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Entretiens

Quel droit à la biffe ?

Cofondateur de l’association qui fédère les biffins d’Île-de-France, Samuel Le Cœur évoque dans cet entretien les difficultés que rencontrent ces récupérateurs et revendeurs d’objets d’occasion pour exercer de plein droit leur activité.

Entretien réalisé par David Rottmann et Clément Rivière.

Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a poussé à cofonder, en 2012, l’association Amelior (Association des marchés économiques locaux individuels et organisés du recyclage) ?

Ce qui nous a poussés à nous constituer en association, c’est l’oppression systémique des biffins, une population vivant de la récupération et la revente informelle d’objets d’occasion, et notamment l’absence de volonté politique de les inclure dans des dispositifs de vente légale.

À l’époque, j’exerçais en tant que photographe indépendant et j’ai réalisé, sur une période de trois ans, une série de photos sur les biffins avec des pellicules périmées, achetées dans un marché aux puces, justement. J’ai notamment suivi la lutte des biffins de la Porte Montmartre, qui a abouti à la création du carré de biffins, en octobre 2009, par l’ancien député-maire du 18e arrondissement de Paris, Daniel Vaillant, également ancien ministre de l’Intérieur dans le gouvernement Jospin. Cet espace ne comprenant que cent places, il était évident qu’il ne serait pas suffisant pour accueillir les nombreux biffins d’Île-de-France et qu’il fallait créer d’autres espaces de ce type, pour que les biffins puissent exercer leur activité sans craindre de se voir chasser par la police et confisquer leurs biens.

Un certain nombre de biffins ainsi qu’un collectif de soutien, dont je faisais partie, ont donc tenté, sans succès, de faire ouvrir un deuxième espace légal de vente dans le 20e arrondissement. Au bout de trois ans de manifestations, de demandes de rendez-vous, malgré quelques avancées politiques, nous n’avons pas obtenu les résultats souhaités. Au contraire, on nous a souvent rétorqué qu’en tant que collectif, nous n’étions pas représentatifs des biffins. En 2012, nous avons donc décidé d’exister par nous-mêmes, de créer une association loi 1901 pour faire valoir les droits des biffins et obtenir des avancées concrètes, et surtout le droit d’exercer nos métiers.

Malheureusement, notre constat n’était pas uniquement celui d’une absence de volonté d’inclure les biffins. Il existe en plus une volonté de les exclure à travers la confiscation de leurs biens et la répression policière.

Aujourd’hui, nous sommes plus de 1 000 adhérents en France, dont environ 700 en Île-de-France et près de 400 à Marseille. L’association compte treize salariés, son siège se trouve à Montreuil et notre centre de travail Ressourcerie-Recyclerie est à Bobigny.

Qui sont les biffins ?

C’est très hétéroclite, avec des parcours très variés. Et avec l’augmentation des inégalités et l’inflation, il risque d’y en avoir de plus en plus. Au sein de l’association, un adhérent sur deux n’a aucune ressource et un sur deux n’a pas de logement décent. Il y a beaucoup de parcours de vie mouvementés, souvent un passé d’immigration et, pour certains, une situation irrégulière. Il y a notamment des Roumains, des Bulgares, des Chinois, des personnes venant de l’Afrique francophone et du Maghreb. Il y a des personnes marginales, d’autres qui se trouvent dans des difficultés liées à des addictions. Il y a aussi des retraités qui ont des pensions indécentes, qui ne leur suffisent pas pour vivre à Paris. Il y a différentes raisons d’être biffin, mais leur point commun est d’être pauvres. L’autre point commun est d’exercer une activité socialement et écologiquement utile, la récupération de déchets et la revente, et d’être violemment réprimés par les pouvoirs publics pour cela.

Que fait concrètement l’association Amelior ?

