La Grande Tuerie des chiens présente les canicides mis en œuvre à la fin du XVIIIe siècle par les vice-rois du Mexique (près de 35 000 chiens étant tués en quelques années) et les met en perspective sur le temps long en les articulant à des questionnements amples et pluridisciplinaires (la domestication, le bon gouvernement, la fabrique de la modernité urbaine…). Ce volume, dense, érudit et plaisant à lire, conduit le lecteur à travers une enquête le menant de la liasse 3662 des archives municipales de la ville de Mexico jusqu’au parc national Cerro de la Estrella, en passant par Madrid, Istanbul ou Paris. Loin de produire de la dispersion ou de l’anachronisme, cette manière de procéder permet à la fois une analyse précise de l’étude de cas présentée mais aussi d’éclairer de manière originale des enjeux plus généraux. Cette grande tuerie n’apparaît ainsi pas comme un épiphénomène isolé mais comme l’élément d’un système-canicide dans lequel se jouent le déploiement d’une administration spécifique, un contrôle de la vie dans les espaces urbains, les relations d’une colonie et de sa métropole.
Tuer n’est jamais banal, y compris quand il est question d’animaux : toute mise à mort, tout particulièrement quand elle est répétée, s’inscrit dans un système de normes, de représentations qui la qualifient mais aussi de dispositifs et d’acteurs qui la rendent matériellement possible. Elle apparaît ainsi comme un fait social dont la puissance et la transversalité sont à la mesure des ramifications politiques, techniques, morales, anthropologiques dans lesquelles elle vient trouver ses fondements, ses justifications et ses conditions de possibilité. La mise à mort apparaît dans cette perspective à la fois comme un universel et comme un processus éminemment situé, dont les variations viennent nous éclairer sur les sociétés dans lesquelles elle se déploie.
Les canicides comme police de la ville et de ses habitants ?
Dans le champ désormais très vaste des Animal Studies, ce livre ne se positionne pas du côté des animaux, de leur individualité, de la souffrance ou des questions éthiques, mais cherche plutôt à documenter les lieux, les processus, les techniques et les acteurs des mises à mort. Cette étude des populations animales n’empêche pas de questionner les réactions et résistances des citadins confrontés à la violence des tueries ou les techniques développées par les chiens pour y échapper, mais l’objectif est d’abord d’envisager la dimension politique de la mise à mort et la façon dont elle contribue à établir et transformer le pouvoir.
Le texte réinscrit ainsi les tueries de Mexico dans la longue histoire d’une pratique canicide développée dans le monde (Madrid, Paris, Bruxelles, Barcelone, Cadix, Bogotá, New York, Lyon, Lille, Toulouse, Marseille, Istanbul…) avec des formes variées, et dont on observe encore des manifestations contemporaines. Souvent analysées comme des pratiques en lien avec la nécessité de limiter les zoonoses, ces maladies passant de l’animal à l’homme, cette explication apparaît pourtant insuffisante au vu de l’ampleur du massacre et de l’absence de mention de la rage. Les canicides apparaissent ainsi plutôt comme une façon d’exercer le pouvoir et de policer la ville et ses habitants, humains comme animaux. L’hypothèse est que les chiens domestiques contemporains sont le produit des massacres répétés de chiens libres ou errants, incitant notamment les propriétaires à (re)prendre le contrôle sur leurs animaux, pour en faire des propriétés exclusives.
Les chiens revenus à la vie sauvage ou semi-errants désormais cantonnés aux franges populaires de Mexico – et contrastant avec les chiens de race, soignés et tenus en laisse, des quartiers riches – circulaient largement au XVIIIe siècle, habitant les cimetières ou traversant le palais royal. Au-delà des races canines, largement mobilisées dans les imaginaires coloniaux et nationaux du Mexique (le dogue des conquistadors versus le xoloitzcuintle préhispanique), il existait en effet toute une écologie diversifiée des chiens dont les sources écrites ne disent quasiment rien et qui correspondaient sans doute à des positions et des fonctions différentes. Le massacre des chiens – probablement le plus souvent métisses – est ainsi un révélateur de la place qu’on leur réserve dans le nouveau système des relations anthropozoologiques. C’est bien le pouvoir souverain sur la vie nue et la façon dont il transforme les humains, les animaux et la ville qui apparaissent au centre du propos.
