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Entretiens

Comment faire de la ville un territoire nourricier ?

Des jardins collectifs aux trames nourricières, les projets alimentaires et paysagers se multiplient. Forts de l’expérience de la SCOP SaluTerre, Franck David et Morgane Robert montrent que ces projets permettent de lutter contre la précarité alimentaire dès lors qu’ils sont co-construits avec les habitants.

Entretien réalisé par Antoine Fleury et Natacha Rollinde.

Comment avez-vous créé SaluTerre et autour de quels objectifs ?

Franck David – SaluTerre est née d’une association déjà existante, Les Jardins d’aujourd’hui, qui en 1987 a mis en place les premiers jardins partagés en France, au Grand Parc, un quartier populaire de Bordeaux. Pendant les années qui ont suivi, il y a eu un travail de fait sur l’animation et la création d’autres jardins ailleurs en France. L’objectif était toujours le même : apprendre aux gens à être dans une forme d’autoproduction, en réaction à l’aide alimentaire d’urgence qui est toujours dans la logique de « on va donner le poisson au lieu de donner la canne à pêche ». Très vite, on est allé chercher des universitaires pour travailler notamment sur la vulnérabilité sociale et ils ont mis en exergue que les habitants voulaient avoir des jardins pour les connexions sociales, et aussi pour bien manger ; l’alimentation était l’un des motifs pour vouloir un jardin.

Morgane Robert – Comme le dit souvent Éric Prédine [cofondateur des Jardins d’aujourd’hui et de SaluTerre], l’idée était vraiment de faire avec et pas pour, sans condescendance et en se basant sur les capacités des personnes, leurs besoins, leurs stratégies, plutôt que d’imposer. L’idée de l’inclusion est directement accolée à l’idée de l’autonomisation. Et ça, c’est quelque chose qui a toujours été porté par Les Jardins d’aujourd’hui et SaluTerre. L’autonomisation permet aux personnes de rester dignes parce qu’elles peuvent produire et faire ce qu’elles veulent de leur production, plutôt que de dépendre d’un système.

Franck David – Progressivement, on a monté des opérations à l’échelle nationale avec l’association, on a accompagné en particulier les collectivités, en tant qu’assistants à la maîtrise d’ouvrage, pour créer des jardins partagés. En 2004, on a créé SaluTerre sur cette idée-là. On a monté cette structure parce qu’on savait qu’il fallait un bureau d’études en paysage pour être plus crédible auprès des institutions. On a été associatifs au début, puis on s’est transformés en SCOP [1], parce que c’est notre histoire et que ça nous permet aussi d’être cohérents par rapport à nos valeurs. C’est comme ça qu’on a commencé à faire ce qu’on a appelé des « parcs publics potagers ». On est sur la dimension de l’espace public, le paysage est très important, on cherche à savoir comment l’ouvrir et comment créer aussi des lieux pérennes.

Comment articulez-vous les dimensions alimentaires et paysagères dans vos réalisations ?

Morgane Robert – Contrairement aux discours un peu réducteurs qu’on entend parfois sur notre approche paysagère de l’alimentation, nous ne sommes pas que sur les aménités écologiques ou sur le végétal qui se mange. L’idée, c’est vraiment de travailler sur le paysage comme ensemble de pratiques et représentations liées à l’alimentation [2]. L’enjeu est donc d’agir sur les pratiques et les représentations des mangeurs. C’est en cela que l’on parle de paysage alimentaire. Pour notre pôle recherche et développement, c’est la partie visible d’une complexité socio-écologique.

