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De l’autre côté du trottoir : perceptions de la prostitution, entre réprobation et compassion

Sarah Van Hollebeke questionne la visibilité de prostituées en interaction avec des clients dans la rue. Elle montre comment cette expérience, troublante pour certains riverains, déclenche un éventail de réactions émotionnelles et de façons de se déplacer, révélant l’ambivalence morale vis-à-vis de cette activité.

À Bruxelles, entre la sortie du métro Yser et le Théâtre royal flamand, cinq ruelles bordées d’hôtels, de bars et d’appartements forment ce que ses habitants appellent le quartier « Alhambra [1] ». Dans ce quartier attenant à la « petite ceinture », sorte d’autoroute urbaine, prostituées, usagers et résidents partagent les trottoirs. Comme dans d’autres pays européens, la prostitution de rue connaît depuis le XIXe siècle en Belgique un traitement politique qui vise à en réduire la visibilité dans l’espace public et à en contraindre la localisation le long de grands boulevards (Chaumont et Machiels 2009). Une petite dizaine de résidents fatigués des « nuisances » liées à la prostitution de rue ont sollicité durant une dizaine d’années les services communaux [2]. Ils se plaignent du « carrousel de voitures » en soirée et de la « saleté » amenée par la découverte de préservatifs usagers, de seringues, d’urine, qui contribueraient à l’image négative du quartier. Ainsi, « le corps de la prostituée ne se contente plus d’occuper un lieu mais le contaminerait », le souillerait également (Sanselme 1995, p. 114). L’incivilité des prostituées et de leurs clients et l’atteinte à la tranquillité publique sont-elles, dès lors, les seules explications au rejet de ces femmes ? Réduites à un « ça » « caquète », les prostituées semblent déshumanisées et mises à distance. Leur simple présence dans la rue ne paraît jamais légitime, quelle que soit l’intensité des troubles sonores qu’elle produit. Elle pose la question de la manifestation « du corps et du désir dans l’espace public » (Barbisch et Pattaroni 2014).

Au cours d’une enquête de trois mois menée en 2013, nous avons interrogé une dizaine d’habitants sur les ambiances du quartier [3]. Cinq femmes ont abordé la présence des prostituées et la façon dont leur rapport au quartier s’en trouvait affecté. Naïma et Nada, Belges de parents marocains, y habitaient depuis leur naissance. Émilie, âgée d’une quarantaine d’années, habitait avec sa mère et ses enfants dans un appartement supervisé [4] depuis plus de neuf ans. Enfin, Yousra, d’origine nord-africaine et âgée d’une vingtaine d’années, habitait un logement social à proximité et participait aux activités de la maison de jeunes du quartier. À l’exception de cette dernière, nous les avons accompagnées durant un parcours routinier, entre leur logement et les espaces publics, pour y observer les « modalités sensibles d’ajustement » (Breviglieri et Trom 2003 ; Thibaud 2001) de leur conduite en public. À travers les récits de ces femmes, nous explorons l’« embarras » (Goffman 1974, p. 87) que suscite l’identification de la prostitution dans les rues à proximité de leur logement. Ces situations provoquent des réactions émotionnelles et affectives ambivalentes, qui orientent leurs manières de se comporter et de « naviguer » (Tavory 2016) dans le quartier.

Une proximité éprouvante : invasion et intrusion

En première approche, la visibilité des prostituées sur les trottoirs alimente chez certaines un sentiment d’invasion. Naïma, une mère d’une cinquantaine d’années, témoignait : « C’est depuis une dizaine d’années que les prostituées ont vraiment envahi le quartier. C’est la catastrophe depuis qu’ils ont réaménagé le quartier de la gare du Nord ! Les femmes ont dû partir et elles sont venues ici. » Ce sentiment est couplé à celui d’une intrusion dans son environnement immédiat, qu’elle considérait comme soudaine et massive. Ce sentiment de proximité subie est alimenté par leur présence quotidienne et par l’augmentation de leur nombre, et dès lors de leur visibilité, la nuit. Au début du parcours, l’habitante me dit : « voilà, tu vois… ça ? », accompagnant sa question d’un regard vers trois jeunes filles qui se trouvent au coin de sa rue, « c’est juste derrière chez moi. […] Et quand je vois qu’elles sont toutes jeunes, moi je suis choquée […] et le soir c’est encore pire ! S’il y en a quatre durant la journée, il y en a vingt la nuit sur une rue, et elles sont dans des tenues… ». Avant ce parcours, elle décrivait : « si vous passez là, la nuit, vous allez être choquée [par leur nombre et leur conduite]. Elles sont toutes à faire des gestes d’appel en poussant des cris. Il y a des automobilistes qui font la file, qui s’arrêtent ». Les signes d’invitation et de disponibilité à l’échange sexuel que ces femmes exhibent délibérément à travers leur tenue et leur posture d’attente, indispensables à l’exercice de leur activité, contribuent à ce qu’elles soient reconnues et catégorisées comme prostituées. La vue de la prostituée, qu’elle soit en interaction avec ses clients ou que cette interaction soit imaginée, projetée, semble d’après ces propos attirer inévitablement l’attention des passants, au point de troubler l’« inattention civile » attendue dans un lieu public (Goffman 2013 [1963], p. 74). L’adjectif « choqué », employé à la première et à la deuxième personne, traduirait une volonté de partager cet affect, de susciter l’empathie du visiteur pour se soulager d’une possible culpabilité à ressentir ce trouble moral. L’usage du futur montre aussi l’anticipation des regards et jugements éventuels de ces visiteurs et la honte que pourrait, par conséquent, ressentir une personne associée à ce milieu. Habitant une rue où les prostituées ne vont pas, Nada s’estime, elle, à distance de ces situations, au point d’en être préservée.

