Lundi 25 novembre 2019, quatre mois avant les élections municipales, les antennes régionales de France 3 diffusaient une série de documentaires, Barons sans descendance, déclinée en quatre épisodes. Des portraits, sous forme de bilans de la trajectoire politique de quatre maires de grandes villes françaises, étaient consacrés à Martine Aubry à Lille [1], Jean-Claude Gaudin à Marseille [2], Gérard Collomb à Lyon [3] et Alain Juppé à Bordeaux [4]. Si ces élus ont connu des carrières différentes, un certain nombre de points soulevés dans ces documentaires convergent et permettent d’interroger les propriétés et conditions sociales qui ont forgé cette génération d’élus de grandes villes arrivés au pouvoir au tournant des années 2000, dont deux (Jean-Claude Gaudin et Alain Juppé) ne se représentent pas aux élections municipales de mars 2020. À partir d’une comparaison de ces documentaires, trois caractéristiques de ces grands édiles seront ici discutées [5] : le poids de l’héritage et des processus de légitimation, leur rapport à la transformation matérielle de leur ville et à la conduite des affaires publiques, et, enfin, leur multipositionnement et leur cumul de fonctions politiques.
Le poids de l’héritage et des processus de légitimation
Les quatre documentaires mettent en scène une intrigue, celle de l’héritage des prédécesseurs comme source de légitimation : comment arriver, puis occuper le pouvoir détenu par des figures illustres ? Pierre Mauroy à Lille (1973-2001), Jacques Chaban-Delmas à Bordeaux (1947-1995) ou Gaston Defferre à Marseille (1953-1986) constituent pour leurs héritiers des références intimidantes, dont il leur a fallu se réclamer pour, par la suite, mieux s’en détacher. Le cas lillois est à ce titre le plus emblématique : comme le montre une image d’archives, Pierre Mauroy conduit littéralement Martine Aubry au siège du maire lors de son élection à la tête du conseil municipal, comme un père conduit sa fille à l’autel le jour de son mariage. Le récit de cette élection/intronisation par un proche collaborateur de l’ancien maire ainsi que par son dauphin putatif (Bernard Roman [6]) suggère que le pouvoir municipal est d’abord hérité avant d’être conquis. Cet héritage devient cependant vite encombrant et Martine Aubry s’en démarque rapidement une fois au pouvoir, à la fois dans le ton (la conflictualité plutôt que la recherche du consensus qui caractérisait son prédécesseur) et le contenu de l’action publique, la culture devenant une ressource de légitimation nouvelle à travers le label de Lille Capitale européenne de la culture en 2004.
Dans le cas de Gérard Collomb, la question de l’héritage se pose en d’autres termes et dans un autre contexte. Élu en 2001, celui-ci fait appel à une figure plus ancienne du pouvoir municipal pour en revendiquer le style de gouvernement : non pas celle d’Édouard Herriot (1905-1957), comme on pourrait s’y attendre [7], mais celle du successeur du maire historique de Lyon, le centriste Louis Pradel, maire de 1957 à 1976. Un « bon maire de Lyon », selon Michel Noir qui a occupé la fonction de 1986 à 1995, est supposé se « pradéliser », c’est-à-dire adopter « le bon sens lyonnais », un « apolitisme » qui signifie surtout être au centre, en affichant une indépendance partisane et l’idéologie du « pragmatisme ».
Être un maire bâtisseur converti à l’agenda entrepreneurial
À Lille, Marseille, Lyon ou Bordeaux, les témoignages de leurs opposants ou de leurs soutiens convergent pour montrer que les maires ont joué un rôle moteur dans la transformation de la ville qu’ils administrent, guidés par un agenda entrepreneurial, qui poursuit en la renouvelant la figure du maire bâtisseur. La priorité partagée par ces maires de gauche, de droite comme du centre est celle de l’attractivité économique ; tous jouent le jeu de la compétition des territoires et mettent en avant le changement d’image de leur ville impulsé durant leurs mandatures. Les quatre documentaires mettent ainsi en récit la métamorphose urbaine sous l’impulsion d’une alliance entre l’exécutif municipal et le patronat local. On serait donc en présence de « régimes urbains » à la française (Pinson 2010) incarnés par des maires affichant leur proximité avec les milieux d’affaires locaux, selon des configurations variées. À Lille et à Bordeaux, les relations sont plutôt marquées par un rôle d’impulsion joué par Martine Aubry et Alain Juppé : le patronat s’alignerait sur les directives du pouvoir mayoral et municipal. À Marseille, Jean-Claude Gaudin aurait plutôt suivi les initiatives portées par la Chambre de commerce dans le contexte de la désignation de Marseille Capitale européenne de la culture en 2013 (Maisetti 2015). Enfin, à Lyon, la fascination du maire pour le patronat aurait rapidement dissipé la méfiance de ce dernier à l’égard de ce socialiste encore peu connu. Dans les quatre cas, la mise en œuvre de cet agenda entrepreneurial a profondément transformé les villes qui ont pris des formes peu éloignées des standards urbains européens : ici, la transformation de friches industrielles en pôle d’innovation (EuraTechnologie à Lille), là, la construction de musées structurant la refondation d’un quartier (le MuCEM à Marseille et Confluences à Lyon) et quasiment partout la construction de lignes de tramways et le récit partagé de la transformation de ces villes, qu’il s’agit de « réveiller » afin d’agir sur leur attractivité et d’en faire des « capitales », voire un « modèle » à exporter (Béal 2014). Mais cette injonction entrepreneuriale, comme le soulignent les expériences municipales bordelaise, marseillaise et lilloise renforce les inégalités sociales en excluant de la ville les populations les plus fragiles.
