Ouvert en décembre 2016, le « Restaurant associatif du Nouveau Centenaire » à Montreuil propose une forme inédite de cantine de foyer en gestion autonome [1]. Présentes dans de nombreux foyers de travailleurs migrants (transformés aujourd’hui en « résidences sociales »), ces cantines occupent une place centrale dans l’économie des relations et des solidarités entre travailleurs immigrés installés en foyer, ainsi qu’entre ces derniers, leur environnement local et leur pays d’émigration. Elles assurent ainsi une forme originale de droit à la ville pour leurs usagers, au sens où elles garantissent le maintien d’une présence immigrée et populaire dans les espaces urbains centraux ou péricentraux dans lesquels sont situés un grand nombre de foyers. Ces cantines sont toutefois menacées par l’évolution du statut et des modes de gestion des foyers par les organismes gestionnaires et les pouvoirs municipaux, comme l’illustre le cas du Centenaire à Montreuil.
Menacé d’expulsion suite à une assignation en référé par l’Office public de l’habitat Montreuillois (OPHM) le 1er juillet 2019, le restaurant a développé sa défense sur deux fronts : en relevant les manquements importants à l’obligation de délivrance conforme du local commercial loué, et par la contestation d’une qualité de « commerce classique » que lui attribue l’OPHM en dépit du caractère non lucratif, solidaire, social et antidiscriminatoire de l’association.
Fait rare, le rendu du délibéré en date du 15 juin 2020 déboute l’OPHM de sa demande d’expulsion en référé et le condamne à une amende de 2 000 euros sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile. Mais la route est encore longue.
Quels sont les enjeux soulevés par l’assignation en justice de cette cantine de foyer ? Plus généralement, que nous apprend l’expérience du Nouveau Centenaire sur la transformation des espaces collectifs dans les résidences sociales issues de foyers de travailleurs migrants (Béguin 2011) et sur les attentes de leurs habitants ? Quels sont les scénarios possibles pour l’avenir à l’heure où l’épidémie de Covid-19 a mis en lumière l’isolement et la précarité alimentaire des habitants des foyers et résidences sociales (Berkaoui 2020 ; Lévy-Vroelant 2020) ?
La fin des cantines de foyers : la mutation d’un espace collectif
Dans les foyers de travailleurs immigrés les plus anciens, les cantines collectives organisées par les habitants proposent un système de mutualisation des dépenses alimentaires pour la production, en journée, de repas copieux à prix réduits (plat entre 1,20 et 1,50 euro). Avec des horaires d’ouverture très larges, ce service répond aux nécessités du travail en horaires décalés ou de nuit des habitants, ouvriers du secteur du bâtiment, employés de restauration ou agents de service d’entreprises de nettoyage. Organisées grâce aux « caisses de village » dès les années 1950 (Grysole et Mbodj-Pouye 2017, p. 124) puis par les comités de résidents dans les années 1975-1980 (Calandre et Ribert 2010, p. 163), ces cantines assurent un soutien mutualisé des pairs et des riverains quand la qualité d’hôte (Lévy-Vroelant et Pasquiers 2014) n’est pas entravée par les institutions gestionnaires. Grâce à des économies réalisées sur les dépenses quotidiennes, elles permettent des transferts de fonds vers les régions d’émigration (Daum 1998). Elles font aussi perdurer à travers la commensalité des modes de sociabilité.
Cependant, avec la mise en œuvre du Plan de traitement des foyers de travailleurs migrants (PTFTM) [2] (Béguin 2015 ; Mbodj-Pouye 2016 ; Bernard 2019 ; Guérin 2019), ces cantines sont fermées pour laisser place à du portage de repas ou à des restaurants d’insertion conventionnés et liés à des objectifs d’emploi et de formation. La transformation des espaces collectifs dans les foyers se fait souvent à marche forcée. Les accès aux lieux collectifs (cuisine, salle collective) sont grillagés ou murés, le matériel est réquisitionné et ces mesures sont parfois assorties d’une assignation au tribunal pour « activités commerciales illégales » (Héranval et Thibon 2014).
