historiquement, la création des favelas et leur consolidation sont liées à l’existence d’un marché immobilier informel, structuré par des lois et des codes d’urbanisme qui avaient rendu illégales des formes alternatives d’occupation et de propriété de terres [5]. « Informel » doit ici être compris comme caractérisant un régime urbanistique au travers duquel les secteurs les plus pauvres de la société de Rio ont pu accéder au logement et à la ville elle-même. La précarité des droits et la vulnérabilité des habitants des favelas, liées au manque de reconnaissance officielle de leur existence, ont donné lieu à de nombreux arrangements politiques entre habitants, spéculateurs et homme politiques locaux, ce qui a entraîné la formation et la consolidation d’autres installations du même type.
Cette dynamique prend aujourd’hui de nouvelles proportions, que l’on observe avec l’effondrement des immeubles de Muzema et leurs vingt-quatre morts. Le phénomène des milices s’est répandu ces vingt dernières années. Celles-ci contrôlent actuellement plus de la moitié des favelas de la ville, surtout dans la Zone ouest. Constituées de membres des forces de l’ordre (policiers, pompiers et militaires), en activité ou non, les milices ont un fonctionnement comparable au crime organisé et aux mafias. Elles obtiennent le contrôle territorial des favelas en en expulsant le trafic de stupéfiants et en administrant un vaste éventail d’activités quotidiennes : importants investissements dans la construction de logements pour la vente ou la location, contrôle des moyens de transports alternatifs, encaissement de taxes sur la vente de biens de consommation comme les bombonnes de gaz, offre de services clandestins de télévision par câble et sécurité des commerçants.
Depuis vingt ans, les milices reçoivent l’appui indirect des pouvoirs publics et de nombreux habitants, qui voient en elles une forme de protection face à la violence que génère le trafic de drogue [6]. Actuellement, elles disposent même de conseillers municipaux et de députés qui leur sont redevables, grâce au nombre de voix qu’elles contrôlent en s’appuyant sur l’intimidation, la démobilisation politique des habitants et l’imposition de la loi du silence. Les investigations autour de l’assassinat de la conseillère municipale Marielle Franco, qui enquêtait sur les pratiques des milices, mettent au jour les connexions intimes qui existent entre les milices, le crime organisé et certains secteurs du pouvoir politique, jusqu’à l’un des fils du président Jaïr Bolsonaro.
Les milices ont beaucoup investi dans le marché immobilier local, y compris dans la construction d’immeubles de logements, comme cela a été le cas à Muzema, qui est intégralement sous le contrôle de ces groupes [7]. Nous proposons de renommer ce nouveau processus de verticalisation des favelas « urbanisme milicien ». Dans ce type d’urbanisme, les milices s’approprient illégalement des terrains publics, les lotissent et assument le rôle de constructeurs et d’agents immobiliers et financiers, contrôlant directement ou indirectement toutes les étapes du marché immobilier en marge de toute législation. Les bâtiments ainsi construits copient l’architecture, les modes de consommation et d’habitat des nouveaux quartiers de classe moyenne de la ville. Leur construction, en revanche, ne dispose pas de plans de travaux autorisés, validés par des architectes, des ingénieurs ou des entreprises habilitées, responsables de la qualité et de la sécurité des logements. Il n’y a, pour ainsi dire, aucun contrôle public, du fait d’une fréquente connivence avec des responsables politiques corrompus.
Les appartements sont occupés avant même leur achèvement, stratégie qui complique l’interruption des travaux et permet d’éviter l’expulsion par la municipalité. Ce type de croissance verticale diffère de ce qui se passait traditionnellement dans les favelas, où les habitants eux-mêmes construisaient peu à peu de nouveaux étages pour y vivre, les vendre ou les mettre en location, mais de manière beaucoup plus progressive, en fonction de leurs besoins et de leurs moyens. Les nouvelles constructions des milices, qui construisent des bâtiments entiers, trouvent leur place dans une logique de marché qui part de la rationalisation du processus de construction et d’économies faites sur les matériaux, afin de maximiser les bénéfices.
Dans une ville où la crainte constante de la violence et, par conséquent, la recherche de sécurité ont déterminé les schémas de logement des classes moyennes et supérieures, on peut s’interroger sur le fait que des secteurs socialement inférieurs partagent ces mêmes aspirations. La viabilité de ces projets immobiliers doit être mise en rapport avec l’accès à des formes de crédit informel pour l’occupation et le paiement échelonné, du fait de l’impossibilité d’accéder au marché hypothécaire légal. Le coût comparativement bas du logement sur le marché informel est le reflet de l’absence de mécanismes publics de contrôle de la valeur du sol, et de l’absence de politiques de l’État de Rio en matière de production de logements sociaux. Le marché, comme seul mécanisme régulateur, relègue les logements économiques vers la périphérie de la ville et provoque la baisse du coût et de la qualité des unités ainsi construites.
Si l’économie informelle dans les favelas a, historiquement, suscité des pratiques liées au crime organisé et à différents degrés d’abus de pouvoir, y compris en lien avec les pouvoirs publics, on assiste actuellement à un changement dans les formes d’articulation entre les différents acteurs sociaux et politiques, qui doivent être analysées dans leur particularité. L’action des milices est synonyme d’une nouvelle dimension d’action des groupes criminels parapublics, liés aux forces de sécurité, en grande compénétration avec les autorités publiques et l’État lui-même. L’élément central de l’action des milices est justement l’exploitation des ressources urbaines sans la moindre espèce de contrôle de la part de l’État ou des associations locales. Vu le lien étroit entre les milices et le pouvoir actuel au niveau fédéral, étatique et municipal, il est plus que probable que le combat contre ces groupes ne soit absolument pas une priorité des politiques de sécurité publiques dans les prochaines années.
Par ailleurs, l’urbanisme milicien entraîne de nouveaux problèmes : le procureur fédéral de Rio de Janeiro a proposé l’expulsion de nombreux habitants des immeubles menacés d’effondrement sans qu’aucune étude approfondie de la qualité des constructions n’ait été réalisée, et sans proposer d’alternative de relogement raisonnable. Si le pouvoir judiciaire accepte les propositions du procureur, il est possible qu’on revienne à des opérations d’expulsion massive des favelas. Ces évolutions accentuent la vulnérabilité d’un nombre conséquent d’habitants, qui perdent ainsi leur logement et l’investissement réalisé. Il est donc crucial de rendre visible ce problème afin de placer au cœur du débat public la situation de vulnérabilité des habitants ainsi que leurs droits.