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Débats

Infrastructure privée et gouvernement urbain : le déraillement de Vélib’ à Paris

Alors que la mise en place du nouveau Vélib’ à Paris rencontre de nombreuses difficultés, Maxime Huré revient sur les enjeux et les écueils du changement d’échelle et d’opérateur du dispositif. Il souligne la dépendance croissante des pouvoirs publics aux grandes firmes mondialisées et met en lumière leurs errements et leurs incertitudes.

Inauguré en 2007, en partenariat avec l’entreprise française JCDecaux, le système de vélos partagés Vélib’ est devenu une vitrine internationale pour la ville de Paris. Vélib’ était alors le plus important système de vélos partagés au monde, regroupant 20 600 vélos répartis sur 1 431 stations. En 2017, à Paris comme dans de nombreuses villes européennes (Lyon, Stockholm ou Barcelone), les marchés de vélos partagés ont été renouvelés. Dans la capitale française, la procédure s’est accompagnée de changements majeurs en matière d’échelle du réseau, d’opérateur du système et plus largement de gouvernance.

Toutefois, plus d’un an après la signature du contrat avec le consortium Smovengo [1], force est de constater l’échec du nouveau dispositif : censé couvrir la totalité des communes de la métropole du Grand Paris (MGP) par le biais de 1 400 stations et 20 000 vélos, le nouveau Vélib’ accumule les retards et les dysfonctionnements – amplement documentés par la presse locale et nationale [2]. Dans ce contexte, cet article propose d’identifier et d’analyser les difficultés liées au changement de dispositif. En étudiant les marchés de services urbains, il s’agira notamment de montrer dans quelle mesure la rupture dans la gestion d’une infrastructure de transport a bouleversé à la fois l’équilibre et le jeu des (inter)dépendances entre institutions publiques et opérateurs privés dans la capitale [3].

Une dépendance croissante aux grandes entreprises privées mondialisées

Dans le cas des politiques de mobilités partagées, les services ont été structurés en marché urbain à l’initiative des institutions publiques (Lorrain 2002) : quelques grands groupes privés, en particulier JCDecaux et Clear Channel Outdoor, ont non seulement acquis des positions dominantes et une expertise spécifique, mais aussi noué des liens d’interdépendances – économiques, physiques, symboliques – avec les institutions publiques (Huré 2012). La présence et la place de ces grands groupes au sein des villes ont été renforcées par les collectivités territoriales elles-mêmes (Huré 2017) : de nombreuses villes se retrouvent aujourd’hui en situation d’interdépendance avec de grandes entreprises délégataires de services urbains. Dans ce contexte, comment changer de modèle ?

La sociologie des réseaux sociotechniques (Dupuy 2011) et l’histoire des mobilités (Flonneau et Guigueno 2009) ont bien décrit les difficultés des évolutions liées aux infrastructures, censées assurer une continuité de service sur le temps long. Elles tiennent dans une large mesure à l’immobilité de l’emprise physique des infrastructures et à la construction d’une expertise sur la longue durée susceptible de garantir leur fonctionnement. De même, la science politique a analysé les résistances institutionnelles aux changements de politiques publiques, notamment à travers la notion de path dependence [4] (Pierson 1993). Il convient désormais de prendre en compte un troisième facteur de résistance : la dépendance aux firmes privées mondialisées.

Le choix des municipalités de confier leur service de vélos partagés à de grands groupes privés se fonde sur un ensemble de facteurs : la possibilité de recourir à leurs capacités d’investissements ; la perspective de réaliser des économies d’échelle et de temps lors de l’implantation des dispositifs ; leur capacité à lever des fonds en urgence en cas de difficultés temporaires ou de dysfonctionnements du système. Par ailleurs, d’autres interdépendances se nouent autour des emplois créés par le service sur le territoire urbain, emplois dont il faut assurer la pérennité en cas de changement d’opérateur – pour d’évidentes raisons sociales et politiques, mais aussi pour assurer une continuité dans l’expertise technique et urbaine.

Une rupture des liens d’interdépendances aux conséquences imprévisibles

Après 10 ans (2007-2017) de gestion du dispositif Vélib’ par l’entreprise JCDecaux et la mairie de Paris, le conseil municipal a décidé en 2017 de transformer en profondeur le système parisien de vélos partagés. Avec 108 000 utilisations par jour en moyenne (Mairie de Paris 2016), soit plus d’un tiers des usagers du vélo dans la ville (École d’urbanisme de Paris et Forum Vies mobiles 2018), Vélib’ était pourtant considéré comme un succès tant en matière d’usage de la bicyclette que d’image pour la ville.

