Comme à son habitude, le musée Carnavalet, institution vouée à l’histoire de Paris, présente en ce moment une fort belle exposition. Mais cette fois la performance est renforcée par la difficulté et l’ambition du thème choisi. Une chose, en effet, est d’exposer des sujets par essence visuels ou se prêtant à la mise en scène. Le musée Carnavalet présente ainsi régulièrement des monographies de monuments (comme l’église Saint-Sulpice), l’œuvre d’un artiste (tel André Renoux), ou encore des thématiques bien délimitées (telles les fêtes et feux d’artifice parisiens de Louis XIV à Napoléon Ier ou les caricatures anglaises au temps de la Révolution et de l’Empire, pour ne parler que de manifestations récentes). Une autre est d’illustrer à l’aide d’objets, d’images, d’œuvres d’art et de documents historiques un concept aussi complexe que celui de « peuple ». C’est pourtant bien le propos de ce Peuple de Paris au XIXe siècle. Si l’on peut, avec une relative facilité, définir les classes populaires par leur niveau de revenus, leur mode de vie, leurs prises de position politiques, leur idéologie, voire leur imaginaire, il est moins aisé de les rassembler dans la notion complexe et datée de « peuple ». Comme le disent justement les promoteurs de l’entreprise, « catégorie sociale majeure, le peuple [est une] figure mythique de l’imaginaire parisien depuis la Révolution ».
Un des premiers mérites de l’exposition est de ne pas esquiver cette difficulté en tenant ensemble une définition du peuple et de son évolution avec les représentations qui s’y attachent. Est souligné en particulier, à plusieurs reprises, combien la connaissance historique du peuple est tributaire des discours tenus sur lui par les élites, qu’il s’agisse des hygiénistes, des réformateurs, des artistes y puisant leur inspiration ou de ses adversaires politiques. Assumant le biais des sources, partielles et partiales, l’exposition est conçue comme un parcours à travers six thèmes qui sont autant de champs historiographiques récemment abordés ou renouvelés. Tout en alertant constamment le visiteur sur les questions posées par la notion de « peuple », les six sections de l’exposition veulent surtout répondre à des questions plus concrètes concernant « les conditions de vie et de travail des classes populaires : comment se logeaient-elles ? Que mangeaient-elles ? Quels étaient leurs codes vestimentaires ? Leurs distractions ? » [1].
Logiquement, la première section est une présentation des lieux et des hommes. Le lieu, bien sûr, c’est la capitale. La topographie de cet immense bassin d’emploi qui attire tant de provinciaux a profondément changé au cours du siècle sous les effets conjugués des travaux d’Haussmann, de l’annexion des villages alentour et du développement industriel. Dans cette première section se trouvent d’abord nombre de vues attendues, mais toujours plaisantes à contempler, des différents quartiers de la ville, des immeubles d’habitation, des commerces et des ateliers, des portes et des faubourgs. On y découvre aussi une ferme, encore en activité juste avant la Grande Guerre rue de l’Épée de Bois (5e arrondissement). Photographies, gravures, toiles ou dessins voisinent avec les grands plans familiers aux historiens, mais pas si connus du grand public, comme l’Atlas Vasserot. On retiendra quelques précieuses maquettes montrant la densité des constructions et l’entassement des activités. Pour ce qui est de la population (les hommes, selon la nomenclature de l’exposition), l’entreprise est moins aisée. Si le résultat n’est pas toujours clair, l’exposition a le mérite de s’efforcer de présenter avec des documents la différence entre la notion et la réalité des classes populaires.
C’est pourquoi les deux sections suivantes, « Au travail » et « Vivre à Paris », tout en gardant la fermeté du propos (le peuple, ce sont les travailleurs, ceux qui produisent les richesses de la ville sans en recueillir tous les fruits et sur lesquels s’élaborent des discours), sont plus homogènes et directement lisibles. Elles détaillent les petits et grands métiers qui fondent la prospérité de Paris, et déclinent les activités des moins aux plus qualifiées qui ont donné naissance à des groupes clairement identifiés, source d’un puissant imaginaire, tels les ramoneurs, les nourrices ou les domestiques. L’exposition ayant grandement bénéficié des travaux de l’historien Alain Faure, on ne sera pas étonné que la partie sur la vie à Paris fasse une large place au logement populaire, ses immeubles de rapport, ses chambres misérables et ses garnis, comme aux difficultés budgétaires d’une population constamment menacée par les difficultés d’embauche et les bas salaires. De nombreux objets appuient et animent la riche iconographie : pièces de vêtements, carnets de compte, jetons de lessive ou de buanderie, humbles objets de la vie quotidienne à la manière des arts et traditions populaires, destinés à rendre concrète cette vie quotidienne mise en scène. Là encore, on appréciera que, après un détour par l’œuvre de Daumier, « l’un des seuls portant sur le peuple – dont il est issu – un regard empreint d’empathie », source d’études et grand pourvoyeur d’illustrations historiques, toute une section soit consacrée à la pauvreté et aux institutions censées la soulager (soupes populaires, hôpitaux, hospices, recueil d’enfants abandonnés, etc.).
En nommant deux figures emblématiques de la façon dont les possédants se représentaient le peuple tout au long du XIXe siècle, le sous-titre de l’exposition – des guinguettes aux barricades – dit aussi son tribut aux travaux de Dominique Kalifa [2]. C’est pourquoi la dernière section aborde les révoltes populaires par le biais de la peur qu’elles font régner sur la ville des riches et des tenants de l’ordre. On a plaisir à retrouver les grandes figures de ces peurs que font régner les « classes dangereuses » – le boulevard du Crime, les Apaches de Belleville, la bande à Bonnot – même si les révoltes elles-mêmes et les journées révolutionnaires sont sans doute sous-représentées. De même que l’on pourrait discuter du propos de la conclusion, une lithographie d’Hippolyte Bellangé de 1823. Dialogue entre un bourgeois et un portefaix, elle est intitulée Les Extrêmes se touchent. Au visiteur, sans doute, de décider de son sens : prélude à la révolte, coexistence plus ou moins pacifique, ou simple description du réel ?
Une partie de la réponse se trouve dans le catalogue. C’est bien le discours tenu sur le « peuple » par les « bourgeois » qui est le fil conducteur de l’exposition. Au demeurant, ce catalogue n’est pas seulement un beau livre qui reprend une partie des œuvres et des objets présentés. Moins tenus par les contraintes de montrer en images un propos réflexif et abstrait, les contributeurs éclairent le parti choisi par l’exposition et proposent des « essais » qui viennent compléter, éclairer ou souligner le parcours muséographique. Sa lecture prolonge le plaisir de la visite, tout en mettant à la disposition des visiteurs les avancées les plus récentes de l’historiographie pour ainsi « tenter d’approcher ce peuple insaisissable » (Miriam Simon).