Multipositionnement et cumul de fonctions nationales
Ces quatre maires de grandes villes sont aussi le produit du cumul des mandats (Marrel 2012) et les quatre documentaires ne font pas l’impasse sur l’enjeu du multipositionnement. Ils montrent ainsi comment l’occupation de fonctions ministérielles procure des ressources politiques. De manière plus originale, ils révèlent que dans chacune des villes, le mandat local fonctionne pour les maires-ministres-parlementaires comme un « ressourcement » (le terme est celui d’un collaborateur d’Alain Juppé) : le mandat local constitue un « refuge », un « chez soi », une base arrière pour de futures conquêtes ou le lieu de la reconstruction, après une défaite politique. Ils soulignent aussi des hiérarchies dans les préférences des mandats. Si Martine Aubry déclare que « Ministre, c’est passionnant, mais je veux être maire de Lille » et que Jean-Claude Gaudin la rejoint en prétendant que « maire, c’est le plus beau des mandats », les trajectoires d’Alain Juppé et de Gérard Collomb tendraient plutôt à considérer ces fonctions comme des passages obligés et des tremplins pour accéder à une reconnaissance et des fonctions nationales. Sans trancher le débat relatif à la prétendue supériorité de la compétition nationale sur les joutes politiques locales (Gaxie 1989), les documentaires font apparaître des configurations multiples de l’usage du mandat de maire dans la construction des carrières politiques de ces élus de grandes villes.
Les angles choisis par chacun des documentaires montrent l’importance de l’identification des maires à leur ville dans la construction de leur légitimité politique. À Lyon, l’itinéraire contrarié d’un Gérard Collomb est marqué par une double quête de reconnaissance entrepreneuriale et de reconnaissance politique au niveau national. À Bordeaux, l’analogie sentimentale comme fil conducteur du documentaire fait d’Alain Juppé un amoureux tour à tour transit, éconduit puis réconcilié avec « sa » ville. À Marseille, le déclin d’un Jean-Claude Gaudin est aux prises avec une critique virulente de son bilan, exprimée face caméra par la quasi-totalité du personnel politique local. Cette série est précieuse pour dresser un portrait personnel de l’exercice du pouvoir dans les grandes villes françaises. Elle traite autant de la politics à travers l’observation des processus de légitimation, des styles de gouvernement et des rapports de compétition politique, que de la policy en donnant à voir le rôle des maires dans la transformation entrepreneuriale des espaces métropolitiains. À l’aube d’un tournant majeur que représentera certainement l’élection municipale de 2020, ces documents, à l’image de la collection de La Découverte portant sur les « sociologies de ville », constitue un matériau utile pour comprendre la recomposition des gouvernements urbains et les enjeux de démocratie locale.
Bibliographie
- Béal, V. 2014. « “Trendsetting cities” : les modèles à l’heure des politiques urbaines néolibérales », Métropolitiques [en ligne].
- Gaxie, D. 1989. « Enjeux électoraux, enjeux municipaux. Entretien avec Daniel Gaxie, par J.-L. Briquet, B. François et F. Sawicki », Politix, vol. 2, n° 5, p. 17-23.
- Lefebvre, R. 2004. « La difficile notabilisation de Martine Aubry à Lille. Entre prescriptions de rôles et contraintes d’identité », Politix, vol. 65, n° 1, p. 119-146.
- Maisetti, N. 2015. « “Jouer collectif” dans un territoire fragmenté. L’économie politique de Marseille-Provence Capitale européenne de la culture 2013 dans la recomposition de la gouvernance urbaine », Gouvernement et action publique, vol. 4, n° 1, p. 61-85.
- Marrel, G. 2012. « Sociologie historique des carrières de cumul : une expérience prosopographique », in Y. Deloye et B. Voutat (dir.), Faire de la science politique. Pour une analyse socio-historique du politique, Paris : Belin, 2002, p. 201-217.
- Pinson, G. 2010. « La gouvernance des villes françaises », Métropoles [en ligne], n° 7.