Dans le cas des restaurants dits « légalisés », les cuisines de restaurants sont louées entièrement équipées, la totalité ou une partie du loyer et des charges courantes sont prises en charge par le gestionnaire de la résidence sociale. Le premier restaurant à voir le jour au sein d’un foyer transformé ouvre à Saint-Denis dans la résidence Bachir Souni de l’organisme Coallia [3] en 2003. Depuis, quatorze restaurants d’insertion liés à une résidence sociale ont ouvert en région parisienne. Ces restaurants d’insertion répondent à une demande institutionnelle de mise en conformité de l’activité (Sedrati-Dinet 2015) et de création d’emplois en insertion. Le coût des plats est augmenté, variant de 2,50 à 5,20 euros (jusqu’à 10 euros pour les restaurants de la filiale Coallia « Soleils et papilles [4] »).
Les habitants des foyers s’opposent le plus souvent aux projets non concertés de restaurant ou de livraison de plats. Ces projets les dépossèdent de leur espace, de sa gestion économique et de l’assurance d’une alimentation abordable et de qualité (Calandre et Ribert 2010, p. 166). Lorsque les habitants refusent les projets non concertés, c’est sur la clientèle extérieure que reposent les recettes de l’activité.
Forts de ce constat, les habitants du foyer Centenaire ont choisi d’être les porteurs de projet du restaurant qui se prépare au rez-de-chaussée de leur future résidence sociale.
L’histoire semée d’embûches d’un projet participatif
Dès la conception architecturale de la résidence sociale cogérée [5] du Nouveau Centenaire, l’espace de restauration est intégré dans le projet. L’association Appuii [6] réalise en mars 2013 une étude de faisabilité financée par l’OPHM. À partir de l’activité existante au foyer de la rue du Centenaire [7] et pour être les porteurs de projet du restaurant, les habitants du foyer créent l’association Restaurant associatif du Nouveau Centenaire le 12 juin 2013. Gérer le restaurant et l’espace collectif du rez-de-chaussée de la résidence sociale ; favoriser son intégration dans la ville ; continuer d’être les acteurs de leur système alimentaire et maintenir un prix de repas abordable, tels sont les objectifs de l’association.
Mais des réticences au niveau local se sont rapidement manifestées à l’encontre de l’association, mettant en doute sa fiabilité [8]. En l’absence d’alternatives pour l’OPHM, des garanties sont alors demandées à l’association du restaurant, ralentissant d’autant la prise à bail. Bien décidée à faire reconnaître sa fiabilité, l’association s’est appliquée à remplir les conditions imposées pour prendre en gestion le restaurant.
L’association parvient en 2016 à rassembler les financements d’investissement pour acheter la totalité de l’équipement de la cuisine en gros matériel professionnel. Elle doit également se plier aux conditions d’un bail commercial dont le loyer s’élève à 36 500 euros HC HT par an pour 297 m². Le bail commercial de neuf ans, même s’il est plus pérenne qu’une convention de mise à disposition ou qu’un bail associatif, impose des charges d’entretien supplémentaires. Or, puisque l’association est à but non lucratif, elle ne peut bénéficier des contreparties avantageuses que pourrait procurer la cession d’un fonds de commerce (la clientèle, l’enseigne, le matériel, etc.). En janvier 2015, l’OPHM annonce à l’association n’avoir trouvé aucun financement pour baisser le loyer qui restera à la charge de l’association [9].
22 décembre 2016 : une ouverture dans l’enthousiasme
En dépit de ces obstacles, l’association Restaurant associatif du Nouveau Centenaire signe un bail commercial avec l’OPHM en décembre 2016 pour la location du local dédié aux conditions imposées. À cette date, les travaux sont en passe de se terminer et l’agrément Atelier et chantier d’insertion est obtenu.
Dès l’étude de faisabilité et la préfiguration du restaurant, les services départementaux de l’insertion et de la cohésion sociale, enthousiastes devant cette gouvernance nouvelle, accompagnent financièrement la montée en compétences de l’association. Ses membres, majoritairement habitants de la résidence, participent à de nombreuses réunions opérationnelles avec l’OPHM, le cabinet d’architectes et la Mairie. Des partenariats financiers [10] et opérationnels permettent d’obtenir soutien et légitimité pour un « pouvoir effectif des habitants » (Donzelot et Epstein 2006).
