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Terrains

Investir dans un terrain informel

Spéculation foncière et placement précaire à Arequipa (Pérou)

Dans les périphéries urbaines péruviennes, un marché de terrains informels s’est développé. Selon Maïwenn Raoul, ces terrains sont l’objet d’un « investissement populaire » qui interroge les politiques de régularisation du foncier.

En décembre 2022 [1], alors que nous sommes en voiture sur la route tortueuse de l’axe sud-ouest de Arequipa – la seconde ville du Pérou, située dans les Andes et peuplée aujourd’hui d’un peu plus d’un million d’habitants et d’habitantes – Luis [2], un ami de longue date, me demande : « Maïwenn, tu ne veux pas investir 5 000 soles [3] dans un lote (un terrain) ? » En d’autres termes, Luis me propose d’investir dans un terrain informel. Il m’explique qu’une de ses connaissances en vend un dans une autre partie périphérique de la ville, lequel serait, selon ses dires, bien situé. D’abord surprise, je lui réponds que je ne souhaite pas m’engager dans une telle affaire, argumentant, entre autres, sur le caractère incertain du projet et l’ampleur du temps à y consacrer. « Mais tu ne devras pas y aller, seulement investir », me rétorque-t-il avec amabilité et conviction. Selon son raisonnement, il s’occuperait lui-même du terrain, tandis que moi, je n’aurais qu’à placer de l’argent. La proposition de Luis est sincère, aucune volonté de m’arnaquer. Il continue à développer son offre en ajoutant que le jour où je souhaite récupérer mon argent, il me le rend avec les intérêts : « Par exemple, tu investis 5 000 soles, et si dans un an tu souhaites récupérer ton argent, je te rends, disons… 6 000, parce que le terrain aura pris de la valeur. » Pour résumer, Luis me propose un placement… informel.

La notion d’informalité englobe de nombreux phénomènes structurants dans les sociétés latino-américaines comme dans bien d’autres contextes. L’intention de l’article est de présenter une dimension peu travaillée, et relativement méconnue, des espaces urbains dits informels au Pérou : celle du terrain comme investissement des marges, celle que je nomme « investissement populaire ». La proposition de Luis en est la manifestation. Une partie importante d’Arequipa est née de pratiques de construction qualifiées d’informelles. Comme dans de nombreux centres urbains du territoire, les habitants et les habitantes des secteurs populaires [4] se sont approprié des terres publiques, puis ont construit les logements et les quartiers pour, ainsi, intégrer la ville « officielle », la ville formelle. Ces phénomènes ont été très étudiés, notamment en insistant sur l’organisation collective et l’autogestion déployée dans ces espaces périphériques (Adams et Golte 1990 ; Blondet, Degregori et Lynch 1986 ; Burgos-Vigna 2003 ; Chagnollaud 2016). Il s’agit de faire un pas de côté par rapport à ces perspectives.

Aujourd’hui, au Pérou, les lisières urbaines se sont métamorphosées. Un nombre important d’habitants et habitantes ont acquis un terrain informel, non pas pour y vivre, mais comme forme de placement, d’investissement. L’article s’attache à expliquer ce que recouvre cet « investissement populaire », ce placement précaire. Dans un premier temps, nous nous concentrerons sur les soubassements du passage du lieu où vivre au lieu à vendre, à l’aune de l’évolution des politiques publiques, ceci pour saisir et comprendre en quoi des changements « en haut » ont transformé les pratiques « en bas ». Puis, dans un second temps, nous nous focaliserons sur la situation actuelle, à savoir le marché, pour saisir les usages de ces terrains informels dans une société où l’État n’a jamais été un État social. Nous nous intéresserons également aux considérations morales de ces pratiques pour mettre en lumière les tensions et les ambivalences qui se nouent autour de ces investissements populaires, ces lotes.

