De manière révélatrice de la généralisation des politiques temporelles au cours des années 1990, la ville de Paris s’est dotée d’un bureau des temps à la suite de l’élection du maire socialiste Bertrand Delanoë et de la publication du rapport « Temps des villes [1] » (Hervé 2001). Les réflexions et actions municipales se sont alors progressivement élargies, de la petite enfance aux horaires d’accès en soirée à certains équipements (bibliothèques, piscines, parcs et jardins). Le Conseil de développement économique durable (une instance de démocratie participative) a par la suite préconisé la réalisation de diagnostics socio-économiques, tels que « Paris la nuit » (APUR 2004), et l’économie nocturne festive est entrée dans le champ des préoccupations municipales.
La qualité des aménagements urbains permet un investissement festif de la nuit, à travers l’urbanisme lumière qui planifie l’évolution d’éclairages urbains adaptés aux usagers (Narboni 2015), la mise en œuvre de services (kiosques, bornes de vente, etc.) et l’ouverture d’équipements publics et d’infrastructures de transports au cœur de la nuit (Gwiazdzinski 2005). Une économie directe conquiert cet espace-temps (restauration, bars, discothèques, etc.) et l’investissement des nuits urbaines se normalise, se légalise, se formalise et se démocratise. Cependant, « toute médaille a son revers : l’intensification des activités nocturnes accroît les conflits d’utilisation » (Lezzi 2015, p. 41). La cohabitation nocturne fait débat entre des acteurs de l’économie nocturne (exploitants) et des résidents constitués en collectifs pour porter leur voix dans la sphère publique, ainsi qu’avec des sortants [2] ayant des pratiques plus ou moins festives et les institutionnels qui encouragent à l’attractivité touristique nocturne.
Analyser la construction de la politique publique de la vie nocturne permet de rendre compte du décalage des acteurs en négociation avec le vécu des sortants. En s’appuyant sur une thèse de doctorat en urbanisme [3] (Guérin 2017), cet article propose une réflexion critique sur la mise en place d’une politique publique de la vie nocturne à Paris.
Les nuits urbaines à l’agenda politique parisien
La création d’ambiances nocturnes valorisant le spectaculaire (éclairages monumentaux) et la mise en place d’événements urbains festifs (tels que les « Nuits blanches » à Paris) constituent certains des instruments du marketing territorial. Des conflits de légitimité surgissent cependant entre les festivités marchandes encadrées par des établissements commerciaux et des festivités libres d’accès dans l’espace public, ou spontanées. Les concerts organisés par la ville de Paris dans les rues ne rencontrent pas les mêmes problèmes de légitimité que, par exemple, des free party soumises à des processus d’autorisation préfectorale (pouvant être annulées à la dernière minute). Ces dernières ne correspondent pas à l’image nocturne que la municipalité parisienne souhaite mettre en avant auprès de ses électeurs et à l’international, et font concurrence aux exploitants d’établissements parisiens subissant une pression financière, réglementaire et foncière.
En termes de conflits d’usages, des riverains parisiens ont exprimé la gêne provoquée par le bruit de proximité en interpellant les exploitants d’établissements. Ne se sentant pas écoutés, ils se sont constitués en associations de riverains dès 2006 pour faire face aux nuisances sonores relatives aux musiques amplifiées et à l’interdiction de fumer dans les établissements publics (décret du 15 novembre 2006 relatif à la loi Évin), à l’échelle d’arrondissements ou de quartiers parisiens et portant, à l’origine, sur la qualité du cadre de vie local. Des arrêtés préfectoraux interdisant la consommation et la vente de boissons alcoolisées ont été pris pour des espaces-temps définis, tel celui pris en mai 2011 à la suite de l’action collective de l’association des « Riverains de la Butte-aux-Cailles » et annulé en mars 2014 par la Cour administrative. Puis, la médiation s’est effectuée au moyen d’une charte locale avec les élus locaux et exploitants. N’observant pas de changements radicaux, ils ont créé en 2010 le réseau « Vivre Paris ! » pour lutter officiellement contre l’extension des terrasses de café. Plus que le nombre de décibels, il s’agit d’un conflit portant sur la maîtrise des comportements dans leur voisinage immédiat (Margier 2013).
De leur côté, les exploitants ont interpellé les pouvoirs publics par le biais d’une lettre ouverte en 2009, afin de lutter contre les fermetures administratives et de faire reconnaître l’importance de l’économie nocturne induite par l’activité festive. Il s’agissait de se dégager de leur responsabilité face aux nuisances festives produites par ceux qui investissent les trottoirs à proximité sans faire partie de leur clientèle.
La municipalité a pris en compte ces questions et les a traduites selon ses propres intérêts et compétences, dont l’attractivité touristique, en mettant en avant la thématique du « vivre ensemble ». La mise en œuvre concrète d’une négociation collective entre parties prenantes est passée par la mise en place des États généraux de la nuit (12 et 13 novembre 2010). Mao Peninou (chargé du bureau des temps) a organisé ce dispositif de participation publique en invitant les syndicats professionnels de la vie nocturne ; les associations de riverains ont lutté avec succès pour y avoir accès. Ce dialogue à travers neuf ateliers thématiques (1 000 participants) a permis à la municipalité de mieux saisir les enjeux des nuits urbaines, en sus des diagnostics commandités, et de chercher des dispositifs innovants pour leur gestion. Le dialogue s’est poursuivi au cours de la mandature suivante.