Cependant, de nombreuses critiques avaient été formulées à son encontre, pointant notamment les lacunes de la couverture territoriale du dispositif – limitée à Paris et à 29 communes de sa proche banlieue – et les surcoûts liés au vandalisme. La nécessité d’apporter des réponses à ces problèmes a été au cœur du nouvel appel d’offres, par ailleurs conçu dans un contexte politique différent, marqué par la création au 1er janvier 2016 de la métropole du Grand Paris. L’un des objectifs était, en effet, d’étendre le dispositif à l’ensemble des communes de la MGP désirant bénéficier de Vélib’, soit 67 communes en 2018. Ce projet reflète l’évolution classique des marchés de services urbains, notamment ceux attachés aux mobilités partagées, depuis les années 1960 (Huré 2017) : d’abord implantés dans les centres urbains, les réseaux se sont progressivement étendus en périphérie au fur et à mesure de la construction de structures intercommunales entre collectivités. Le nouveau cahier des charges prévoyait, par ailleurs, d’apporter des évolutions technologiques dans les services – notamment en proposant des vélos électriques et un nouveau système antivol –, une demande, elle aussi, assez typique des échanges entre opérateurs et pouvoirs publics dans le cadre du renouvellement de ce type de contrats.

En réalité, la véritable rupture attachée au nouveau Vélib’ concerne le changement d’opérateur, dans un marché où l’infrastructure et l’expertise sont détenues, dans une large mesure, par les prestataires privés. En effet, la remise en cause du contrat avec JCDecaux dépasse largement la question du vélo en libre-service et met en jeu l’ensemble des relations stabilisées entre la ville de Paris et l’entreprise, implantée dans la capitale depuis 1971. Celles-ci se manifestent, entre autres, par l’omniprésence du mobilier urbain de JCDecaux dans l’espace public parisien. Ainsi, l’entreprise a dû démonter l’ensemble des stations Vélib’ pour permettre au nouveau prestataire d’implanter son dispositif. La perspective de tels travaux, mettant la ville en chantier pendant de longs mois, dissuade souvent les élus de changer d’opérateur et explique dans une certaine mesure le faible nombre de municipalités ayant remis en cause la position de JCDecaux en France [5].

Par ailleurs, le changement d’opérateur implique toujours une rupture, à tout le moins temporaire, dans l’offre de service proposée aux usagers et plus largement dans les pratiques de mobilité des citadins : durant la période de transition entre opérateurs, les 300 000 abonnés Vélib’ ont vu l’offre de vélos réduite de 10 000 en octobre 2017 à 600 en janvier 2018 ! Aussi, le nombre de trajets réalisés chaque jour en Vélib’ a chuté à moins de 6 000 contre 108 000 en moyenne avant le lancement des travaux (Mairie de Paris 2016) [6]. Au-delà de l’inconfort pour les usagers, c’est toute la stratégie vélo de la ville de Paris, fondée sur la perspective d’une augmentation de sa part modale de 4 % aujourd’hui à 15 % en 2020, qui se trouve menacée par les écueils de la transition.

Le changement de modèle économique : un saut dans l’inconnu

En 2007, le modèle économique de Vélib’ était celui proposé par l’entreprise JCDecaux : le financement du service était assuré par les recettes de l’affichage publicitaire. Ainsi intégrés dans un marché global, les coûts du dispositif n’étaient pas connus. Pour assurer une meilleure régulation politique du système, la ville de Paris a souhaité séparer le marché des vélos de celui du mobilier urbain et de la publicité, à l’instar, par exemple, de Barcelone [7]. La gestion des coûts du second service Vélib’ – la presse évoque environ 600 millions d’euros sur 15 ans [8] – représente donc un défi totalement nouveau pour les pouvoirs publics. De fait, à Barcelone, le budget alloué au dispositif de vélos partagés a été l’un des enjeux majeurs des élections municipales de 2007 et de 2011, les coûts étant jugés trop importants par l’opposition [9].

Or, pour les opérateurs de mobilités partagées, la rentabilité est difficile à atteindre, sauf si les entreprises réalisent d’autres bénéfices indirects – la publicité pour JCDecaux, les batteries et les bornes de recharge électriques pour Bolloré (dans le cas d’Autolib’), des applications mobiles ou des logiciels pour certaines entreprises proposant des flottes de vélos en free-floating. Au contraire, Smovengo prévoit de tirer ses recettes exclusivement de l’utilisation du système. Force est de constater que, à la rentrée 2018, nul ne sait encore qui assumera les coûts des retards et des dysfonctionnements du nouveau Vélib’ – et encore moins quelles seront les évolutions apportées au service en cas de pertes importantes pour Smovengo.