Franck David – On travaille pour cela sur des trames nourricières. Nous partons de diagnostics de vulnérabilité – selon une démarche qui a été élaborée en interne – auprès des personnes les plus touchées par la précarité : on regarde ce qui existe et on crée des dispositifs qui vont permettre d’apporter un complément pour avoir une forme d’apaisement sur le nourricier. Je ne dis pas qu’il faut qu’il y ait de l’autosuffisance, mais des ressources qui permettent de répondre de la manière la plus adaptée aux besoins des personnes qui se trouvent en situation de précarité alimentaire. On essaie ensuite de créer des lieux qui soient cohérents en termes d’aménagement du territoire, qui soient pérennes aussi, grâce à un travail le plus en amont possible. Ces lieux, ce ne sont pas seulement des jardins de production, ce sont aussi des lieux d’éducation à l’alimentation, de transformation, de distribution, etc. Tout cela doit permettre de faire ce qu’on appelle une trame alimentaire, à l’échelle d’un territoire (Figure 1). Et puis l’entrée par le paysage permet, en même temps, de ne pas être que dans le fonctionnalisme pour réintroduire de la cohérence environnementale et travailler la question de la renaturation.

Figure 1. Cartographie des espaces nourriciers de la ville d’Épinay-sur-Seine

© SaluTerre, 2022, via le logiciel Openstreetmap.

Quelles formes ces trames nourricières prennent-elles et avec qui travaillez-vous pour les développer ?

Franck David – En général, on commence par mettre en place un site pilote, où on va créer une dynamique sociale autour de la question de l’alimentation auprès des habitants et des acteurs. Il y a un vrai travail avec les habitants, qui définissent ce qu’ils ont envie de défendre, de faire vivre, donc il y a des formes différentes. Un site peut devenir un jardin partagé, familial, une ferme urbaine, un verger... Et ce site pilote permet de montrer aux élus que c’est possible, que ça fonctionne. Chemin faisant, on avance ensuite sur d’autres lieux qui permettraient de créer une trame alimentaire. Donc, on commence par le site pour passer du site au quartier, du quartier à la ville, de la ville à l’agglomération.

Morgane Robert – La production de trame alimentaire est par définition multiscalaire, multisites, et fait appel à différents pôles de gouvernance. C’est une partie des projets qu’on monte, mais ce ne sont pas les seuls. Les actions qu’on peut mener, très concrètement, ont plusieurs échelles. La plus petite, c’est le jardin partagé, on va intervenir sur la création d’animations, leur coproduction. Et on monte comme cela dans les échelles, avec la trame de production communale, qui correspond à ce qu’explique Franck sur les trames nourricières, les fermes urbaines, les réseaux nourriciers, jusqu’aux projets alimentaires territoriaux (PAT), à l’échelle intercommunale, où l’on intervient plutôt comme un opérateur de mise en lien entre tous les acteurs dont les actions entrent dans le spectre des enjeux alimentaires.

À chaque fois, on a des commanditaires différents. Pour les jardins partagés, la plupart du temps, ce sont des bailleurs sociaux qui nous appellent, parce qu’il y a cette volonté de créer de l’inclusion pour des publics vulnérables qui sont les bénéficiaires des programmes de logement social. On répond aussi évidemment très souvent à des commandes publiques, mais il arrive qu’on réponde également à des demandes de particuliers, d’associations, de collectifs, où l’on n’est pas du tout sur les mêmes modalités de gouvernance et de financement. On va aussi bien répondre à de très petits budgets de quelques milliers d’euros qu’à des commandes publiques qui dépassent parfois 40 000 euros. Donc on jongle tout le temps entre ces différentes modalités d’action, publique ou non publique.

Pouvez-vous préciser la façon dont vous associez les habitants dans ces projets ?

Morgane Robert – On a tout un panel d’outils et de leviers d’action. On pratique beaucoup le diagnostic partagé de vulnérabilité, dans le but de faire de la coproduction. L’objectif est de discerner qui constitue le public vulnérable dans un territoire. Pour cela, nous regardons les données socio-économiques, mais nous faisons aussi du porte-à-porte ou encore des ateliers de cuisine de rue (Figure 2) pour mieux comprendre les pratiques et représentations à travers des données sensibles, pas seulement avec des données quantitatives.

