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Brésil : on ne peut pas tuer « Marielle »

Appartenant à une nouvelle génération brésilienne de militants progressistes, Marielle Franco a été assassinée le 14 mars 2018. Elle est devenue un symbole politique. Rédigé au moment de la campagne mouvementée des élections présidentielles, cet article éclaire l’histoire politique contemporaine du Brésil et l’emprise de la corruption et des violences policières qui ont sapé la démocratie.

Les élections brésiliennes de 2018, sûrement les plus polarisées de l’histoire du Brésil, se sont déroulées sous le signe de la violence. Huit morts et 42 blessées ont été enregistrés par une ONG, mais ces chiffres ne représentent qu’une petite partie des signalements de menaces et d’agressions physiques qui ont inondé les réseaux sociaux pendant la campagne électorale. Les discours mobilisés par le candidat – désormais président élu – Jair Bolsonaro n’ont rien fait pour apaiser cette situation d’ailleurs, puisqu’ils comportaient des déclarations incendiaires telles que « Je donnerai aux forces de l’ordre le droit de tuer » ou « La loi doit exister pour protéger les majorités ; les minorités doivent s’adapter ou disparaître, tout simplement ! ». Bolsonaro lui-même a été poignardé pendant sa campagne.

Tout comme cette violence, les réseaux sociaux ont joué un rôle primordial dans cette élection. À l’échelle nationale, des hommes et femmes politiques du PSL (Partido Social Liberal, parti désormais orienté à l’extrême droite), ainsi que des candidat·e·s affilié·e·s ont été propulsé·e·s au pouvoir sur la vague du populisme numérique de Bolsonaro. À cet égard, l’assassinat de Marielle Franco a présagé le contexte politique actuel. La destruction publique d’une plaque de rue en hommage à la mémoire de Marielle Franco résume bien ces différentes dynamiques ; une vidéo et des images montrant cet événement ont largement circulé via WhatsApp, Facebook et Twitter par la suite. Les trois hommes responsables de cet acte de destruction ont tous été élus, dont Wilson Witzel (à droite dans la figure 1), le nouveau gouverneur de l’État de Rio de Janeiro.

Figure 1. L’image des trois candidats de droit en train de détruire une plaque de rue rendant hommage à Marielle Franco a été largement relayée sur internet et les réseaux sociaux pendant la campagne électorale de 2018. Les trois candidats ont été élus, dont Wilson Witzel (à droite), le nouveau gouverneur de l’État de Rio de Janeiro.

Source : Carta Capital. 2018. « Wilson Witzel é eleito governador do Rio de Janeiro », 28 octobre (reproduction d’une image provenant de Facebook).

Dans l’article qui suit, nous examinons comment Marielle est devenue un symbole puissant à la fois pour la droite comme pour la gauche.

Marielle Franco, étoile montante de la gauche brésilienne

Marielle Franco a été élue au conseil municipal de Rio de Janeiro en octobre 2016 sur la liste du Partido Socialismo e Liberdade (Parti du Socialisme et de la Liberté, PSOL). [1] « Marielle » – désignée par son prénom comme le sont souvent les personnalités publiques au Brésil – était entrée en politique une dizaine d’années auparavant, au moment de la fondation du PSOL. Les partis les plus puissants du Brésil étaient alors pris dans le scandale des « mensualités » (escândalo do Mensalão) (Baiocchi 2006). Les révélations concernaient tout particulièrement le parti de gauche Partido dos Trabalhadores (PT, Parti des travailleurs) qui avait accédé au pouvoir, avec l’élection de Luiz Inácio da Silva, dit « Lula », à la présidence, sans majorité parlementaire pour mettre en œuvre son programme. Le PT était accusé d’avoir versé des paiements mensuels à des députés d’autres partis pour qu’ils votent des programmes sociaux. Ceux-ci comprenaient notamment des transferts conditionnels d’argent à 14 millions de familles, contribuant à sortir de la pauvreté environ un quart de la population (Silva 2017). Le trafic d’influences, les pots-de-vin et d’autres formes de corruption sont des pratiques familières du monde politique et institutionnel brésilien à tous les niveaux (Carson and Prado 2014, p. 19‑23). Le fait que ce scandale ait éclaté au grand jour, contrairement à bien d’autres, a été vu, au moins en partie, comme une réaction contre le PT et le progrès social qu’il avait « acheté » avec ces votes.

Figure 2. Manifestation pour Marielle Franco, Cinelândia, Rio de Janeiro, 20 mars 2018

© Guito Moreto.

