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Débats

Rendre Paris aux piétons

Alors que la régulation de l’usage de l’automobile est devenue un objectif incontournable des politiques de mobilité, le contexte de pandémie pourrait accélérer la piétonnisation de Paris. Écrit avant la crise sanitaire, cet article montre que l’espace urbain est structuré par l’héritage des techniques et des choix politiques qui ont consacré la domination de l’automobile comme mode de déplacement.

Les Parisiens sont aujourd’hui majoritairement favorables à une réduction de la place de la voiture dans leur ville [1], à laquelle environ la moitié de la superficie de la voirie de Paris est encore dédiée [2]. La sensibilité environnementale s’intensifie et les dangers des pollutions dues à la circulation routière sur la santé sont de plus en plus connus. Par ailleurs, le profil des habitants des centres des grandes métropoles a changé : très peu de résidents ont accès à une voiture personnelle (30 % à Paris [3]), et ils sont encore moins à l’utiliser quotidiennement (15 % à Paris [4]). De plus la distance parcourue en voiture a diminué de 45 % à Paris entre 1990 et 2015 (Héran 2017).

Ces évolutions ont légitimé l’affichage par la municipalité d’un objectif explicite de régulation de l’usage de la voiture particulière, non seulement par le déploiement d’alternatives modales attractives, mais aussi par l’instauration de contraintes spatiales (réduction de l’espace dédié à ce mode). La piétonnisation participe de cet objectif. En 2010, dans Paris, la part des déplacements [5] piétons est largement supérieure à celle des déplacements en véhicule particulier, même rapportée au kilomètre [6]. La logique voudrait que la place pour les piétons augmente au détriment de celle de la voiture, c’est-à-dire des voies de circulation et du stationnement. Ce rééquilibrage du partage de la voirie en faveur des piétons suppose une mutation de l’espace public à grande échelle qui va à l’encontre de l’intérêt de certaines catégories d’usagers.

Nous proposons de comparer les deux principales stratégies de la Ville de Paris visant à la « reconquête » de la voirie au profit des mobilités dites douces (piéton, vélo, trottinette entre autres) : d’une part, le projet de la piétonnisation des voies sur berges rive droite, d’autre part le projet « Réinventons nos places » pour sept grandes places parisiennes (Delarc 2018). Le projet de réaménagement des places est principalement adressé aux usages du quotidien, alors que les voies sur berges sont plutôt associées aux loisirs et au tourisme. La principale différence entre ces deux projets réside dans le symbole politique. Couper l’axe automobile principal du cœur de Paris le long des berges peut apparaître comme un choix idéologique et dogmatique frontalement opposé aux intérêts des automobilistes, tandis que le second, plus pragmatique, réaménage simplement l’espace public en accord avec les parts de fréquentation de chacun des modes de déplacement. Des enseignements peuvent être tirés de cette comparaison notamment sur l’acceptabilité des projets.

La piétonnisation des voies sur berges, un projet contesté pour la rive droite

L’aménagement de la place de la République réalisé en 2013 a mis à profit la redistribution de l’espace public pour en améliorer la qualité architecturale. Dans les opérations qui suivent, l’objectif premier est de rendre à d’autres usages une partie de l’espace dédié jusqu’à présent au stationnement et à la circulation routière motorisée, sans aménagement urbain lourd. Ces opérations procèdent dans un premier temps à des interventions « réversibles ». Les avantages sont nombreux : ces aménagements sont mis en place rapidement et à grande échelle car ils sont peu onéreux ; leur caractère expérimental et leur apparence de chantier facilitent leur acceptation par les utilisateurs des modes motorisés qui peuvent les percevoir comme une phase de travaux provisoire et s’y habituent progressivement. Le mode de production de ces espaces recourt aussi largement à la concertation ou la « co-construction » (Fleury et Wuest 2016 ; Fleury 2011).

Sur la rive gauche, la Ville de Paris a piétonnisé en 2013 une partie des voies sur berges sur une portion de 2,3 kilomètres entre le musée d’Orsay et la tour Eiffel, afin de créer de nouveaux espaces récréatifs. Selon un bilan dressé par Île-de-France Mobilité (STIF 2015), ce réaménagement est un succès « en termes de fréquentation par les promeneurs » et « de diminution de la pollution atmosphérique sur la voirie fermée à la circulation ». Il est peu critiqué, hormis par certains analystes qui désapprouvent les espaces ludiques marchandisés et l’orientation festive des lieux (Flonneau 2014 ; Meyer 2012). Symétrique au premier, le second projet portant sur les berges de la rive droite a été beaucoup plus contesté. En 2016, la piétonnisation d’une portion de 3,3 kilomètres vise essentiellement la fermeture d’un axe routier, sans ajout de constructions dédiées aux loisirs. Malgré un accueil favorable des Parisiens [7], il est rejeté par les automobilistes [8] et un certain nombre de personnalités politiques, Parisiennes ou implantées dans les collectivités de petite couronne [9]. La comparaison des deux projets, notamment sur la faible communication autour des futures installations de loisirs dans le second, conduirait à formuler l’hypothèse selon laquelle pour être acceptée, la pacification des espaces de circulation doit s’accompagner d’une revalorisation fonctionnelle plus large [10]. D’autres explications sont possibles : la primauté – ou l’unicité supposée – du projet des berges rive gauche a pu être un facteur d’acceptabilité pour les automobilistes, tandis que l’extension du schéma de piétonnisation est devenue une crainte à l’occasion du second projet.