Fabriquer l’ordre urbain à la croisée de deux mondes sociaux
Au-delà des chiffres de la tuerie, le livre montre de manière originale comment des techniques cynégétiques de mise à mort produisant une violence chaude (les cris, les coups, le sang) sont progressivement remplacées par la violence froide de l’empoisonnement. Ces pratiques de police locale sont produites à Mexico directement sous l’autorité du vice-roi qui, s’il perd progressivement des compétences régaliennes au cours du XVIIIe siècle, obtient des compétences de plus en plus importantes dans la capitale, qui lui permettent de réaffirmer son pouvoir. Le cas du Mexique est de ce point de vue original et vient nuancer la façon dont on peut envisager les dissymétries entre la métropole et les colonies, puisqu’on vient confier cette tâche de police à un corps flambant neuf, les serenos, qui occupent des fonctions de gardes, responsables de l’éclairage public, médiateurs, crieurs, veilleurs de nuit, également en charge d’arrêter les voleurs, les ivrognes et les mendiants. On observe ainsi l’émergence d’un service public fortement hiérarchisé, dans les mêmes temporalités et parfois plus tôt que dans les capitales européennes. La quiétude et la tranquillité publique, et non la rage et les maladies, apparaissent alors comme valeur première de l’ordre urbain.
Mais les tueries ne se pratiquent pas sans résistance, de la part d’une partie de la population, tant les chiens errants sont intégrés dans un voisinage, mais aussi parce que certains serenos refusent d’accomplir leur mission car ils pensent commettre une impiété en abattant les chiens : le chien des Mexicas est en effet un conducteur des âmes qui aide à faire passer le fleuve des morts. Le livre apporte ici une contribution significative en se demandant ce qu’il se passe lorsque deux systèmes domesticatoires différents sont confrontés. Le chien apparaît en effet comme le seul animal domestiqué commun des deux côtés de l’Atlantique avant la conquête, mais avec des formes et des fonctions très différentes de part et d’autre. Si le chien de guerre des conquistadors est une nouveauté au Mexique, le rôle du chien comme passeur des défunts, inséré dans des consommations rituelles, paraît totalement absent dans l’Europe chrétienne. Deux siècles après la conquête, ce substrat du chien comme ordonnateur du cosmos s’est-il maintenu à Mexico ? La mention de ces résistances, dès le XVIIIe siècle, vient nuancer l’idée que l’attitude de bienveillance vis-à-vis des animaux aurait émergé avec la philosophie des Lumières, pour être traduite et répandue par le biais d’associations de protection animale, d’abord au sein d’élites urbaines, associées aux petits chiens de compagnie.
Une approche originale de la modernité urbaine
Un dernier apport significatif du livre est de montrer que les tueries des chiens participent de la fabrication d’une forme de modernité urbaine sur le temps long : la domestication est aussi conçue comme un long processus de civilisation. Dès les années 1500 apparaissent des réglementations qui demandent l’utilisation de la laisse et décrètent que ce sont les propriétaires de chiens dangereux ou mordeurs qui sont responsables de leurs dégâts (même s’il est, en pratique, souvent difficile de dire qui sont ces propriétaires). En 1800, la réglementation parle pour la première fois de chiens errants comme ceux qui n’ont pas de maîtres. Le « grand renfermement » des animaux, qui ne concerne pas que les chiens (les cochons sont particulièrement visés), permet de montrer comment la place des animaux est progressivement régulée dans la ville en étant attentif à sa matérialité et à la variété des situations en fonction des espaces concernés. Il est alors frappant de voir que le discours et les pratiques qui visent les chiens errants sont proches, voire articulés avec ceux qui visent les vagabonds. La construction de l’ordre urbain est ainsi fondée sur le triptyque éclairage-décanisation-chasse aux gueux qui est largement confiée aux serenos, dont la mission articule ces trois aspects. Les travaux sur la production de l’indésirabilité urbaine sont ainsi enrichis par ces analyses, qui montrent bien que la coupure entre les humains et les animaux n’a guère de sens : il faut conjointement les trier, les expulser ou les éliminer au nom du progrès, de la raison, du bien commun. La montée en généralité qui propose de réfléchir à un système-canicide en documentant brièvement d’autres situations (Madrid, Paris, Istanbul) permet à l’ouvrage de s’inscrire pleinement dans un ensemble de travaux (voir notamment Pearson 2021), qui montrent que la mise à mort des animaux n’est pas un enjeu périphérique mais une des dimensions centrales de la production de la ville moderne.
On ne peut donc que recommander la lecture de cet ouvrage riche, documenté avec soin, pluridisciplinaire, qui peut ainsi brasser des enjeux importants, sur le temps long : ce que l’on sait du pouvoir, des rapports sociaux, de la ville, de la colonisation, de la domestication ou de la mort apparaît plus riche à travers ce révélateur de la grande tuerie des chiens dans les sociétés urbaines.
Bibliographie
- Pearson, C. 2021. Dogopolis. How Dogs and Humans Made Modern New York, London, and Paris, Chicago : The University of Chicago Press.