Franck David – Cette méthode nous permet de proposer des diagnostics de précarité alimentaire et de trouver des réponses par rapport à ça. Les cuisines de rue, par exemple, sont à la sortie des écoles, des Restos du cœur, dans des lieux où tout le monde peut être repéré et valorisé. Et on met les habitants en action, on discute des choses : « Comment vous vous organisez ? Qu’est-ce que vous aimez manger ? Qu’est-ce que vous aimeriez manger que vous n’arrivez pas à manger ? Où est-ce que vous vous approvisionnez ? » On commence alors à découvrir le champ de la précarité alimentaire et comment elle s’organise, ce qui nous donne des indications de prescriptions à faire.

Morgane Robert – L’inclusion et la co-construction renvoient aussi à la vision qu’on a du paysage. Par exemple, dans le cadre du renouvellement urbain de la cité du Grand Parc, à Bordeaux, il y avait l’idée de recréer des jardins partagés. La proposition [de la maîtrise d’œuvre] a été de dessiner des jardins partagés avec une forme prédéfinie qui est celle de la joualle. C’est une forme paysagère qui associe la production fruitière à une production légumière ou de céréales. En soi, la forme paysagère est intéressante, car elle fait écho à des modes de production qui existaient dans ce territoire et qu’on retrouvait dans plusieurs régions d’Europe, notamment dans le sud-ouest de la France. Sauf que, dans ce contexte, ça ne prend pas vraiment en compte la réalité des pratiques et des représentations culturelles des personnes qui vivent au Grand Parc. Nous avons été impliqués dans une partie de la consultation préalable à cette conception et quand l’idée de la joualle a été évoquée en réunion publique, la plupart des habitants qui sont d’origine maghrébine ne savaient pas ce que c’était, un peu perdus dans ce qui était imposé. Pour moi, c’est un exemple du décalage qu’il peut y avoir lorsque l’institutionnalisation du jardin partagé comme levier d’action publique conduit à proposer des formes, mais ça témoigne aussi de la manière dont on peut réduire le paysage à une forme végétale et paysagère nourricière qui peut être excluante de certaines représentations et de certaines pratiques alimentaires ou de jardinage situées dans un contexte socio-écologique particulier.

Figure 2. Atelier cuisine de rue aux jardins partagés de Beaudésert à Mérignac (33)

© SaluTerre, 2023.

Et comment envisagez-vous l’intégration des paysages nourriciers à l’espace public ? Quelle place pour les usagers qui ne participent pas forcément à la production alimentaire ?

Franck David – Les gens, quand on les met en coproduction, sont plutôt généreux. Parfois, au lieu de mettre le nourricier à l’intérieur du clos – le clos est souvent symbolique, il montre quand même la fraction privative, de là où on jardine – on le met à l’extérieur. Par exemple, on y fait des jardins d’aromates, pour que ça soit ouvert sur le quartier, que ça puisse être un peu dans cette tradition d’« incroyable comestible [3] », où les gens peuvent se servir et qu’il y ait un premier contact qui se fasse par là. Donc ça peut déborder du champ stricto sensu du groupe ou des gens impliqués dans la dynamique initiale, ça peut aller beaucoup plus loin. Par ailleurs, une fois que les jardins sont créés, on forme aussi l’habitant à devenir animateur, médiateur social, pour qu’il puisse transmettre à ceux qui arrivent. Cette fonction d’animation est importante. Sans elle, en général, les lieux soit se ferment très vite, autour de gens qui sont bien entre eux, ce qui pose la question de la privatisation de l’espace public ; soit ça devient des verrues, c’est-à-dire des formes d’entropie paysagère, qui peuvent achopper sur le plan esthétique, notamment pour les usagers qui sont autour. Or, normalement, ces lieux-là doivent qualifier le cadre de vie pour tous. Ils n’existent pas uniquement pour ceux qui les font vivre, il faut aussi que les autres habitants s’y retrouvent.

Cela nous amène à la question de la gestion de ces paysages nourriciers. Comment vous assurez-vous qu’ils soient animés et entretenus à plus long terme ?

