Lors d’une discussion informelle, un citoyen m’a dit :
« En fait, ce sont de vrais gens qui habitent là. »
L’indétermination des statuts fonciers : une faiblesse opportune ?
À l’heure actuelle, le droit de propriété prévaut quotidiennement sur le droit au logement [1]. Or, la pluralité des situations de mal-logement (Fijalkow 2013) montre que privilégier la protection du foncier plutôt que celle des personnes peut être une réponse inadaptée à la demande sociale. Les recompositions des formes de l’habitat précaire, en particulier celles du squat (Bouillon 2009 ; Péchu 2010), des campements urbains (Agier 2013) et des bidonvilles (Oliveira 2011) invitent à la controverse et à la mise en débat de la prépondérance du droit de propriété sur celui du logement (Thiéry 2014).
En France, toute parcelle appartient au domaine public ou privé et doit être affectée à une ou plusieurs fonctions, précisées dans les plans locaux d’urbanisme (PLU). Pourtant, un certain type de foncier échappe à cette règle. Ni affecté à une fonction précise, sans pour autant être désaffecté et dépourvu d’usage, ce « tiers foncier » [2] est le résultat de décalages entre les limites cadastrales, la forme et l’utilisation réelle d’un terrain. Ainsi, la limite de la propriété dessinée sur le cadastre correspond rarement à la fin du talus du bord de voie. Chacun des propriétaires se renvoie alors la charge de la gestion de ces espaces sans statut foncier déterminé, en se référant soit aux limites cadastrales, soit aux limites physiques du terrain (figure 2). En état de latence, ce tiers foncier est alors approprié par des citadins dont le droit à la ville (Lefèbvre 1968), en particulier le droit au logement, est mis à mal. Fort de ce constat, n’y aurait-il pas des relations à établir entre cette indétermination foncière et la vulnérabilité des populations qui s’y établissent ? Si le statut indéfini du foncier constitue un poids pour les propriétaires qui en sont responsables, il constitue néanmoins une opportunité pour des populations en situation de précarité. N’y aurait-il pas intérêt à explorer les possibilités d’articulation entre ces réalités ? Resituer le débat opposant actuellement le droit de propriété à la question du logement, en le recentrant sur la vulnérabilité des populations, permettrait sans doute d’imaginer d’autres réponses et d’autres solutions que celles apportées aujourd’hui par la puissance publique.
Deux expériences de cette mise en « vulnérabilité foncière » vécue par des populations précaires ont été observées à Marseille [3]. La première (n° 1 dans les figures 1 et 2) concerne une population d’origine gitane, arrivée d’Espagne dans les années 1950. Jusqu’en 1978, un certain nombre de ces ménages habitait dans un bidonville qui, dans le cadre d’une campagne de résorption de l’habitat insalubre [4], a été remplacé par un lotissement « adapté aux pratiques des gens du voyage » [5]. Cette opération de relogement devait a priori marquer la fin de l’habitat non réglementaire et du mal-logement dans cette partie de la ville, mais, une trentaine d’années plus tard, les occupations illégitimes du foncier et la précarité se sont renouvelées. La seconde (n° 2 dans les figures 1 et 2) concerne un bidonville actuel, construit en 2013 par des populations originaires d’Europe de l’Est, principalement de Roumanie. Souvent considérées comme nomades, de nombreuses familles sont à Marseille depuis quatre ou cinq ans [6]. Elles se déplacent d’un bidonville à l’autre, soumises au rythme des expulsions.
Source : Bing Maps.
D’après la base de données MAJIC (Mise à jour des informations cadastrales), Direction générale des finances publiques/ministère de l’Environnement, de l’énergie et de la mer.
Comparer ces deux cas rappelle qu’il existe à Marseille une histoire des bidonvilles et, plus largement, de l’habitat précaire, liée aux vagues migratoires qui ont marqué la cité phocéenne comme la France. Caractérisées dans les années 1950 par l’incitation à faire évoluer les pratiques de l’habiter d’une population rassemblée sur le vocable de « gens du voyage », les politiques actuelles se sont inversées. Elles s’orientent plutôt vers l’expulsion systématique des populations considérées comme nomades. Dans la continuité des travaux menés par Thomas Aguilera (2014), il apparaît que l’action publique reste démunie face à ces situations, privilégiant « une forme de gestion des pauvres construits en indésirables […], qu’ils soient migrants ou autochtones » (ibid.).