Figure 1. Les quais piétonnisés de la rive droite

© Alexis Poulhès.

Pour autant, la principale critique d’une piétonnisation totale est l’augmentation du temps de parcours des automobilistes contraints de prendre des itinéraires alternatifs risquant d’être d’autant plus longs qu’ils seront congestionnés par le report de trafic. L’argument qui fait valoir l’augmentation du bruit et de la pollution le long de ces itinéraires alternatifs, et donc la dégradation des conditions de vie pour leurs riverains, a aussi été largement exprimé. Ces arguments n’ont pourtant qu’une validité limitée dans le temps. Sur le long terme, comme le montrent des études réalisées sur d’autres terrains, les modes utilisés, les déplacements, et même les localisations changent, diminuant la congestion routière (Cairns et al. 2002). Mais ces changements dans les habitudes sont contraints et donc mal vécus. Le fait d’interdire définitivement à la circulation une voie de communication est également considéré comme une atteinte à la liberté de mouvement, même si ces flux ne représentent qu’une part négligeable des déplacements . Une réduction de la circulation à une seule voie limitée à 30 km/h, comme le proposait la présidente de la région Valérie Pécresse, aurait pu constituer une mesure plus acceptable dans un premier temps, avant d’envisager une piétonnisation totale. La polémique soulevée par le projet de mutation des voies sur berges rive droite est de nature à ralentir la concrétisation d’autres projets de piétonnisation « radicale », comme ceux formulés pour certains territoires centraux, comme le Marais [11]).

Le projet « Réinventons nos places » : une forme de piétonnisation mieux acceptée

D’autres types de mutations plus « douces » de la voirie sont expérimentés à Paris. Dans ces opérations, une place non négligeable est laissée à la circulation routière. Cette stratégie de reconquête progressive de l’espace public au bénéfice des modes alternatifs à l’automobile semble un succès et ouvre la voie à une généralisation du processus.

Après le réaménagement de la place de la République en 2013, la Ville de Paris a lancé celui de sept autres places parisiennes pour 2018-2019. Ces places, réduites à la fonction de grands carrefours routiers, ont été réaménagées au profit des mobilités douces. La réduction du nombre de voies routières au lieu de la suppression pure et simple de la circulation automobile a permis une relativement bonne acceptation par les automobilistes, et les réaménagements proposés sont peu critiqués. La place de la Nation (figure 2) est ainsi passée de huit à quatre voies de circulations, avec des franchissements piétons facilités. La réduction des distances de traversée piétonne procure des gains en termes de sécurité (OMS 2013). L’augmentation des distances entre les voies routières et les bâtiments réduit les nuisances sonores pour les résidents. La surface rendue aux piétons par l’ensemble des modifications sur les sept places sera équivalente à celle restituée par le projet des berges de Seine.

Figure 2. Le réaménagement de la place de la Nation

© Alexis Poulhès.

Pour ces raisons, une politique en continuité avec le réaménagement des grandes places parisiennes apparaîtrait préférable à des projets plus ostentatoires comme les voies sur berges. Elle avait bénéficié d’une meilleure acceptation des automobilistes ainsi que de la classe politique parisienne d’opposition et de la petite couronne [12]. Les bénéfices pour les piétons et cyclistes seraient équivalents ou supérieurs, laissant entrevoir un report modal plus important depuis la voiture particulière. Pour le moment, l’échelle spatiale est trop limitée pour un effet de report significatif. Les 15 % de part modale du vélo en 2020 prévus par le plan Vélo de la Ville de Paris n’ont pas été encore atteints. Nous conseillerons de rééquilibrer l’espace public en développant un réseau de pistes cyclables structurant à l’échelle de Paris, ce que demandent les usagers [13]. Concrètement, cela consisterait à réduire d’une ou deux voies de circulation automobile tous les grands boulevards urbains larges de plus de quatre voies et de piétonniser les rues peu fréquentées. L’espace récupéré pourrait alors être dévolu aux autres usagers de la voirie comme les vélos, trottinettes ou autres « nouveaux engins de déplacement personnel », et la marche. A contrario, la multiplication des recours et des manifestations de mécontentement [14] montre que continuer à promouvoir des projets phares et emblématiques comme les voies sur berges serait contre-productif quant à l’objectif de reconquête de l’espace public. Cette stratégie est pourtant au cœur du programme de la maire sortante pour un éventuel prochain mandat [15].

Des liens d’agglomération à tisser

Le risque de la piétonnisation à une échelle large n’est pas de réduire l’accès à l’espace public des populations moins favorisées ni de dévitaliser la ville (Deguy 2007), mais de sanctuariser des espaces « respirables » en reléguant les véhicules polluants dans des territoires moins prisés. C’est pour cela que la région et l’État, grâce aux outils d’aménagement du territoire, ont un rôle à jouer afin de ne pas creuser le fossé entre Paris et sa banlieue. Ainsi, la piétonnisation ou la réappropriation de l’espace public par les modes doux doit se faire non seulement à l’échelle municipale mais aussi à celle de l’agglomération avec une politique coordonnée, ambitieuse et de long terme, seule à même d’avoir des effets sensibles sur la qualité de vie des habitants du Grand Paris.

L’auteur remercie Mariane Thébert pour l’aide qu’elle lui a apportée dans la formulation de certains propos.

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Pour citer cet article :

Alexis Poulhès, « Rendre Paris aux piétons », Métropolitiques, 25 mai 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Rendre-Paris-aux-pietons.html

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