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Dans le métro lillois (photo : T. Boucher-Casel, 2020)
Essais

Redonner goût à la rue pour favoriser l’autonomie des jeunes citadins

Plutôt que de se focaliser sur l’aménagement des espaces, mieux vaudrait selon l’anthropologue Nadja Monnet agir sur le regard des parents pour (re)donner davantage d’autonomie aux enfants dans la ville.

Si les initiatives se multiplient pour que les enfants et les adolescent·e·s prennent leur place en ville, en aménageant des espaces mieux adaptés à leur intention (voir notamment Helleman 2018), en les impliquant dans des recherches ou encore en visant le label UNICEF « Ville amie des enfants », les jeunes générations semblent prises en étau entre des injonctions contradictoires. D’une part, la société (par l’intermédiaire des parents et des enseignants) leur demande d’être autonomes rapidement et de se comporter en êtres humains responsables dès leur plus jeune âge et dans les domaines les plus variés ; de l’autre, les familles semblent de plus en plus réticentes à les laisser parcourir et explorer la ville en solitaire ou en groupe de pairs (de peur des accidents de la circulation, des mauvaises rencontres, etc.). Dans les métropoles occidentales, il est de moins en moins fréquent qu’un enfant se rende à l’école à pied, sans être accompagné. Ceux et celles qui le font encore sont souvent perçus par les enseignants et les parents des autres élèves comme des enfants peu encadrés par leur entourage familial. Les parents qui autorisent cette pratique sont souvent tenus pour « farfelus », inconscients des dangers, voire irresponsables.

Comment donc concilier l’apprentissage des codes citadins et la volonté ou la possibilité d’autonomie des plus jeunes dans ce contexte de fort contrôle ? L’historien Philippe Ariès (1993) soulignait déjà à la fin des années 1970 que les espaces de la ville devaient être repensés non seulement pour les enfants mais également pour leurs parents. Pour que les enfants sortent dans les rues, il faut que les adultes qui en prennent soin aient aussi envie d’y être. Il s’agirait donc, avant tout, de redonner le goût de la rue aux adultes. Pour cela, ne faudrait-il pas tenter d’agir autant sur le regard des adultes que sur les aménagements des lieux ?

Soigner les liens

Pour l’épanouissement de l’enfant, la ville entière serait le meilleur terrain de jeu alors que les politiques publiques et les métiers de la fabrique de la ville, en particulier en France, se sont ingéniés à le couper toujours davantage du milieu urbain en aménageant et édifiant des espaces spécifiques tels que les écoles, les parcs ou les centres de loisirs (Monnet et Boukala 2018). Dans un souci de repenser le partage des espaces, le débat actuel porte sur des stratégies contradictoires que les urbanistes et architectes tentent de concilier en proposant de plus en plus d’espaces publics qui se veulent « ludiques » ou qui, du moins, cherchent à proposer une diversité de pratiques. Le dilemme est le suivant : faut-il concevoir l’espace urbain pour que les enfants et les adolescent·e·s s’y sentent bien ou faut-il laisser des portions de villes à explorer librement qui répondraient aux besoins des jeunes et à leurs envies plus qu’à celles de leurs parents ? Pour éviter de rendre les villes récréatives et infantilisantes, plutôt que d’aménager un énième nouvel espace flambant neuf pour les enfants et/ou adolescent·e·s, ne serait-il pas plus efficace de chercher à recoudre les tissus urbains entre eux ? De prendre soin des transitions entre les espaces mais également entre les êtres ?

Si de magnifiques espaces sont difficilement accessibles parce que, par exemple, une route à forte circulation les entoure, l’effort d’aménagement n’aura certainement pas le succès escompté. En d’autres termes, la commodité doit être pensée conjointement à l’accessibilité. Néanmoins, elles ne suffisent pas. Le contrôle accru des plus jeunes est certainement une caractéristique de la société française actuelle, bien qu’elle n’en ait pas l’exclusivité, et les dispositifs numériques l’ont encore renforcé avec les applications qui permettent de suivre pas à pas sa progéniture, de savoir ce qu’il/elle mange à midi, etc. Ce contrôle des corps juvéniles passe par des apprentissages (à l’école, au travers de l’éducation parentale, des injonctions sociétales), mais également par une mise à distance spatiale. Dans la ville, on les invite ou on leur impose de rester de préférence dans des intérieurs (école, lycée, salle de sport, centre de loisirs, chambre, etc.). Ceux-ci souffrent d’un manque de marge de manœuvre, de lieux et de temps « à eux » ; de possibilités d’improvisation dans la partition imposée par les adultes. C’est donc le lien parent-enfant qu’il faut également revoir pour laisser plus de jeu non seulement entre les espaces trop corsetés de nos villes (Brossard-Lottigier 2015) mais également dans les relations entre enfants et adultes.

Donner (ou rendre) la rue aux jeunes implique de leur permettre de circuler librement et d’explorer de manière active le milieu dans lequel ils vivent. Il faudrait pour cela davantage les consulter dans les processus de concertation urbaine, faire davantage confiance à leur capacité d’avoir de bons réflexes ; mais aussi croire à l’aide que pourront leur apporter des inconnu·e·s. C’est d’ailleurs ces petits gestes qui font l’urbanité de nos cadres de vie. Mais est-ce suffisant pour qu’enfants et adolescents cessent d’être de « simples consommateurs de lieux » et deviennent de véritables « créateurs d’espaces » (Legué 2015) ? Pour faire l’espace, il ne suffit pas de travailler les qualités physiques de celui-ci. Les manières de le pratiquer et ses représentations doivent être prises en compte.

