Les transformations de Paris effectuées sous la direction du Baron Haussmann, préfet de la Seine, sont bien connues du grand public, mais souvent réduites à leur versant le plus spectaculaire ou polémique, comme celui des grandes percées et des opérations immobilières qui y sont liées. Des publications récentes (Pinon 2002 ; Pinol et Garden 2009) ont permis de rendre compréhensible l’étendue des opérations menées sous le Second Empire. L’un des chantiers les plus ambitieux de la période est probablement l’annexion partielle ou totale, en 1860, de vingt-quatre communes limitrophes de la capitale, lui donnant (presque [1]) ses frontières administratives actuelles. Elle a constitué un immense défi d’aménagement. Depuis 1990, plusieurs ouvrages, faisant suite à des expositions, ont tenté d’éclairer les enjeux de cette annexion (Cohen et Lortie 1992 ; Lucan 1996). À l’occasion du 150e anniversaire des limites actuelles de Paris, Florence Bourillon a organisé avec Annie Fourcaut un colloque à l’université Paris‑1 en octobre 2010 avec l’ambition de « mettre un terme à l’amnésie sur l’origine de l’agrandissement de la capitale » (Bourillon et Fourcaut 2012, p. 9). Le présent ouvrage poursuit ce travail en s’intéressant cette fois-ci à l’une des conséquences de l’annexion : l’unification du nouveau territoire parisien. Xavier Malverti et Aleth Picard ont montré les efforts considérables menés par l’administration de la capitale pour normaliser les voies publiques entre le Paris historique et les communes annexées (Malverti et Picard 1996). Le travail mené par Florence Bourillon souligne encore davantage la très forte empreinte de cette période sur la formation des repères parisiens actuels. Il constitue la première étude des archives liées à l’activité de la commission administrative dite « Merruau », du nom de son président [2], chargée par Haussmann en 1860 de proposer des solutions pour réformer le système de numérotation et la dénomination des voies de la capitale agrandie. Il ne s’agit donc pas, on l’aura compris, d’un nouveau livre sur l’histoire des rues de Paris, mais bien de la redécouverte de l’un des grands travaux haussmanniens.
L’auteure présente les conclusions de ses recherches dans une introduction développée (82 pages) dotée de nombreux tableaux et cartes statistiques et organisée selon une trame chronologique (formation de la commission ; travaux ; propositions ; devenir des propositions). À la suite sont reproduits les principaux documents de la commission Merruau : le Rapport terminal (41 p.) et la version intégrale des tableaux de changements de noms présentés par arrondissement (198 p.). Enfin, en annexe figure une lettre d’Haussmann de 1864 mettant en évidence le devenir des recommandations de la commission.
Normaliser les repères urbains : une annexion par les mots
L’un des apports de l’ouvrage porte sur les longs débats préparatoires qui ont occupé les membres de la commission au sujet de l’adoption d’une méthode uniforme de repérage dans l’espace parisien, méthode qui est aujourd’hui toujours en vigueur (chapitre 2). De ce point de vue, l’ouvrage intéressera ceux qui suivent les recherches actuelles sur les mots de la ville (Topalov et al. 2010).
En effet, la commission Merruau a procédé à l’inventaire de toutes les dénominations usitées pour les voies de Paris dans ses nouvelles frontières pour ne conserver qu’une liste de termes jugée suffisante pour dire la ville (« boulevard, cours, avenue, rue, ruelle, faubourg, quai, place, impasse »). Il s’agit là de la première tentative de fixer une codification institutionnelle des termes de voiries, justifications à l’appui. Concernant la numérotation des immeubles, c’est tout le système qui est soumis à évaluation. Faisant preuve d’ouverture, les membres envisagent toutes les pratiques existant alors en Europe : une numérotation continue pour toute la ville à partir d’un point de référence (Italie, Pologne) ; une division de la ville en quartiers ayant chacun sa numérotation (Moscou, Vienne) ; une numérotation par pâté de maison (Karlsruhe) ; une numérotation des immeubles par rue par ordre croissant en commençant par un côté pour revenir à l’autre (Berlin). La commission exclut toutes ces méthodes au profit du maintien du système parisien introduit en 1805 : numérotation par rue, alternant côté pair et impair, en prenant pour référence la Seine. Les rues « parallèles » à la Seine ont le numéro 1 en amont du fleuve, les rues « perpendiculaires » ont le numéro 1 au plus proche du fleuve. En progressant dans les rues, le côté pair doit être à main droite.
Au terme du processus, c’est en grande partie le système du Paris traditionnel qui est étendu au Paris agrandi – une sorte d’annexion par les mots et les normes qui a largement été oubliée aujourd’hui.
Entre esprit de système et refus du bouleversement
Depuis les Comptes fantastiques d’Haussmann de Jules Ferry (1868), l’image du préfet de la Seine a souvent été dénigrée pour l’ampleur et la violence des destructions qu’il aurait directement causé, bouleversant la capitale. Pourtant, de récents travaux essaient de montrer son intérêt pour le Paris traditionnel (Choay et Sainte Marie Gauthier 2013). L’étude sur la commission Merruau menée par Florence Bourillon va dans le même sens.