Notre objectif est de fédérer les biffins et de défendre leur droit à l’activité économique, à travers notamment l’identification des travailleurs et l’organisation d’espaces de vente individuelle autorisés. Il s’agit en quelque sorte de répondre de manière collective à une demande individuelle de travail. Depuis décembre 2019, nous gérons une ressourcerie à Bobigny, ouverte du lundi au samedi de 9 h à 19 h, ainsi qu’un marché mensuel depuis 2013, devenu bimensuel en 2020 à la Croix-de-Chavaux, à Montreuil, qui permet à 200 biffins de vendre leurs produits. Nous attribuons des places, assurons le nettoyage et vendons en propre en tant qu’association sur ce marché. Nous réussissons aussi parfois à obtenir des emplacements réservés dans des brocantes et vide-greniers. L’objectif est de permettre aux biffins de créer leur richesse par eux-mêmes dans un espace sécurisé, légal. Le but de l’association, c’est l’organisation du travail dans le respect de chacun. On a donné un territoire aux biffins, un territoire associatif, légal, démocratique, avec des votes et des décisions internes.

On est le premier maillon de la chaîne, celui qui récupère ce que d’autres structures solidaires n’arrivent pas à écouler. Ainsi, on récupère les ressources que les ressourceries ne souhaitent plus ou on gère les invendus des vide-greniers et des brocantes. Cela nous permet d’être indépendants financièrement à hauteur de 80 % de notre budget.

Et puis, on lutte toujours pour obtenir des droits pour les biffins d’Île de France : des places de marché, l’arrêt du bennage, c’est-à-dire la confiscation de leurs biens lors des interventions de police contre la vente dite informelle. On manifeste, on demande des rendez-vous, on démontre l’intérêt social, écologique et économique de cette activité. Je ne dirais pas que c’est rigolo ni que c’est facile, mais en tout cas on sait ce qu’on fait et on sait pourquoi on le fait : on est impliqués pour faire reconnaître et développer des économies populaires, qui permettent aux gens de vivre. Il s’agit de faire reconnaître la contribution des récupérateurs, par l’inclusion professionnelle et sociale, dans la gestion publique des déchets afin d’augmenter le taux de réemploi et de recyclage.

Figure 1. Marché de biffins à Croix-de-Chavaux (Montreuil)

Photographie : Association Amelior.

Vous défendez le droit à la biffe. De quoi s’agit-il, et pourquoi le défendre ?

À ce point, je voudrais faire un rappel historique. Chiffonnier-ferrailleur est un métier reconnu dès le premier répertoire national des métiers de France sous Saint-Louis. En 1880, il y avait 80 000 chiffonniers à Paris, qui permettaient à 500 000 personnes de vivre grâce à leurs ressources récupérées. Puis, ce métier disparaît petit à petit à partir du moment où le préfet Eugène Poubelle impose, en 1884, les boîtes à ordures vidées par une administration via des sociétés privées.

Ce rappel historique permet de se remémorer que ces métiers ont toujours existé, et qu’ils ont toujours été exercés par les habitants des villes pour survivre. Avec le préfet Poubelle s’institue un système où des sociétés privées sont payées pour enlever les déchets, tandis qu’en parallèle les pouvoirs publics mènent des actions policières pour repousser tous les marchés informels des biffins subsistant hors de Paris.

Le droit à la biffe, c’est la reconnaissance de ces métiers dans le service public des déchets. Les biffins méritent mieux que le dénigrement perpétuel. Les espaces publics devraient être partagés pour que les marchés aux puces et leurs acteurs soient reconnus, et les biffins faire partie intégrante du système de gestion des déchets urbains et être reconnus dans leur droit de travailleurs. On veut l’inclusion au service public. On vise le droit commun pour les biffins et pas 800 euros par mois et un emploi aidé à vingt-six heures par semaine, comme c’est trop souvent le cas au sein des dispositifs dits du « réemploi solidaire ».

À ce titre, nous sommes assez mal à l’aise avec la posture de la structure fédérative des acteurs du réemploi, qui ne prennent pas en compte nos plaidoyers. De fait, le modèle de recyclerie qui existe aujourd’hui et qui est plébiscité par les politiques permet surtout de créer des emplois subventionnés pour des personnes en reconversion. Ils n’intègrent pas ou très peu de biffins qui exercent déjà et qui connaissent bien ces métiers, parfois depuis très longtemps.

Les biffins d’Île-de-France sont bien plus nombreux que les salariés de ces ressourceries subventionnées, et collectent et valorisent un tonnage bien plus important de déchets. À Paris, il y a 3 000 biffins, voire plus, et 1 000 à 2 000 ferrailleurs. Et pourtant, nous sommes réprimés par les pouvoirs publics qui nous interdisent l’accès à l’espace public pour vendre nos ressources, et nous confisquent nos biens. On veut pouvoir travailler dans un cadre décent.