Des (im)possibilités spatiales en fonction des classes sociales ?

Comme le soulignait Colette Pétonnet (1987), l’enfant ne sait pas « naturellement » occuper l’espace de la rue. Il apprend dès son plus jeune âge à circuler sans sautiller sur les trottoirs, en imitant les adultes ou parce que ceux-ci lui font des remontrances sur ses comportements inadéquats. L’autonomie, comme les codes urbains, ne se décrète pas ; elle s’apprend peu à peu tout au long de la vie. Les trajectoires individuelles sont importantes pour comprendre l’acquisition de celle-ci. Parler au pluriel d’enfances et d’adolescences semble donc plus approprié que d’utiliser le singulier car les enfants et les adolescent·e·s ne vivent pas de la même manière partout et n’apprennent pas de la même manière, ni forcément au même âge les codes de la sociabilité urbaine. Selon leurs milieux d’origine (géographique et/ou socio-économique) mais également au sein même de ces « classes sociales » trop souvent présentées en opposition, les apprentissages diffèrent.

Pour expliquer les différentes pratiques spatiales des jeunes, c’est avant tout le contexte spatial (proximité ou non de voies à grande circulation, qualité des espaces extérieurs proches du domicile, caractéristiques du logement, etc.), analysé de manière croisée avec les caractéristiques socio-culturelles de la famille, qui est mobilisé. Les classes moins aisées seraient plus permissives sur les autorisations de sortie et laisseraient davantage « traîner » leurs enfants dans les rues, alors que les classes les plus aisées établiraient un contrôle plus strict sur les déplacements de leurs progénitures. Jean-Yves Authier et Sonia Lehman-Frisch (2013) démontrent pourtant que les stratégies d’encadrement parental diffèrent parmi des parents de catégories socio-économiques plus ou moins identiques. Selon leur conception du quartier où ils sont venus s’installer et les motivations de leur choix (recherche de la mixité ou non, choix économique avant tout, etc.), les « gentrifieurs », notamment, n’incitent pas de la même manière leur enfant à fréquenter les lieux publics. Le poids des représentations des parents et des autres adultes en contact avec les enfants pèse sur les (im)possibilités de se mouvoir librement dans les rues, places et parcs adjacents à leurs lieux de vie (domicile, école, centre de loisirs, etc.). Ce qui facilite ou empêche les déplacements des enfants, ne serait-ce donc pas davantage les peurs et les désirs des adultes que le statut socio-économique de la famille ?

Lutter contre la peur des autres pour transformer les pratiques

Pour infléchir les manières de penser le monde des adultes qui modèlent à leur tour ceux des enfants, c’est non seulement sur l’espace qu’il faut agir, en le rendant plus accueillant et engageant, mais également sur les raisons de la mise à distance des jeunesses dans la société. Dans une conférence au Festival Image de ville à Aix-en-Provence, le sociologue Michel Fize (2016) disait que les jeunes sont exclus de la société française parce que les adultes ne leur permettent pas d’y prendre place. Il faudrait rendre parents et enfants plus itinérants que voyageurs (Ingold 2015), c’est-à-dire les amener à déambuler et tracer des lignes entre les éléments de leur vie quotidienne plutôt que de se déplacer en pointillé ; les rendre attentifs et attentives à ce qui les entoure pour créer de l’épaisseur sous leurs pas ou leurs pneus ; transformer leurs trajets de points sur un plan en lignes sinueuses qui forment une texture, un maillage autour de leurs espaces de vie quotidiens. Leurs pas tisseraient alors des liens entre les lieux mais également entre les êtres (humains et non humains), redonnant de la texture au lieu. Ces personnes prendraient place dans la ville pour faire corps avec elle. Dans ce corps à corps avec l’espace, rendre une place prépondérante à la marche pour ancrer le piéton ou la piétonne dans la ville (Thomas 2007) ne suffit pas. Il faut redonner l’envie d’investir les espaces extérieurs, en faisant acte de résistance dans les plus petits détails du quotidien ; en ne permettant pas, par exemple, à son enfant d’intimider verbalement ou au travers d’attitudes corporelles d’autres enfants parce qu’ils sont différents, en apprenant aux filles et aux garçons que les premières ont droit autant que les seconds d’être présentes dans la rue.

La possibilité d’une mobilité indépendante chez les jeunes demande donc d’agir en permanence sur nos imaginaires pour désamorcer les peurs et les stéréotypes (notamment ceux concernant les rapports de sexe, de race et de classe). Dans ce domaine, les études sur les rapports des jeunes et leurs milieux ne sont pas exempts de remise en question quant à l’impact de leurs résultats sur la stigmatisation de certaines jeunesses. Revoir la manière de théoriser les jeunesses sans les opposer et qualifier certaines de manière récurrente par le manque (populations fragiles, défavorisées, moins aptes à l’anticipation, moins performantes, moins mobiles, etc.), chercher ce qui leur est commun plutôt que ce qui les différencie pourrait devenir force de changement et permettre d’appréhender l’autonomie spatiale des jeunesses sous un angle nouveau.

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Pour citer cet article :

Nadja Monnet, « Redonner goût à la rue pour favoriser l’autonomie des jeunes citadins », Métropolitiques, 2 décembre 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Redonner-gout-a-la-rue-pour-favoriser-l-autonomie-des-jeunes-citadins.html

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