Un enjeu électoral ?
La nuit est devenue un enjeu électoral à Paris dès novembre 2013, avec l’élection officieuse d’un « Maire de la nuit » par les usagers des établissements nocturnes [4], « Clément Léon R. » (chroniqueur et organisateur de soirées). Cette fonction non institutionnelle, mais visible médiatiquement, visait à inscrire la vie nocturne et festive au cœur du débat public. Lors de la campagne municipale de 2014, Anne Hidalgo a saisi cet enjeu.
À la suite de son élection, elle a désigné un référent à la nuit au sein du Conseil de Paris : Frédéric Hocquard [5], conseiller délégué auprès du premier adjoint de la Mairie de Paris en 2014, puis élu adjoint chargé de toutes les questions relatives à la vie nocturne et à la diversité de l’économie culturelle en 2017. Celui-ci a mis en place le Conseil de la nuit parisien en décembre 2014, remplaçant les États généraux de la nuit. Il s’agit d’une nouvelle instance chargée de planifier des solutions concrètes, des dispositifs gérés de manière partenariale. Le Conseil de la nuit parisien est composé de cinq collèges prédéfinis par la municipalité (institutions, associations, organisations professionnelles, organismes spécialisés, personnalités qualifiées). L’assemblée plénière rassemble ces acteurs annuellement afin de croiser les avancées effectuées dans les sept groupes thématiques qui ont un rôle consultatif. Le comité de pilotage, présidé par la municipalité, met en œuvre quelques actions. La logique est transversale entre les directions parisiennes, les territoires administratifs et les parties prenantes. La vision impulsée est celle du dépassement de la controverse collective (ville trop festive/ville morte) et des intérêts individuels.
Les actions visent principalement à inciter les sortants festifs à changer de comportements. Pour la propreté, sont lancées des campagnes de communication, une brigade verte luttant contre les incivilités, et les correspondants de nuit sont mobilisés. Les potentielles nuisances sonores sont gérées par la mise en place de dispositifs au sein des clubs (tels les doubles sas d’entrée et les « chuteurs [6] »), l’expérimentation de capteurs, la création de commissions d’arrondissement, la modification de la réglementation sur les terrasses (pas toujours sanctionnée) et le dispositif très médiatisé des Pierrots de la nuit [7]. En termes de prévention des conduites à risques, la communication est effectuée sur le terrain (espaces publics, clubs et bars, formation des organisateurs de soirée, du personnel ou des propriétaires). Le système des mobilités nocturnes est par ailleurs étendu (bus de nuit, vélos et automobiles en libre-service).
Pour autant, ces dispositifs ne font pas l’unanimité parmi les acteurs engagés dans la valorisation des nuits parisiennes, selon qui l’approche sécuritaire prédomine. La stratégie municipale permet de développer un sentiment de liberté d’usage de la rue, mais celui-ci est dans les faits contraint à cause des conflits potentiels entre des usagers hétérogènes. Face au risque de ne pas pouvoir maîtriser ces conflits potentiels, les « indésirables » sont réprimés, à l’image des sans-abri, des prostituées ou des jeunes sur un banc (Fleury et Froment-Meurice 2014).
Les limites démocratiques du Conseil de la nuit parisien
Cette politique de la nuit peut être questionnée, notamment la formulation de telles actions à destination des usagers, fêtards, considérés comme vulnérables par les édiles (ils prendraient des substances psychoactives pour oublier une réalité offrant peu de perspectives). De fait, le Conseil de la nuit parisien, présenté comme une forme de démocratie participative, ressemble davantage à de la démocratie représentative (Koebel 2009), car les élus sont au centre du processus.
Tout d’abord, on peut noter le manque d’objectifs clairs fixés par les élus sur les degrés de prise en compte de la parole des citoyens. On observe également un manque de communication autour de ces dispositifs, ce que regrette le chargé de la politique de la vie nocturne rattaché à la Direction de la démocratie des citoyen·ne·s et des territoires (une newsletter est depuis récemment partagée en interne). Ce dernier est chargé de la mise en place opérationnelle de la stratégie politique, en organisant les réunions publiques et les groupes de travail, en commandant les études opérationnelles ou s’informant des dispositifs internationaux. Il a un parcours et une personnalité le rendant légitime parmi les parties prenantes de la politique publique de la vie nocturne, en tant qu’acteur clé du monde de la nuit (fondateur de l’association TechnoPlus [8]), familier des problématiques de prévention en milieu festif et ayant développé de nombreux réseaux européens.