Deux changements majeurs sont proposés pour harmoniser la nomenclature des rues de Paris agrandi : supprimer tous les doublons rendus inévitables par l’annexion de communes auparavant autonomes (la commission compte, par exemple, 18 rues ou places de l’Église en 1860 à l’intérieur des nouvelles limites de Paris) ; simplifier les dénominations en regroupant les rues contiguës formant manifestement le même axe. Même s’il s’agit de la plus grande opération de modification des noms de voies menée dans la capitale en une seule fois, l’idée prévaut qu’harmoniser ne signifie pas bouleverser et la commission se donne pour principe de n’effectuer que les changements nécessaires.
Cette attention au maintien des dénominations traditionnelles repose davantage sur l’esprit pragmatique de la commission que sur une quelconque nostalgie : jamais les Parisiens n’accepteront d’appeler autrement les lieux majeurs organisant leur quotidien, leur bouleversement entraînerait donc l’échec du projet. Les membres de la commission prennent ainsi très au sérieux la demande des services postaux de ne plus donner de noms de villes étrangères aux voies parisiennes afin de limiter les confusions dans l’acheminement du courrier, le Parisien d’alors estimant superflu de mentionner le nom de la capitale dans une adresse.
Raisons et hasards des dénominations des rues
La commission a exclu toute approche trop systématique en rejetant la proposition d’attribuer un thème de noms de voie par arrondissement (par exemple « princier » pour le 1er arrondissement autour du Louvre, « municipal » dans le 4e autour de l’Hôtel de Ville). Un travail beaucoup plus fin a été mené, rue par rue, en tenant compte principalement soit de la présence d’un lieu marquant à proximité (45 % des cas) soit en essayant d’opérer un regroupement cohérent (33 % des cas). L’exemple le plus manifeste de ce point de vue est certainement l’attribution des noms des maréchaux d’Empire aux boulevards suivant l’enceinte de Thiers. Dans une analyse statistique, Florence Bourillon étudie les choix effectués par arrondissement et nuance l’idée selon laquelle il y aurait un traitement radicalement différent du Paris historique et du Paris nouvellement annexé. Elle ne manque pas, d’ailleurs, de souligner certains hasards ayant fixé les dénominations actuelles, relevant la franchise des membres de la commission qui, face à l’ampleur de la tâche, avouent avoir attribué à certaines rues le nom du « premier venu sur [la] liste, pourvu qu’il eût une suffisante célébrité dans un genre quelconque » (p. 127).
Florence Bourillon accorde enfin une place importante à la dimension politique de la réforme des noms des rues de Paris. En effet, la commission n’avait pour rôle que d’émettre des recommandations. Or l’auteure démontre clairement qu’Haussmann va refuser de laisser le Conseil de Paris décider seul de l’application. Il examine chaque proposition, en corrige de nombreuses, et demande l’aval de l’Empereur pour les choix les plus délicats. Cette reprise en main n’est pas un désaveu du travail de la commission : l’esprit en est conservé, mais le détail montre une volonté d’accorder plus de place aux thèmes rappelant de près ou de loin Napoléon III, ce que Florence Bourillon appelle une « impérialisation de la mémoire collective » (p. 64).
En s’intéressant au travail de la commission Merruau, Florence Bourillon évoque dans cet ouvrage les étapes de l’un des chantiers les plus méconnus de l’époque d’Haussmann, qui a pourtant été tout aussi déterminant dans la fixation des repères urbains actuels. Elle rappelle ainsi que la transformation de la ville passe aussi par les dénominations et leur sens.
Bibliographie
- Bourillon, Florence et Fourcaut, Annie (dir.). 2012. Agrandir Paris. 1860‑1970, Paris : Publications de la Sorbonne/Paris : Comité d’histoire de la Ville de Paris.
- Choay, Françoise et Sainte Marie Gauthier, Vincent. 2013. Haussmann, conservateur de Paris, Paris : Actes Sud.
- Cohen, Jean-Louis et Lortie, André (dir.). 1992. Des fortifs au périf. Paris, les seuils de la ville, Paris : Picard.
- Lucan, Jacques. 1996. Paris des faubourgs. Formation, transformation, Paris : Picard.
- Malverti, Xavier et Picard, Aleth. 1996. « Conséquence de l’annexion. La voie publique annexe les faubourgs », in Lucan, Jacques, Paris des faubourgs. Formation, transformation, Paris : Picard.
- Pinol, Jean-Luc et Garden, Maurice. 2009. Atlas des Parisiens de la Révolution à nos jours, Paris : Parigramme.
- Pinon, Pierre. 2002. Atlas du Paris haussmannien. La ville en héritage du Second Empire à nos jours, Paris : Parigramme.
- Topalov, Christian, Coudroy de Lille, Laurent, Depaule, Jean-Charles et Marin, Brigitte. 2010. L’Aventure des mots de la ville à travers le temps, les langues, les sociétés, Paris : Robert Laffont.