Les propos de ces habitantes se construiraient donc à l’aune du « reflet » qu’elles se font d’elles-mêmes et de leur environnement devant le(s) partenaire(s) d’une interaction, ici le chercheur extérieur au quartier (Katz 1999, p. 142). De jour, ou dans des ruelles moins fréquentées, certaines prostituées chercheraient à atténuer la gêne que leurs clients pourraient ressentir à être vus en interaction avec elles. Elles arborent des tenues plus ordinaires et se mettent à déambuler à la vue d’une voiture de police ou de passants afin de poursuivre leur activité sans attirer l’attention.

Distinction et indisponibilité

Cette proximité est éprouvante, parce qu’elle pèse sur le sentiment d’appartenance et d’ancrage au quartier (Stavo-Debauge 2003). Elle induirait quelques ajustements (Breviglieri et Trom 2003) : en parcourant ces rues, les personnes interrogées ne laissent transparaître « aucune réaction », comme l’explique Naïma, qui dit y passer en faisant comme si les prostituées n’étaient pas là. Dans une rue où se trouve un hôtel de passe, l’habitante, visiblement troublée par l’apparition d’un groupe d’hommes et la présence simultanée de plusieurs femmes sur le trottoir, marque une brève interruption dans son récit. Elle feint la recherche d’un bâtiment : « Le théâtre flamand ? Il est par là ! », m’indiquant du regard la trajectoire à suivre. Elle prend l’attitude d’une passante ordinaire qui ne prête qu’une faible considération à ce qui l’entoure : regards fugaces et dirigés vers le sol, pas rapide, simulation d’une conversation ; ainsi qu’un engagement sur le mode du plan, comme la recherche d’un bâtiment auquel nous voudrions nous rendre. Elle semble chercher à paraître indifférente à ces situations et indique, de façon anticipée, son indisponibilité vis-à-vis des personnes présentes. Nos entretiens révèlent que ces ajustements visent d’abord à contrôler « sa catégorisation par les autres, en orientant les interprétations qu’ils peuvent faire ou en évitant que certaines inférences possibles soient faites » (Quéré et Brezger 1992, p. 94). Ces tentatives visent à éviter d’être soi-même considérée comme une potentielle prostituée, ou comme un éventuel client dans le cas des passants masculins. L’usage de pronoms démonstratifs neutres (« ça ») indique le besoin pour la majorité des femmes interrogées de marquer une distinction claire entre elles et les prostituées, de les dépersonnaliser, voire de les déshumaniser. Naïma, pour qui ces rues représentent un « passage obligé » durant la journée, explique avec humour ne jamais y passer à pied la nuit par crainte d’être considérée comme faisant « partie de ce clan ». Ce sentiment est partagé par Émilie et sa mère qui soulignent le risque qu’elles prennent de subir les regards masculins, leurs « remarques mal placées » et d’être « sifflées » par des hommes chaque fois qu’elles se déplacent dans ces rues en étant « bien habillées ». Le simple fait d’être du genre féminin, dans ces « espaces sexualisés », suffirait pour être considérée comme prostituée (Tani 2002). Ce rapprochement fait peser une menace sur le corps de ces passantes et dévoile leur propre vulnérabilité. Se couvrir d’un foulard, se déplacer en groupe et avancer d’un pas décidé seraient alors des moyens de dérober son corps à ces regards. Émilie, en général accompagnée de sa mère et de sa fille, explique comment se comporter dans ces rues : « Faut continuer son chemin. Tu regardes pas, tu regardes tes pieds, tu ne réponds pas et tu continues ton chemin. » Le soir, ces rues sont donc évitées et peu fréquentées par les marcheuses rencontrées ; elles préfèrent contourner la zone ou la traverser en voiture. Yousra identifie cet espace comme le « quartier des putes » : « Je ne passe jamais là. Pour moi, ce n’est même pas le quartier ça. C’est vraiment en dehors. […] quand je viens à Yser [station de métro], je sors toujours de l’autre côté […] j’évite vraiment […] parce que je me dis ce n’est pas l’endroit [où se trouver]. Je n’aime pas passer par là puisqu’une fois je suis passée et j’ai vu des gens que je connais qui passaient par là, qui parlaient. Alors je me dis je ne préfère pas penser et pas voir tout ça. » Contourner cet espace est donc aussi une manière d’éviter de reconnaître des personnes de son propre entourage parmi les clients potentiels ou d’éviter d’être soi-même soupçonnée d’avoir un comportement déviant en étant vue dans ces rues, et de subir les jugements réprobateurs des voisins ou du groupe familial. En outre, ces espaces sont perçus par la grand-mère et sa fille comme potentiellement dangereux en raison des activités délictueuses, voire criminelles, qui s’y déroulent.