Franck David – Dans le processus en amont, on discute de tout : on dessine les jardins, les usages, les types de production, le côté spatial, social, les règles de fonctionnement, le statut du groupe. Et on accole ces réunions à des petits ateliers techniques, qui permettent d’avoir de nouvelles façons de jardiner, simples, efficaces… Ça permet aussi que les gens qui ont besoin d’exister dans le faire puissent apprendre aux autres ; c’est ainsi que des communautés poreuses deviennent de vraies communautés. Au début, ils se regardent en chiens de faïence et, à la fin, ils boivent le thé à la menthe, le café ou prennent l’apéro ensemble.

Morgane Robert – Effectivement, plus les jardiniers et les mangeurs sont impliqués dès le départ, moins on a de problèmes de gestion. Dernièrement, on était sur des jardins partagés dans une résidence intergénérationnelle et on s’est rendu compte que le processus a été fait un peu à l’envers. Le promoteur et le bailleur ont proposé des bacs de jardinage. Étant donné qu’il n’y a pas eu forcément d’accompagnement dans la mise en place du jardinage, des petits groupes d’habitants s’approprient les bacs. Cela nous oblige à être interventionnistes après coup pour essayer de réintégrer d’autres habitants, de calmer des formes d’appropriation qui peuvent être excluantes de certains groupes, etc. Bref, plus le travail d’inclusion, d’autonomisation, du « faire avec et pas pour » est effectif en amont et moins on a de problèmes de gestion derrière.

Ces dernières années, la question alimentaire a pris de l’ampleur dans l’agenda politique des collectivités. Quel regard posez-vous sur cette effervescence ?

Morgane Robert – On fait des veilles sur les appels d’offres et effectivement on en voit fleurir sur les PAT qui s’orientent de plus en plus vers la vulnérabilité alimentaire. Depuis deux ou trois ans, il y en a absolument partout. On a un engouement sur le plan des politiques publiques, en tout cas pour cette échelle d’appréhension intercommunale. Et sur le communal, clairement, les jardins partagés existent depuis longtemps, mais il y a maintenant une pléthore de petits projets en lien avec l’alimentaire.

Franck David – J’ai l’impression que l’innovation autour de la question alimentaire ne se développe pas tant dans les grandes métropoles que dans ce qu’on pourrait appeler, sans être péjoratif, des « petits territoires ». Dans les métropoles, c’est compliqué, tout simplement parce qu’on est dans des espaces où la concurrence pour l’accès au foncier est particulièrement rude et que l’on est sur des appréhensions nouvelles. Pour l’instant, on a l’impression que c’est du saupoudrage, qu’il n’y a pas de réflexion générale sur l’aménagement du territoire lié à l’alimentation. À mon avis, les métropoles pâtissent d’une culture extrêmement administrative et centralisée, de services très segmentés. À l’inverse, la relation avec la campagne est beaucoup mieux appréhendée dans les « petits territoires ». Ils ont la capacité de prendre des risques, de comprendre qu’un système alimentaire, c’est avant tout s’adapter à ce qui existe déjà en termes de productions agricoles et les faire rentrer dans la ville sans tout vouloir réinventer.

Un exemple à ce sujet pour finir : on est en train de monter un archipel nourricier dans un village de 1 500 habitants et on le fait parce qu’il y a une volonté politique. Lorsque c’est le cas, on peut mettre à disposition des fonciers, mutualiser des équipements. Ce qui importe quand on crée des tiers lieux nourriciers, c’est de ne pas recréer des lieux qui existent déjà. Dans ce village, on a mis dix-huit mois à obtenir qu’un collège nous ouvre ses portes et que ses cuisines soient mises à la disposition des habitants. Elles sont bien dimensionnées, mais elles restaient sous-utilisées (ni pendant les vacances, ni pendant les week-ends, ni en soirée). Maintenant, les habitants y ont accès et peuvent notamment y faire des conserves de qualité. Bref, on en est à développer une politique différente à moindre coût grâce à la mutualisation. C’est aussi à cette économie de la coopération qu’on essaie de sensibiliser les collectivités dans leur ensemble.

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Pour citer cet article :

Franck David & Morgane Robert, « Comment faire de la ville un territoire nourricier ? », Métropolitiques, 14 mars 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Comment-faire-de-la-ville-un-territoire-nourricier.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2014

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