La crédibilité des institutions publiques en question

Pour accompagner le déploiement du nouveau Vélib’, les élus parisiens avaient pourtant anticipé la nécessité d’organiser le changement d’échelle du dispositif, notamment en augmentant progressivement les effectifs d’agents publics de la « mission Vélib’ » au sein des services de la voirie de la ville de Paris, puis en transférant en 2017 les compétences à un syndicat mixte doté de ressources propres, Autolib’ Vélib’ Métropole. Cette montée en puissance de l’expertise publique en matière de mobilités partagées a probablement encouragé à l’émancipation des institutions par rapport à JCDecaux. Cependant, le changement d’opérateur a mis en lumière la dépendance de la ville à l’entreprise : l’infrastructure était entièrement détenue par JCDecaux ; son implantation et sa gestion depuis 10 ans lui ont conféré des savoirs techniques singuliers sur le fonctionnement de la voirie parisienne, que l’opérateur Smovengo affirme avoir découvert seulement au moment de déployer son dispositif ; tout au long des 10 années de gestion du dispositif Vélib’, JCDecaux a accumulé des données concernant les usagers et les usages des vélos partagés, mais nul ne sait si celles-ci pourront être utilisées un jour… Aussi, l’échec du changement d’opérateur est aussi celui de l’expertise publique et des choix politiques dans la préparation de la transition entre les deux entreprises.

Finalement, et non sans paradoxe, les premières difficultés du nouvel opérateur ont renforcé JCDecaux et crédibilisé son offre de vélos partagés. L’entreprise française vient ainsi de remporter les marchés de Lyon, Nantes et Stockholm. Doit-on s’attendre à un retour de JCDecaux dans la gestion des vélos partagés parisiens ? Un vieil adage, théorisé dans le roman sicilien Le Guépard (Giuseppe Tomasi di Lampedusa, 1958) et souvent mobilisé dans l’analyse des politiques publiques (Fontaine et Hassenteufel 2002 ; Jouve 2003), pourrait bien caractériser la situation des vélos partagés parisiens : « il faut que tout change pour que rien ne change ». Mais s’appliquera-t-il aussi à l’opinion des électeurs parisiens, à moins de deux ans des élections municipales ?

Bibliographie

  • Boussaguet, L., Jacquot, S. et Ravinet, P. 2006. Dictionnaire des politiques publiques, Paris : Presses de Sciences Po.
  • Dupuy, G. 2011. « Fracture et dépendance : l’enfer des réseaux ? », Flux, n° 83, p. 6‑23.
  • École d’urbanisme de Paris et Forum Vies mobiles. 2018. Le Vélib’ : usages, pratiques et modes de vie, rapport de master 1, atelier « Services, innovations, mobilités ».
  • Flonneau, M. et Guigueno, V. 2009. De l’histoire des transports à l’histoire de la mobilité ?, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • Fontaine, J. et Hassenteufel, P. (dir.). 2002. To change or not to change ? Les changements de l’action publique à l’épreuve du terrain, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • Huré, M. 2012. « Une action publique hybride ? L’institutionnalisation d’un partenariat public–privé. JCDecaux à Lyon (1965‑2005) », Sociologie du travail, vol. 54, n° 2, p. 233‑253.
  • Huré, M. 2017. Les Mobilités partagées. Nouveau capitalisme urbain, Paris : Publications de la Sorbonne.
  • Jouve, B. 2003. Les Politiques de déplacements urbains en Europe : l’innovation en question dans cinq villes européennes, Paris : L’Harmattan.
  • Lorrain, D. 2002. « Capitalismes urbains. La montée des firmes d’infrastructures », Entreprises et Histoire, n° 30, p. 5‑31.
  • Mairie de Paris (Inspection générale). 2016. Rapport définitif. Audit du contrat Vélib’.
  • Pierson, P. 1993. « When Effects Becomes Cause. Policy Feedback and Political Change », World Politics, vol. 45, n° 4, p. 595‑628.

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Pour citer cet article :

Maxime Huré, « Infrastructure privée et gouvernement urbain : le déraillement de Vélib’ à Paris », Métropolitiques, 10 septembre 2018. URL : https://metropolitiques.eu/Infrastructure-privee-et-gouvernement-urbain-le-deraillement-de-Velib-a-Paris.html

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