Terrain où vivre, terrain à vendre : métamorphose d’un investissement populaire

Segmentées tel un quadrillage géométrique, les périphéries de la deuxième ville du Pérou interrogent. Sur des kilomètres, peu importe l’axe par lequel on entre ou l’on sort d’Arequipa, s’étend une myriade de terrains rectangulaires, délimités par des murets de pierres et souvent investis d’un simple cuarto – un abri carré fait de parpaings et d’un toit de tôle. À première vue, on pourrait imaginer que ces espaces sont habités. En réalité, seul un petit nombre de personnes vivent dans ces lieux. Pour la plus grande majorité, ces terrains sont des investissements protéiformes, mais tous informels. Les personnes n’en ont pas la propriété, ils et elles en ont ce qui est nommé au Pérou la posesión, traduit littéralement par « possession » (Mejorada Chauca 2013 ; Ortiz Sánchez 2017). La posesión est le droit qui autorise l’occupation d’un terrain. Elle se construit par l’agir, il faut démontrer qu’on occupe l’espace. Toutefois, la loi péruvienne est ambiguë, voire contradictoire. D’un côté, il est légal d’occuper un terrain sans en avoir la propriété, en d’autres termes, il est légal de prendre posesión d’un terrain. Il est tout aussi légal de créer et d’être membre d’une asociación [5] pour prétendre acquérir des titres de propriété des terrains occupés (dans leur majorité des terrains de l’État). En revanche, il est illégal de mener l’action de prise de possession des terrains, qualifiée d’invasión (invasion). C’est ainsi dans un jeu d’équilibriste avec la loi, brouillant la frontière entre le légal et l’illégal, qu’une part importante des secteurs populaires, n’ayant souvent aucune autre opportunité, jouit de ces terrains informels, ces posesiones, ces biens fonciers précaires et contraignants dans les lisières urbaines. C’est dans l’un de ces terrains que Luis me propose d’investir.

L’Arequipa des périphéries est le reflet d’évolutions qui ont métamorphosé le pays dans la seconde moitié du XXe siècle. Comme dans d’autres contextes nationaux, les déplacements de populations des régions rurales vers les centres urbains ont transformé spatialement comme socialement les villes du pays (Guerrero de Los Ríos et Sanchez León 1977 ; Matos Mar 2005 [1984]). Le Pérou n’a jamais été un État social tel que, par exemple, Robert Castel l’a théorisé (Castel 1995). Aussi, face à ces mutations, de nombreuses pratiques de subsistance, généralement englobées sous la notion d’informalité (Fassin 1996 ; Lautier, De Miras et Morice 1991 ; Quijano 2000), se sont développées, et les politiques mises en place ont eu tendance à dessiner une frontière et ainsi à structurer ce qui représente la norme et ce qui incarne la marge plus que de favoriser l’intégration et la cohésion sociale. Les secteurs populaires ont alors fabriqué la ville pour l’intégrer et y avoir droit.

Les politiques publiques péruviennes ont dans un premier temps, des années 1960 jusqu’à la fin des années 1980, soutenu ces pratiques. Le schéma était le suivant : investir l’espace, y construire un logement et un quartier, vivre sur place, à la suite de quoi les titres de propriété étaient octroyés. En d’autres termes, il était question d’habiter puis de formaliser (Calderón Cockburn 2014 ; Ortiz Sánchez 2017). Dans les années 1990, le virage néolibéral des politiques publiques de régulation du foncier a transformé les pratiques de la ville informelle. S’inspirant des théories avancées par l’économiste Hernando De Soto (De Soto 1986), le gouvernement de Alberto Fujimori (au pouvoir de juillet 1990 à novembre 2000) a impulsé une première politique dite de formalización (formalisation). Concrètement, des titres de propriété ont commencé à être distribués en masse, dans l’idée que cet octroi serait un moyen de réduire la pauvreté en permettant l’entrée dans le marché formel et, simultanément, ouvrant l’accès aux prêts. Une des conséquences de ce tournant sera l’inversion du schéma précédent. Il devient : formaliser puis, théoriquement, habiter (Calderón Cockburn 2014 ; Caria 2008 ; Ortiz Sánchez 2017 ; Pimentel Sánchez 2020 ; Ramírez Corzo et Riofrío 2006). La reconnaissance officielle de ces terrains, sans qu’il y ait de vie au quotidien, a eu comme conséquence, entre autres, de donner une valeur à la terre, au sol (suelo) en tant que tel, alors qu’auparavant celui-ci acquérait de la valeur par le logement. Ce qui était marginal, à savoir détenir un terrain sans y vivre, est devenu la norme de ces espaces.