Si l’oligarchie brésilienne se sentait menacée par le PT, le Parti des travailleurs était tout de même critiqué sur sa gauche par celles et ceux qui trouvaient qu’il n’en faisait pas assez. Ainsi est-ce principalement à cause des réformes économiques plus néolibérales du président Lula que le PSOL s’est séparé du PT. Lorsque l’achat de voix a été confirmé, ses rangs ont été gonflés par les personnes révoltées par ce mouvement de recentrage du parti et par le retour de la « sale » politique. Inspiré par l’idée d’un avenir meilleur, le PSOL a pris comme logo un soleil souriant (sol signifie « soleil » en portugais). L’image utilisée par la campagne de Marielle la montre ainsi debout, rayonnante au milieu de la rue à Maré (figure 3), le complexe de favelas où elle est née et a grandi.

Figure 3. Marielle Franco à Maré

© PSOL.

Marielle est entrée en politique en 2006 en faisant campagne pour le député progressiste de l’État de Rio de Janeiro, Marcelo Freixo, lors de la première campagne du PSOL, avant d’intégrer son équipe. Elle y a acquis la réputation qui lui permettra, dix ans plus tard, d’être élue en cinquième position à l’un des 51 sièges du conseil municipal – une victoire particulièrement remarquable compte tenu du poids des préjugés raciaux et de classe, du clientélisme et d’une culture politique de népotisme importante dans la ville et dans le pays.

Dès le début de son mandat, elle a mis en place des programmes sociaux variés, allant de modes de garde nocturnes d’enfants pour les mères à faibles revenus à des aides directes pour les familles de policiers tués dans l’exercice de leurs fonctions. Elle a également dénoncé publiquement la violence dont étaient victimes ses électeurs, critiquant le gouvernement fédéral pour le déploiement de troupes militaires dans la ville, et la police pour son utilisation létale de la force, en particulier à l’encontre des Afro-Brésiliens. Deux ans plus tard, c’est au tour de Marielle d’être assassinée.

La nouvelle de l’assassinat, à bout portant et en public, de Marielle et de son chauffeur Anderson Gomes s’est très rapidement diffusée dans la ville, au Brésil, et dans le monde, grâce au dynamisme du réseau social brésilien et l’activisme médiatique (Stalcup 2016). L’expression de la douleur, de l’effroi, de la consternation a rempli les rues. En quelques jours, Marielle est devenue un symbole international de la lutte pour les droits de l’homme et la justice. Tout aussi rapidement, une campagne de désinformation a été lancée pour réécrire le récit de sa mort. Deux heures seulement après son assassinat, les premières fausses nouvelles commencent à circuler dans des groupes privés WhatsApp, essayant pour la plupart de lier Marielle à des trafiquants de drogue ou d’accréditer l’idée que ceux-ci auraient commandité son assassinat – rumeurs qui, d’après des chercheurs de l’université de São Paulo, apparaissent « sophistiquées » et semblent avoir été « planifiées ».

Figure 4. Article sur Marielle Franco dans le Washington Post du 19 mars 2018

Marielle a été élue peu après la réforme conduite par le PT renforçant la justice. Les élites politiques et économiques se trouvent alors sommées de rendre compte de leurs pratiques de corruption, d’une façon tout à fait inédite au Brésil. L’opération Lava Jato (« Lave-Auto ») vise, par exemple, au démantèlement d’un vaste système de fixation des prix du marché de la construction par un cartel d’entreprises qui gonflaient les montants des contrats publics qu’elles obtenaient en échange de pots-de-vin, ce qui leur donnait également accès à certains politiciens dans toute l’Amérique latine. L’argent détourné par ce système a innervé toute la classe politique brésilienne, y compris jusqu’au Congrès. Furieux que la présidente de l’époque, Dilma Rousseff, la successeure de Lula, ait refusé de stopper l’enquête sur leur corruption, les parlementaires nationaux ont voté sa destitution sur la base d’accusation de « pédalage budgétaire ». Elle a été considérée comme une légale par ses adversaires ; et comme un coup d’État par ses partisans. Comme elle n’avait rien fait d’illégal (comme l’a confirmé d’un examen ultérieur par le procureur fédéral), ces derniers ont affirmé que ce vote n’avait pas de fondement légal.