Délaissement, appropriation et dégradation : le cycle de la vulnérabilité foncière
L’exemple marseillais évoqué ici montre que le délaissement du foncier par ses gestionnaires a créé les conditions d’accès au logement de familles en situation de précarité. Dans le premier cas – celui de la résorption du bidonville des années 1950 et du relogement sur place des populations –, le mal-logement est progressivement réapparu avec la suroccupation des lieux. Il est principalement dû à l’agrandissement de familles ayant une faible mobilité résidentielle. Effectivement, sur un total de 43 logements, 67 ménages ont été recensés en 2011 [7]. Le bailleur social du lotissement a progressivement abandonné ses missions et n’a que récemment entrepris de rétablir une gestion de proximité [8]. Ce sont les habitants qui ont assuré la gestion du foncier après la résorption du bidonville. En réponse à une situation de mal-logement croissante, ils ont organisé le squat des bâtiments vacants. Ils ont agrandi leurs maisons (16 extensions) et se sont saisi des parcelles délaissées pour installer des caravanes et construire des cabanons ou des maisons en parpaing, en fonction de leurs ressources économiques et de leurs compétences (Berry-Chikhaoui et Deboulet 2000). Le tiers foncier est donc caractérisé par trois formes d’occupation informelle, révélatrices du renouvellement de la situation de mal-logement des familles : le squat, les extensions et l’appropriation des parcelles délaissées.
Les bidonvilles actuels sont aussi construits sur des terrains en déshérence qui, dès leur occupation, redeviennent un centre d’intérêt pour leurs propriétaires. Si les bidonvilles des années 1950 sont restés en place durant des dizaines d’années, le temps d’occupation des installations précaires actuelles varie aujourd’hui d’une nuit à plusieurs mois. Les politiques foncières se sont donc durcies. Malgré des temps d’occupation courts, la construction de cabanes, l’installation de caravanes, les conditions d’accès à l’eau et à l’électricité sont organisées par les familles, qui, à la suite de leurs déplacements successifs, ont développé des « compétences de l’urgence ». Pour empêcher leur installation, les propriétaires – qu’ils soient publics ou privés – ont élaboré de véritables stratégies de dégradation des sols, au moyen de cratères, de remblais et/ou d’enrochements. Lorsqu’elles sont expulsées, les familles s’installent sur un autre terrain, qui entre alors dans le même cycle, marqué par l’appropriation des familles dans un premier temps, puis sa dégradation par les propriétaires en réaction à l’occupation. La multiplication de ces espaces urbains dégradés témoigne de la lutte pour le droit à la ville engagée par les populations sans logement. Cela montre combien cette lutte est aussi un enjeu pour l’ensemble des citadins, dont l’environnement devrait être valorisé plutôt qu’altéré.
Figures 3 et 4. Démolition du bidonville en cours ; dégradation des sols
© Marion Serre, avril 2014.
N’y aurait-il pas d’autres manières d’agir, prenant davantage en considération la réalité de la demande sociale, la préservation des qualités environnementales des terrains et le coût des opérations ? Protéger son foncier des occupations des populations vulnérables en le dégradant met clairement en question les stratégies de gestion foncière et l’efficacité des luttes contre le mal-logement menées à l’échelle locale et nationale.
Le tiers foncier : un statut intermédiaire pour de nouveaux modes de gestion
À l’heure actuelle, certaines expérimentations en matière d’aménagement et de gestion de terrains occupés introduisent des pistes d’action [9]. Elles se heurtent néanmoins à l’inflexibilité de l’urbanisme réglementaire (Tribillon 2009). De plus, les expulsions précédemment décrites constituent un frein considérable au développement des expérimentations dans le temps.
Le premier cas évoqué – celui de la résorption du bidonville des années 1950 et du relogement sur place des populations – est à la croisée du légal (maisons construites par le bailleur social) et de l’illégal (squat, extensions des maisons et saisine des parcelles vacantes). Par conséquent, le tiers foncier n’engendre pas uniquement des résistances comme c’est le cas pour des bidonvilles plus récents systématiquement rasés. Il est également un espace de négociation entre le bailleur social et les habitants. Bien souvent, le bailleur est contraint de s’adapter aux transformations opérées par les habitants, en régularisant les extensions déjà construites et en aménageant le foncier délaissé pour éviter de nouvelles occupations. Ainsi, l’un des terrains délaissés a fait l’objet d’un projet de nettoyage et d’aménagement collectif, porté par une association locale en partenariat avec le bailleur et la communauté urbaine de Marseille. L’une des familles riveraines, dont le fils venait de se marier, a profité de cette dynamique pour privatiser une partie du terrain et y installer une caravane et un cabanon pour le jeune couple.
