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Le chiffonnier, idéal-type urbain

L’ouvrage d’Antoine Compagnon nous fait découvrir le chiffonnier, ce personnage qui accompagne tout au long du XIXe siècle le développement des villes. Dans son compte rendu, Agnès Sandras montre que ce collecteur de déchets et artisan du recyclage est aussi une figure de l’écrivain au travail.
Recensé : Antoine Compagnon, Les Chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, « Bibliothèque illustrée des Histoires », 2017, 496 p.

À la découverte des Chiffonniers de Paris, le lecteur ne devra pas s’attendre, en dépit du titre et de la collection, à une approche socio-historique. L’ouvrage, qui a pour point de départ un cours donné par Antoine Compagnon au Collège de France en 2015-2016 sur « Les chiffonniers littéraires. Baudelaire et les autres », propose une exploration du motif artistique du chiffonnier. L’auteur souligne en conclusion que son propos est « resté littéraire » et qu’il a « dégagé une poétique du chiffon, de la hotte et du crochet au cœur du XIXe siècle » (p. 424). La réflexion se concentre sur le « moment du chiffon » (p. 11), « des années 1820 aux années 1880, entre l’envol de la figure du chiffonnier au-dessus des autres métiers ambulants de Paris et sa destitution par décision du préfet de Paris ». L’auteur ne retrace pas, par exemple, la bataille qui fit vibrer les journaux et jusqu’au Parlement, lors de l’arrêté Poubelle qui menaçait avec sa boîte à ordures de priver les biffins (chiffonniers en argot) de leur subsistance. Antoine Compagnon reconnaît en effet s’être moins intéressé à l’« écosystème » du chiffonnier, donc à l’ancrage socio-historique d’une population, qu’au « système descriptif du chiffonnage », c’est-à-dire au long périple de l’ordure au papier (p. 424). Avec cette recherche, l’auteur affirme aussi un itinéraire personnel, celui d’un ancien ingénieur des ponts et chaussées devenu spécialiste de la littérature et écrivain, à l’inépuisable curiosité.

C’est donc à un voyage avec les « chiffonniers littéraires », c’est-à-dire les écrivains du XIXe siècle, que nous sommes conviés. Les chiffonniers, ainsi que le soulignait déjà Louis-Sébastien Mercier dans son Tableau de Paris, permettent grâce à leur travail ingrat de trier les déchets et de recycler les chiffons en papiers, que viendront noircir les auteurs. Un parallèle s’établit puisque les écrivains réemploient de leur côté les faits et gestes d’une société bruissante pour donner matière à leurs livres. Ce voyage est un enchantement érudit, une érudition enchantée. Antoine Compagnon rattache explicitement son odyssée aux travaux de Walter Benjamin [1] et de Francesco Orlando [2] – tout en discutant avec acuité certaines de leurs analyses – ainsi qu’à ses lectures initiatiques des Fleurs du mal. L’ouvrage offre des allers-retours constants entre réflexion, citations et images (superbement reproduites). De surcroît, les extraits littéraires puisent dans tous les registres éditoriaux et les images font la part belle aux caricatures. Ce recyclage – mimétique du chiffonnage – de toutes les catégories de papiers imprimés évoquant les biffins est très appréciable, rompant avec une histoire littéraire trop souvent frileuse devant une iconographie qui a nourri l’imaginaire des écrivains, et une histoire des images tout aussi circonspecte vis-à-vis de la littérature.

Arpentant la capitale du XIXe siècle [3], flairant boues et immondices, apprenant à maîtriser le vocabulaire de la glane, nous apprivoisons au fil des chapitres un des « types » sociaux de Paris, le chiffonnier, les plus fantasmés en littérature. Si nous imaginions agréablement flâner au gré des tribulations de l’auteur, celui-ci convie en réalité très méthodiquement et fermement ses lecteurs à recueillir tantôt les oripeaux littéraires des chiffonniers, tantôt les chiffons et les plumes des écrivains. Nous découvrons alors le rôle clé du chiffonnier dans la capitale du XIXe siècle, personnage qui, en triant et faisant disparaître les déchets, sait tout de la société et de ses vices. De la même manière, nous saisissons la nature du patient travail des écrivains qui convertissent l’or et l’ordure du quotidien en récits ou poèmes. Compagnon nous convie alors à saisir les puissants mécanismes de (dé)sacralisation qui font et défont la renommée des auteurs, fréquemment comparés aux figures carnavalesques du biffin et du roi des chiffonniers. Il est pourtant surprenant de lire que « c’est par habitude ou pour respecter une tradition que les caricaturistes continuent de costumer Zola en chiffonnier » (p. 351) alors même que va s’éteindre cette figure. Il semble plutôt que dans de célèbres dessins, ces dessinateurs aient eux-mêmes procédé à un recyclage patient de l’œuvre zolienne (qu’on songe à la Pomaré, courtisane devenue chiffonnière dans Nana [4]) et des propos de ses commentateurs, tissant ainsi de nouvelles charges.

Il faut s’approprier ce bel ouvrage en trois temps. Une première fois pour goûter la démonstration brillante de Compagnon sur « l’idéal-type du XIXe siècle » (p. 413), le chiffonnier, double allégorique de l’écrivain, pendant carnavalesque du monarque, puisque la roue de la fortune tourne. Une deuxième fois pour se délecter une à une d’images magnifiques dont on comprend désormais toute la portée. Une troisième pour patiemment glaner à notre tour : « nous sommes tous des chiffonniers » (p. 424)…

Bibliographie

  • Benjamin, W. 1989 [1938]. Paris, capitale du XIXe siècle, Paris : Éditions du Cerf.
  • Orlando, F. 2010 [1993]. Les Objets désuets dans l’imagination littéraire : ruines, reliques, raretés, rebuts, lieux inhabités et trésors cachés, Paris : Classiques Garnier.
  • Sandras, A. 2012. Quand Céard collectionnait Zola, Paris : Classiques Garnier.

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Pour citer cet article :

Agnès Sandras, « Le chiffonnier, idéal-type urbain », Métropolitiques, 14 février 2019. URL : https://metropolitiques.eu/Le-chiffonnier-ideal-type-urbain.html

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