L’investissement populaire : ressources et secret de polichinelle dans un marché

Loin d’atteindre ses objectifs, ce tournant des politiques publiques a toutefois participé à la métamorphose des pratiques, en particulier l’usage des terrains. De nos jours, plus qu’un lieu où vivre, le terrain informel est devenu une forme de ressource aux contours multiples, une forme de « support social » (Castel et Haroche 2001) dans une société ultralibérale : un terrain à vendre en cas de dépense non prévue (accident, problème de santé, dette…) ; un bien pour se construire un capital quand la retraite sera inexistante après une carrière dans le travail informel ; un bien dans lequel investir pour faire fructifier ses quelques économies. Ce que me propose Luis en est une illustration. L’argument central dans son discours est le gain potentiel de cet investissement. Il n’y a aucune intention ou envie de vivre sur le terrain. Aussi, pour saisir les dynamiques à l’œuvre dans ces marges urbaines, il est nécessaire de penser en termes de marché plus qu’en termes de résistance ou de mouvement social. Le qualificatif de « bien situé » pour qualifier un terrain en est le reflet et l’expression.
Si le lote est plat ou, au contraire, sur le flanc d’une colline, proche d’une route, à l’angle d’une rue ou dans les renfoncements de l’asociación, sa valeur varie. Plus il est proche spatialement du formel, de l’officiel, plus sa cote augmente. Les valeurs des terrains, comme celle de tout bien foncier, sont fluctuantes. En outre, les ventes et les reventes [6], ainsi que la non-résidence sur les terrains, sont des réalités largement connues et majoritaires, mais dans les discours, elles sont tues. Comme on a pu me le dire : avoir un ou des lotecitos, c’est « un secreto a voces », autrement dit un secret avec des voix, un secret qui parle, un secret de polichinelle. En outre, ces pratiques sont pointées du doigt, voire considérées comme illégitimes. S’accaparer des terres pour y vivre est toléré, bien que partiellement, mais s’approprier des terrains pour investir sans y vivre l’est beaucoup moins. Luis m’a fait cette proposition car l’on se connaît depuis longtemps et que notre relation est construite sous le signe de la confiance.

En focalisant la réflexion sur ces transformations de l’usage des terrains en tant qu’investissement populaire, il ne faut toutefois pas invisibiliser ou nier le fait que des personnes vivent, tant bien que mal, dans ces espaces où les conditions de vie sont précaires et les services urbains déficients. Par ailleurs, oscillant de part et d’autre de la ligne de crête d’un régime juridique ambigu et soumis aux règles des asociaciones, parfois opaques, généralement mouvantes et toujours contraignantes, la posesión est à construire et à faire valoir en permanence. Enfin, la violence et les conflits sont le quotidien de ces espaces des marges (Raoul 2023). En effet, de manière corrélée à ces transformations prises dans les griffes d’un « capitalisme prédateur » (Blazquez 2022), un dit « trafic de terrains » s’est structuré comme l’une des réalités centrales de ces espaces [7]. Avoir, et surtout garder, son lote nécessite souvent de le défendre.

Pour conclure, cet investissement populaire met en lumière une forme de foncier en acte. Un agir pour faire sien un terrain qui incarne à la fois, mais non sans contradictions, la construction d’une protection et celle d’un capital. Une métamorphose qui se révèle être une des conséquences du passage d’une politique pensée en termes de droit au logement à celle construite autour du droit à la propriété, notamment à travers la « formalisation » comme solution. Finalement, d’une part, ces pratiques interrogent aujourd’hui la légitimité de la propriété, ses conditions juridiques, pratiques et morales, quand elle se construit dans les marges. Et, d’autre part, ces transformations sont à questionner pour ce qu’elles structurent sans pour autant encadrer ni réguler.