Un rejet ambivalent

Alors que la présence, à quelques rues de là, de sans-papiers attendant sur le trottoir d’être embauchés pour travailler au noir, est tolérée et justifiée par les résidentes comme une réponse à une nécessité de subsistance, celle des prostituées semble en partie réprouvée. Ce rejet oscille entre des justifications ambiguës, voire contradictoires. Certaines affirment d’abord leur tristesse et leur compassion vis-à-vis de jeunes filles qu’elles imaginent à la fois innocentes et en souffrance potentielle : des victimes exploitées et embrigadées de force par des réseaux criminels (Mathieu 2004). Les propos de Naïma sont toutefois révélateurs du caractère équivoque de cette figure de victime qui peut en cacher une autre, moins concevable : « J’ai pitié de ces filles, c’est tout […] je sais que c’est des gens qui n’ont pas choisi ce métier. Ce n’est pas possible ! […]. Quand on me reconduit le soir, moi je suis gênée, alors je dis “ne faites pas attention !” ». La vision de ces femmes en interaction avec leurs clients révèle une réalité qui diffère de l’image stéréotypée qu’elles s’en font a priori. Si elles ne peuvent se convaincre de leur innocence, elles invoquent alors un principe esthétique et moral. Nada, avec qui nous avons contourné les rues concernées, souligne la difficulté d’y rester en raison de l’image véhiculée par ces situations. Elle estime que « ce n’est pas très beau ». Naïma explique aussi : « Elles ne me dérangent pas spécialement mais je n’aime pas voir cette débauche. Ce n’est pas un exemple pour nos enfants qui passent par là et qui voient ces hommes […] en train de demander “C’est combien ?” ». De telles situations d’échange monétaire sont vues par ces habitantes comme une atteinte à la dignité et à l’image des femmes et une transgression des rapports qu’elles-mêmes jugent légitimes et moraux entre hommes et femmes. Elles projettent leurs inquiétudes sur leurs propres enfants, dont elles disent craindre qu’ils reproduisent et imitent ces scènes dont ils pourraient être les témoins. Oscillant entre compassion et réprobation, ces habitantes se trouvent dès lors dans une posture ambiguë et « moralement difficile à tenir : celle de blâmer des victimes » (Milliot 2017). Ceci se traduit par la mise à distance de ces femmes malgré leur souffrance imaginée, plutôt que par une mobilisation en vue de leur apporter une aide.

Les résidentes moins focalisées sur la question morale que posent ces situations rompent avec cette attitude de mise à distance. Émilie et sa mère ont ainsi développé une interconnaissance avec les prostituées qu’elles voient la journée et tentent de leur apporter une aide au sein d’associations : « Il y en a qu’on rencontre ailleurs. Nous on les connaît et elles nous reconnaissent. On les a laissées au même niveau que nous, elles nous font la bise, on leur fait la bise. » Cette attention à l’autre revient donc à reconnaître la singularité de ces femmes, à les considérer comme des personnes égales et à les « réintégrer dans une commune humanité » (Sanselme 1995, p. 116). Les habitantes distinguent toutefois les prostituées de la nuit et celles du jour. Ces dernières sont présentées comme des « habituées », des anciennes, voire comme des habitantes du quartier dont la présence assure une forme de contrôle social pour certaines habitantes ; cette présence fait alors partie de leur routine (Sanselme 1995). Indésirables pour les uns, ces personnes peuvent aussi devenir, parfois, des alliées dont la présence et la solidarité garantiraient une protection face aux interpellations de certains hommes.