Figures 5 et 6. Terrain délaissé et cabanon construit ; projet d’aménagement en cours
© Marion Serre, avril 2014.
Dans un premier temps, le bailleur a établi un rapport de force par l’intermédiaire des huissiers, ce qui a provoqué d’importantes tensions et affaibli la dynamique participative et collective portée par les acteurs associatifs. Face au risque de démobilisation et de dégradations ultérieures, le bailleur a opté pour une procédure plus souple, le temps que le nouveau ménage trouve un logement dans le parc social. Après neuf mois d’occupation, l’expulsion a finalement été prononcée sans que la situation économique du ménage ne lui permette d’accéder à un autre logement.
Le tiers foncier apparaît ici comme un entre-deux des politiques urbaines [10] : une ressource pouvant potentiellement réguler les tensions du marché du logement. À l’origine support de résistance, le tiers foncier est devenu un espace de négociation, démontrant la nécessité d’assouplir les règles qui s’appliquent actuellement au foncier. Dans cette perspective, la définition du tiers foncier comme statut intermédiaire, inscrit dans un cadre juridique adapté et reconnu, serait pertinente. Elle permettrait de dépasser les dimensions des domaines publics et privés. Elle ouvrirait des possibilités de négociations entre les acteurs et d’interactions entre les dynamiques institutionnelles et non institutionnelles.
Rapporté aux expulsions systématiques des bidonvilles, le tiers foncier pourrait représenter une opportunité de concevoir des espaces de transition dans l’attente d’un accès à un logement digne. Bien que le risque soit de maintenir des populations dans une situation de « mal-logement améliorée », telle que celle des cités de transit construites dans les années 1950 (Cohen et David 2012), les alternatives à cette situation méritent d’être multipliées afin de renouveler sans cesse les manières d’agir. Si cette indétermination foncière crée une opportunité résidentielle pour des citoyens n’ayant pas accès au logement, elle les rend réciproquement vulnérable à de multiples pressions. En montrant que cette forme de vulnérabilité foncière est étroitement liée à celle des populations, il s’agit de participer à l’inversion des problématiques. En orientant davantage les réflexions sur la protection des personnes et sur l’importance de défendre un droit à la ville, il s’agit de valoriser une alternative à la protection tous azimuts du foncier et au droit de propriété.
Bibliographie
- Agence d’études urbaines et sociales (ADÉUS) – groupe Reflex. 2008. « Cités de Gitans ! », l’habitat des tziganes sédentaires en logement social à Marseille. Un bref état des lieux, rapport pour la Fondation Abbé Pierre.
- Agier, M. 2013. Campement urbain. Du refuge naît le ghetto, Paris : Payot & Rivages.
- Aguilera, T. 2014. « Les villes face aux Roms des bidonvilles. Retour sur deux expériences militantes », Métropolitiques, 17 octobre.
- Berry-Chikhaoui, I. et Deboulet, A. 2000. Les Compétences des citadins dans le monde arabe. Penser, faire et transformer la ville, Paris : Karthala.
- Bouillon, F. 2009. Les Mondes du squat. Anthropologie de l’habitat précaire, Paris : Presses universitaires de France/Le Monde.
- Cohen, M. et David, C. 2012. « Les cités de transit : le traitement urbain de la pauvreté à l’heure de la décolonisation », Métropolitiques, 29 février.
- Fijalkow, Y. 2013. « Crises et mal-logements : réflexions sur la notion de vulnérabilité résidentielle », Politiques sociales et familiales, n° 114, p. 31‑38.
- Jurislogement. 2013. Défendre les droits des occupants de terrain, Paris : La Découverte.
- Lefebvre, H. 1968. Le Droit à la ville, Paris : Anthropos.
- Navez-Bouchanine, F. (dir.). 2013. Effets sociaux des politiques urbaines, Paris : Karthala.
- Pechu, C. 2010. Les Squats, Paris : Presses de Sciences Po.
- Tribillon, J.‑F. 2009. L’Urbanisme, Paris : La Découverte.