Ensuite, le type de participants constitue l’une des grandes limites. Il s’agit en effet essentiellement d’acteurs choisis par les instances institutionnelles parce qu’ils disposent d’une légitimité publique (des collectifs reconnus administrativement). Les absents sont les riverains des Conseils de quartier, les exploitants d’établissements non syndiqués professionnellement, les usagers festifs ou non (sans-abri, etc.) [9], les grands opérateurs économiques (supermarchés, etc.) et les travailleurs de nuit (légaux ou non, dont les prostitués). Or, la médiation a une portée limitée sans cette représentation incluant la diversité des usagers en termes d’âge, de sexe, d’origine socio-économique et socioculturelle, de lieu de résidence et d’engagement dans la nuit.
Enfin, le déroulement de ces réunions met en lumière la position d’autorité que se donne la municipalité (placement par groupes d’intérêts avec les institutionnels à la table d’honneur, ordre du jour imposé, temps de parole inégalement distribués, etc.). L’accès au débat est donc inégalitaire au regard des positions sociales des acteurs. Le Conseil de la nuit s’avère être une instance de co-construction des politiques publiques illusoire, centrée sur la fête et non sur les nuits urbaines (les questions salariales et la logistique sont notamment absentes des débats). Les problèmes des sortants ne sont pas pris en compte.
Garantir un droit à la nuit
Pour garantir un droit à la nuit parisienne, il faut prêter attention à la manière de gérer les cohabitations nocturnes. La prise de décision politique verticale est remise en cause par les parties prenantes, pour passer à une gouvernance horizontale articulant démocratie représentative et participative, où l’élu les accompagne dans la mise en place de solutions administratives. De manière générale, la gouvernance (outils, mesures et processus collectifs) dépend des contextes de gouvernabilité (la nature des problèmes et la structuration des acteurs) et des stratégies politiques face aux tactiques citoyennes. Le questionnement se pose sur le degré d’implication des citoyens (de l’information à la co-construction), mais aussi sur la temporalité de leur implication (en amont des politiques publiques jusqu’à l’évaluation a posteriori). Cela nécessite une formation des citoyens au-delà de l’expertise usagère, ainsi qu’un tiers pour éviter la réalisation de quelques intérêts particuliers.
De fait, l’efficacité de la politique publique de la nuit dépend de la transformation de l’action publique vers la mise en confiance, la création de mécanismes de coordination complexes (pour gérer une pluralité d’acteurs), l’innovation en termes d’instruments, la redistribution des pouvoirs et des rôles entre les institutions, les opérateurs économiques et les citoyens.
La nuit constitue dans cette perspective un laboratoire pour expérimenter et, par la suite, améliorer la ville diurne. Au niveau festif, cela peut amener à repenser l’aménagement urbain vers un enchevêtrement des fonctions, une accessibilité facilitée aux services et une meilleure gestion des mobilités. Il s’agit de concevoir des espaces publics de qualité (et non certains espaces dédiés aux loisirs) pour éviter des enclaves d’indésirabilité, et de proposer des programmes diversifiés aux citadins (au-delà de l’alcoolisation). C’est surtout un projet politique replaçant l’usager au cœur des politiques publiques.
Bibliographie
- APUR (Atelier parisien d’urbanisme). 2004. Paris la nuit. Étude exploratoire, Paris : Mairie de Paris (Direction de la voirie et des déplacements, Bureau des temps) et Régie autonomie des transports parisiens.
- Boulin, J.-Y. et Mückenberger, U. 2002. La Ville à mille temps. Les politiques des temps de la ville en France et en Europe, La Tour d’Aigues : Éditions de l’Aube.
- Fleury, A. et Froment-Meurice, M. 2014. « Embellir et dissuader : les politiques d’espaces publics à Paris », in A. Da Cunha et S. Guinand (dir.), Qualité urbaine, justice spatiale et projet. Ménager la ville, Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes, p. 67-79.
- Guérin, F. 2017. Enjeux socio-urbains du noctambulisme. Les cas de Paris et Madrid au début du XXIe siècle, thèse de doctorat en urbanisme, université Paris-Est.
- Gwiazdzinski, L. 2005. La Nuit, dernière frontière de la ville, La Tour-d’Aigues : Éditions de l’Aube.
- Hervé, E. 2001. Temps des villes, Rennes : Rapport de Monsieur Edmond Hervé Député-Maire de Rennes, 19 juin.
- Koebel, M. 2009. « De l’existence d’un champ politique local », Cahiers philosophiques, n° 119, p. 24-44.
- Lezzi, M. 2015. « Notre aménagement du territoire ne connaît que le jour. Il ne prend pas en compte la nuit. Pas encore », Forum du développement territorial ARE : aménagement du territoire et vie nocturne, vol. 15, n° 3, éditorial.
- Margier, A. 2013. La Cohabitation dans les espaces publics : conflits d’appropriation entre riverains et populations marginalisées à Montréal et Paris, thèse de doctorat en études urbaines et touristiques, université du Québec (Montréal).
- Narboni, R. 2015. « De l’urbanisme lumière à l’urbanisme nocturne », colloque international Cohabiter les nuits urbaines. Penser, sentir et narrer la vie nocturne, Paris – Marne-la-Vallée : Lab’Urba, Lavue, Prodig, Pacte, 5 et 6 mars.