Une ville en faillite, un gouvernement défaillant

Pendant ce temps, Rio de Janeiro se préparait à accueillir les Jeux olympiques d’été de 2016. À la suite de la Coupe du monde de football 2014, qui s’était déroulée à Rio et dans d’autres villes du Brésil, ces grands événements internationaux étaient présentés comme des moyens de construire l’infrastructure nationale et, plus généralement, de stimuler l’économie. Au lieu de cela, au moment des cérémonies de clôture des jeux, la ville était en faillite. Des responsables, dont l’ancien gouverneur, étaient mis en cause par l’opération « Lava Jato » suite aux pots-de-vin reçus pour favoriser l’attribution des grands projets de construction destinés à accueillir les événements sportifs. Au niveau national, le processus de destitution de Dilma était en train d’aboutir et son remplaçant, le très impopulaire Michel Temer (qui sera officiellement accusé en 2017 d’avoir reçu des pots-de-vin de plusieurs millions de dollars, ce qui ne l’a pas empêché de rester au pouvoir), avait commencé à mettre en œuvre une série de mesures d’austérité draconiennes tout en diminuant le financement et le soutien gouvernemental à l’enquête anti-corruption. Le chômage augmenta de façon spectaculaire dans l’immédiate période post-olympique, tandis que le ralentissement économique le plus important du Brésil commençait à s’installer.

Figure 5. La police dans la rue lors d’une manifestation « Fora Temer » (« Fichez le camp, Temer ! ») contre des propositions de modification des lois sur le travail et les retraites, Rio de Janeiro, 30 juin 2017

© Guito Moreto.

Les failles de la gouvernance de Rio ont commencé à apparaître, en particulier dans le domaine de la sécurité. Dans la période précédant la Coupe du monde, la ville avait mis en place un modèle de contre-insurrection qui visait à gagner les cœurs et les esprits grâce à des « services de proximité » dans certaines favelas situées dans des zones stratégiques pour les touristes, les élites et les sites sportifs. Cette approche de pacification, ainsi qu’elle était alors appelée, ciblait presque exclusivement les favelas contrôlées par les trafiquants de drogue. Dans les opérations de télévision, ceux-ci étaient spectaculairement expulsés (Larkins 2015) ; ce qui, en réalité, se traduisait simplement par leur déplacement dans de nouveaux territoires déjà occupés par d’autres acteurs de cet ordre violent, les milícias (milices), qu’on avait laissé y prospérer pendant des années.

Les milices sont des versions contemporaines de groupes d’autodéfense extrajudiciaires, descendants lointains de groupes d’extermination, voire d’« escadrons de la mort » encore plus anciens (Alves 2003). À l’origine, les milices ne faisaient pas de trafic de drogue mais fournissaient une « protection », terrorisant les habitants et assassinant tout rival : puis, très vite, leur activité a également inclus la vente de drogue. Les membres de ces groupes sont issus des forces de sécurité de l’État, et les policiers, pompiers, gardiens de prison, soldats militaires véreux qui créent ces pratiques d’extorsion s’appuient sur leur autorité en tant que représentants de l’État. Le départ des trafiquants des favelas des zones touristiques centrales de la ville pour les périphéries où régnaient les milices a alors conduit à une explosion de violence.

Figure 6. Manifestation pour Marielle Franco, Avenida Rio Branco, Rio de Janeiro, 20 mars 2018

© Guito Moreto.

L’assassinat de Marielle survient ainsi dans un contexte de crise sécuritaire accrue à Rio de Janeiro, qui a peut-être contribué à la décision prise par le président, dès février 2018, de placer la ville sous le contrôle de l’armée pour la première fois depuis la constitution post-dictature de 1988. Mais comme Marielle l’a elle-même souligné, dans un article publié à titre posthume, malgré les chiffres, Rio était loin d’être la ville la plus violente du pays. Ce déploiement sécuritaire s’expliquait en réalité en raison de l’année électorale. L’ordre d’intervention de l’armée a été signé à la veille du vote parlementaire controversé qui aurait démantelé le système de protection du travail et de retraite du pays. La loi brésilienne interdit les votes de ce type lorsqu’une intervention fédérale « d’urgence » (dans ce cas, le déploiement de l’armée) est en cours. Comme celle-ci était prévue pour durer jusqu’en décembre 2019, Temer (qui remplace Dilma Roussef à la tête de l’État) a effectivement reporté le vote parlementaire après le cycle électoral à venir.

Un autre acte important était en cours en lien avec les élections prévues en octobre de la même année. Malgré les efforts de l’enquête « Lava Jato » pour établir le lien entre l’ancien président Lula et un scandale de corruption, celui-ci a toujours été en tête des sondages dans la course à la présidentielle. Il a finalement été inculpé et emprisonné pour avoir prétendument accepté un pot-de-vin, sous la forme de l’achat d’un appartement dans la ville portuaire de Santos à un prix très favorable. Cependant, les enquêteurs n’ont trouvé aucun document le prouvant. Ils ont donc utilisé le témoignage d’un responsable d’entreprise déjà condamné, obtenu en échange d’un allègement de la durée de sa peine. Les partisans de Lula décrivent ainsi les accusations portées contre l’ancien président comme une « guerre juridique » conduite par un système judiciaire politisé et ciblant de manière disproportionnée le personnel politique de gauche. L’objectif, selon eux, est de rendre le pouvoir électoral à l’élite conservatrice et de mettre un terme à la mise en œuvre des politiques sociales progressistes qui ont radicalement transformé le Brésil au cours de la décennie précédente.