Bibliographie

  • Adams, N. et Golte, J. 1990. Los caballos de Troya de los invasores. Estrategias campesinas en la conquista de la Gran Lima, Lima : Instituto de Estudios Peruanos.
  • Beunardeau, P. et Merklen, D. 2018. « Classes populaires, sectores populares », in D. Merklen et É. Tassin (dir.), La Diagonale des conflits. Expériences de la démocratie en Argentine et en France, Paris : Éditions de l’IHEAL, p. 331-335.
  • Blazquez, A. 2022. L’Aube s’est levée sur un mort. Violence armée et culture du pavot au Mexique, Paris : CNRS Éditions.
  • Blondet, C., Degregori, C. I., Lynch, N. 1986. Conquistadores de un nuevo mundo. De invasores a ciudadanos en San Martin de Porres, Lima : Instituto de Estudios Peruanos.
  • Burgos-Vigna, D. 2003. « L’évolution de l’action collective à Villa el Salvador (Lima) : de la communauté autogérée au budget participatif », Mondes en développement, n° 124, p. 113-130.
  • Calderón Cockburn, J. 2014. Miradas, ensayos sobre enfoques, políticas y estudios urbanos, Lima : Editoriales Vicio Perpetuo Vicio Perfecto.
  • Caria, A. S. 2008. Título sin desarrollo : los efectos de la titulación de tierras en los nuevos barrios de Lima, Lima : DESCO.
  • Castel, R. 1995. Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris : Gallimard.
  • Castel, R. et Haroche, C. 2001. Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Paris : Fayard.
  • Chagnollaud, F. 2016. Urbanisation informelle par l’autogestion au Pérou. L’invention d’une culture andine urbaine à Ayacucho, Paris : L’Harmattan.
  • De Soto, H. 1986. El Otro Sendero, Lima : Instituto Libertad y Democracía.
  • Fassin, D. 1996. « Exclusion, underclass, marginalidad. Figures contemporaines de la pauvreté urbaine en France, aux États-Unis et en Amérique latine », Revue française de sociologie, vol. 37, n° 1, p. 37-75.
  • Guerrero de Los Ríos, R. et Sanchez León, A. 1977. La trampa urbana : ideologia y problemas urbanos, el caso de Lima, Lima : DESCO.
  • Lautier, B., De Miras, C. et Morice, A. 1991. L’État et l’informel, Paris : L’Harmattan.
  • Matos Mar, J. 2005 [1984]. Desborde popular y crisis del Estado. Veinte años después, Fondo Lima : Editorial del Congreso del Perú.
  • Mejorada Chauca, M. 2013. « La posesión en el Código Civil Perunao », Derecho & Sociedad, n° 40, p. 251‑256.
  • Ortiz Sánchez, I. 2017. Introducción al derecho urbanístico, Lima : Pontifica Universidad Católica del Perú, Fondo Editorial.
  • Pimentel Sánchez, N. 2020. « ¿Tomar lotes para vivir o para vender ? Tráfico de tierras y práctica clientelar en la periferia urbana », Revista de sociología, n° 31, p. 133-159.
  • Quijano, A. 2000. « “Marginalidad” e “informalidad” en debate », Tercer Millenio, p. 10‑21.
  • Ramírez Corzo, D. et Riofrío, G. 2006. « Formalización de la propiedad y mejoramiento de barrios : bien legal, bien marginal », Estudios Urbanos, Lima : DESCO.
  • Raoul, M. 2023. « Proximité et violence. Réalités de terrain(s) dans l’informalité péruvienne », GéoProximitéS, n° 0.

Sources statistiques

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Pour citer cet article :

Maïwenn Raoul, « Investir dans un terrain informel. Spéculation foncière et placement précaire à Arequipa (Pérou) », Métropolitiques, 25 mars 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Investir-dans-un-terrain-informel.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2018

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