De la répulsion à la compassion

En accompagnant ces femmes, nous avons appréhendé les épreuves qu’elles traversent lorsqu’elles se déplacent dans leur quartier. Elles tentent de marquer la distinction avec les prostituées, afin de pouvoir se déplacer sans attirer l’attention des clients. La présence des prostituées et leur attitude en attente d’interaction induisent chez les habitantes interrogées des réactions émotionnelles ambivalentes, qui créent l’embarras lorsqu’il s’agit de les expliciter : entre pitié et dégoût moral, entre compassion et réprobation, entre la tentation d’aller vers autrui ou de s’inquiéter de sa situation, et la répulsion pour se prémunir de la souffrance et de l’injustice supposées éprouvées par ces personnes – et ainsi en supporter la simple présence. À côté d’engagements qui suivraient une logique de mobilisation sur le mode de la plainte et de l’indignation d’habitants revendiquant la tranquillité du quartier, notre enquête a permis d’esquisser la description d’autres formes d’engagement : d’une part, ce trouble aboutit à l’évitement des rues occupées par la prostitution, ou a minima de l’interaction, en se rendant indisponible. Mais ces états où semble prévaloir une forte mise à distance ne sont pas fixes : l’interconnaissance issue de la répétition des rencontres et de petites expressions de solidarité peut transformer le geste de répulsion initial en compassion, voire en mobilisation sur le mode de l’entraide et de la solidarité vis-à-vis des prostituées.

Bibliographie

  • Barbisch, C. et Pattaroni, L. 2014. « Intime/extime. Le désir au cœur de l’espace public », Tracés, n° 23-24, p. 10-15.
  • Breviglieri, M. et Trom, D. 2003. « Troubles et tensions en milieu urbain. Les épreuves citadines et habitantes de la ville », in D. Cefaï et D. Pasquier (dir.), Les Sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, Paris : PUF, p. 399-416.
  • Chaumont, J.-M. et Machiels, C. (dir.). 2009. Du sordide au mythe. L’affaire de la traite des blanches (Burxelles, 1880), Louvain-la-Neuve : Presses universitaires de Louvain.
  • Goffman, E. 1974. Les Rites d’interaction, Paris : Éditions de Minuit.
  • Goffman, E. 2013 [1963], Comment se conduire dans les lieux publics. Notes sur l’organisation sociale des rassemblements, Paris : Economica.
  • Katz, J. 1999. How Emotions Work, Chicago : University of Chicago Press.
  • Mathieu, L. 2004. « Entre l’aliénation du corps et sa libre disposition », in D. Fassin et D. Memmi (dir.), Le Gouvernement des corps, Paris : Éditions de l’EHESS.
  • Milliot, V. 2017. « Les épreuves morales de l’urbanité. Les riverains face aux naufragés de la mondialisation », Urbanités [en ligne], n° 8.
  • Quéré, L. et Brezger, D. 1992. « L’étrangeté mutuelle des passants : le mode de coexistence du public urbain ». Les Annales de la recherche urbaine, n° 57-58, p. 89-100.
  • Sanselme, F. 1995. « Des riverains à l’épreuve de la prostitution. Fondements pratiques et symboliques de la morale publique », Les Annales de la recherche urbaine, n° 95, p. 111-117.
  • Stavo-Debauge, J. 2003. « L’indifférence du passant qui se meut, les ancrages du résidant qui s’émeut », in D. Cefaï et D. Pasquier (dir.), Les Sens du public : publics politiques, publics médiatiques, Paris : PUF.
  • Tani, S. 2002. « Whose Place is this Space ? Life in the Street Prostitution Area of Helsinki, Finland », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 26, n° 2, p. 343-359.
  • Tavory, I. 2016. Summoned. Identification and Religious Life in Jewish Neighborhood, Chicago : The University of Chicago Press.
  • Thibaud, J.-P. 2001. « La méthode des parcours commentés », in M. Grosjean et J-P. Thibaud (dir.), L’Espace urbain en méthodes, Marseille : Parenthèses.

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Pour citer cet article :

Sarah Van Hollebeke, « De l’autre côté du trottoir : perceptions de la prostitution, entre réprobation et compassion », Métropolitiques, 26 novembre 2018. URL : https://metropolitiques.eu/De-l-autre-cote-du-trottoir-perceptions-de-la-prostitution-entre-reprobation-et.html

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