Figure 7. Capture d’écran de l’émission Domingo Espetacular, qui, le 6 mai 2018, a révélé des erreurs de police apparemment intentionnelles dans l’enquête sur l’assassinat de Marielle

Un assassinat révélateur

Les détails de la façon dont Marielle a été assassinée ont mis sous les projecteurs le problème de l’abus de pouvoir étatique, qu’elle a combattu au cours de sa vie. L’enquête a révélé qu’Anderson et elle ont été tués par un tireur professionnel. Ainsi que les tests balistiques et une reconstitution de l’assassinat l’ont montré, le tireur a utilisé une mitraillette HK MP‑5 privilégiée par les troupes militaires d’élite de l’État. Certains estiment que la police a pu elle-même prendre part à l’organisation du meurtre. Dans cette hypothèse, Marielle n’aurait pas été assassinée pour avoir dénoncé la violence de celle-ci, chose qu’elle faisait depuis longtemps ; elle l’aurait été plutôt afin de faire passer un message, à savoir que la police n’avait de comptes à rendre à personne et ne tolérerait pas de tentatives extérieures de « nettoyer » ou de « réorganiser » la sécurité à Rio.

Une grande partie de la couverture médiatique au Brésil a laissé entendre que la mort de Marielle aurait été commanditée par une autre section du banda podre (« gang pourri ») de la police, c’est-à-dire par la milice : le crime organisé par les acteurs étatiques. En effet, Marielle a d’abord travaillé avec Marcelo Freixo au sein d’un groupe de travail parlementaire [2] créé en 2008 pour enquêter sur l’activité des milices. Cette initiative et ses dénonciations de la violence policière ont fait de Marielle une figure de premier plan de la lutte contre cet exercice illégal du pouvoir. Dans un livre20 sur l’histoire de la violence extrajudiciaire dans la région, José Cláudio Souza Alves souligne que, s’il était courant de parler des favelas comme étant régies par le « pouvoir parallèle » des trafiquants de drogue, ce terme occulte la nouvelle réalité de l’entrée des milices en politique. Celles-ci, explique-t-il, « [e]n plus d’être en grande partie composées d’agents de la sécurité publique […] élisent déjà les conseillers, les députés, et contrôlent les secrétaires du gouvernement. Cela fait partie du pouvoir légalement constitué ». Ainsi, en même temps que des responsables politiques comme Marielle obtenaient finalement le droit durement gagné de parler en tant que représentants élus, les candidats des milices prenaient position dans les rangs du pouvoir législatif par l’intimidation. Le succès électoral de Marielle, plutôt que ses dénonciations, a pu menacer ce processus.

Figure 8. « Marielle, Presente ! », manifestation pour Marielle Franco, Candelária,
Rio de Janeiro, 20 mars 2018

© Guito Moreto.

Marielle était à la fois une véritable force dans la politique locale et un symbole lumineux de ce que la démocratie produit de meilleur. Son assassinat, à l’instar de la destitution de Dilma et de l’emprisonnement de Lula, constitue un recul contre le changement social que chacun d’entre eux, à sa manière, incarnait.

Bibliographie

  • Alves, José Cláudio Souza. 2003. Dos Barões Ao Extermínio : Uma História Da Violência Na Baixada Fluminense, Duque de Caxias : APPH–CLIO.
  • Baiocchi, Gianpaolo. 2006. « Lula at the crossroads ? Workers’ party and political crisis in Brazil », Economic and Political Weekly, vol. 41, n° 8, 25 février–3 mars, p. 675‑679.
  • Carson, Lindsey D. and Prado, Mariana Mota. 2014. Mapping Corruption and its Institutional Determinants in Brazil, IRIBA Working Paper : 08, 1er août.
  • Larkins, Erika Robb. 2015. The Spectacular Favela : Violence in Modern Brazil, Berkeley/Los Angeles : University of California Press.
  • Silva, Michelle Morais de Sá. 2017. Poverty Reduction, Education, and the Global Diffusion of Conditional Cash Transfers, Londres : Palgrave Macmillan.
  • Stalcup, Meg. 2016. « The Aesthetic Politics of Unfinished Media : New Media Activism in Brazil », Visual Anthropology Review, vol. 32, n° 2, p. 144‑156.

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Pour citer cet article :

Meg Stalcup & Erika Robb Larkins, « Brésil : on ne peut pas tuer « Marielle » », Métropolitiques, 29 octobre 2018. URL : https://metropolitiques.eu/Bresil-on-ne-peut-pas-tuer-Marielle.html

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