Le droit à la biffe, c’est un retour à cette sagesse populaire qui fait qu’on laisse les personnes vendre après avoir fouillé dans la poubelle sans les chasser, prémices à tout progrès social.

Figure 2. Session de recyclage textile

Photographie : Association Amelior.

Quelles politiques urbaines mettre en place pour permettre le développement de l’économie de la biffe ?

La première étape est qu’on souhaite être reçus par les responsables politiques : c’est le dialogue social. Ensuite, il faut comprendre qu’on ne veut pas dépendre de subventions, nous ce qu’on veut c’est l’égalité des droits, tout simplement l’inclusion des récupérateurs au droit à la ville et au service public. Les biffins du 18e arrondissement peuvent vendre 250 jours par an dans le carré des biffins, il faut que tous les biffins d’Île de France aient accès à ce droit à proximité de leur lieu de résidence.

Il faut donc un droit de place, qui peut être payant, comme c’est le cas sur le marché que nous organisons à Montreuil. Quand les biffins ont le droit de vendre sur un marché, ils viennent, se rencontrent et s’organisent. Il faut autoriser ces marchés. De fait, par leur refus d’accorder des espaces attitrés, les pouvoirs publics institutionnalisent la vente à la sauvette et reprochent ensuite aux biffins d’être des vendeurs à la sauvette. La répression coûte plus cher que l’inclusion et aggrave la situation individuelle comme collective des biffins. Il faut que les pouvoirs publics s’adaptent aux problématiques des biffins et de leurs acheteurs plutôt que de leur faire la chasse, ou seulement imposer de les faire rentrer dans les ressourceries qui n’ont pas la capacité d’accueillir tous les biffins d’Île-de-France.

Il faut au contraire des marchés aux puces répartis dans tous les arrondissements parisiens et dans toutes les communes de proche banlieue. Des marchés avec une charte, des règles, des horaires.

On est dans une société qui crève du mal-logement, des bas salaires et des déchets liés à la surconsommation, et on paye des milliards pour tout incinérer, alors qu’on a des travailleurs du recyclage dont le travail n’est ni reconnu, ni valorisé. Montreuil ou Paris sont des lieux de chiffonnage, des villes qui ont besoin des biffins.

Il est impensable qu’on ait une stratégie d’économie circulaire qui ne prenne pas en compte la solution massive que représentent les biffins. L’association recycle et réemploi plus de 1 200 tonnes par an en 2022 et on pourrait en faire beaucoup plus si on nous donnait juste des espaces pour exercer notre activité.

Comment expliquez-vous cette négation de droits ?

Les biffins répondent à des enjeux contemporains, tels que la réduction des déchets ou le droit au travail, mais ils sont trop pauvres ou trop étrangers pour qu’on les prenne en compte. La police peut leur taper dessus, ils s’en vont en courant. Ce sont des gens humbles et un peu naïfs, enfin, naïfs dans le sens où ils ne sont pas assez représentés, qui par leurs quotidiens ont des besoins concrets et urgents liés à leur situation d’extrême pauvreté. Au quotidien, pour certains, cet environnement oppressif entrave l’organisation collective et la conquête de nouveaux droits.

Par ailleurs, il faut comprendre que la taxe des ordures ménagères finance les gouvernances locales et les entreprises de traitement des déchets, et que chaque déchet qui leur est enlevé est un revenu qu’elles ne toucheront pas. Ces pouvoirs publics territoriaux et entreprises ont tout intérêt à expliquer que la biffe est une activité qui relève du passé et qui n’a plus lieu d’être aujourd’hui.

Enfin, un autre point est que l’usage de l’espace public est aujourd’hui souvent régulé en lien avec la mobilisation de certains riverains, qui craignent les nuisances et ne veulent pas d’un marché aux biffins non organisé devant leur porte. Mais l’espace public n’appartient pas à ces riverains, ni aux promoteurs immobiliers, il doit pouvoir accueillir les biffins et leur activité.

Figure 3. Équipe de biffins d’Amelior lors d’une tournée de récupération de textile

Photographie : Association Amelior.

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Pour citer cet article :

Samuel Le Cœur, « Quel droit à la biffe ? », Métropolitiques, 14 septembre 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Quel-droit-a-la-biffe.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1944

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