Le restaurant du Nouveau Centenaire ouvre ses portes le 22 décembre 2016, soit un an après l’emménagement des habitants dans la résidence sociale. Il accueille depuis 2018 en moyenne 200 client·e·s par jour, habitants de la résidence, salarié·e·s et voisin·e·s du lieu.
L’association emploie vingt personnes, dont quatorze en contrat de professionnalisation de vingt-six heures hebdomadaires bénéficiant de formations et d’un accompagnement vers un emploi pérenne ou une formation professionnalisante. L’équipe encadrante et de production se compose de six salarié·e·s.
Le restaurant, qui propose des plats d’Afrique sub-saharienne et des plats végétariens, est ouvert aux habitants de la résidence et au public extérieur avec une double tarification permettant de maintenir un plat pour les habitants à 2,80 euros. L’établissement Mundo-Montreuil [11] partage la cour commune avec la résidence. L’implantation du restaurant d’insertion, en face d’un immeuble hébergeant des activités d’économie sociale, permet des échanges dynamiques avec les salarié·e·s qui traversent volontiers la cour le midi. C’est un lieu vivant et ouvert sur le quartier.
Les conséquences d’un aménagement non conforme
L’aménagement du rez-de-chaussée de la résidence sociale du Nouveau Centenaire en espace de restauration est financé par l’OPHM. Entre janvier 2015 et mars 2018, le coût d’aménagement de l’espace annoncé par l’organisme municipal est augmenté [12], malgré la prise en charge par l’association de l’équipement de la cuisine.
En dépit d’un montant élevé investi par l’OPHM, l’espace loué à l’association du restaurant est régulièrement sujet à des problèmes techniques qui grèvent le bon fonctionnement de son activité et fragilisent son modèle économique. Des incidents répétés pénalisent l’association, qui tente aujourd’hui de maintenir son activité et de garantir les emplois créés (incidents liés à la non-conformité du système d’extraction d’air, du bac à graisses et du système d’évacuation causant de nombreuses inondations et des fermetures pour travaux dès mai 2017).
Au vu des manquements à l’obligation de délivrance conforme du local loué et des conséquences financières de ces sinistres, l’association décide de ne régler qu’une partie du loyer commercial. En avril 2019, elle avait versé à l’OPHM 97 575 euros de loyers et cumulé dans le même temps 60 044 euros de dette ; cette dette de loyer, objet de l’assignation en justice par l’OPHM en juillet 2019, se creuse par les préjudices subis et les échecs répétés quant aux demandes de renégociation du loyer.
De la logique comptable de l’OPHM à la judiciarisation du litige
Cette expérience permet d’observer les réticences, voire la défiance des décideurs publics à confier l’administration d’un espace collectif de foyer aux habitants. Le risque que la gestion échappe au cadre du Plan de traitement des foyers et au contrôle de l’institution peut expliquer ces réticences.
Dès le début, il a fallu redoubler d’efforts pour porter ce projet de restaurant autogéré et convaincre de sa légitimité pour obtenir parole et pouvoir de décision. L’établissement de « coopérations hybrides profanes-experts » (Callon, Lascoumes et Barthe 2001, p. 141) a permis de faire aboutir cette expérimentation. Le tissu d’entraide, les dynamiques de voisinage et la montée en compétences de l’association ont abouti à son autonomie et à la diffusion de son expérience à d’autres collectifs de foyers (le restaurant Les Deux fleuves à Rouen, les foyers Lenain de Tillemont de Montreuil et Ardoines de Vitry).
Cependant, cette expérimentation participative reste fragile. Même si l’expulsion par voie judiciaire en référé a été invalidée, les possibilités de renégocier le loyer sont inexistantes. La logique comptable adoptée par l’OPHM revient à imposer une exigence de rentabilité : en reportant sur l’association le coût de l’aménagement en plus de celui de l’équipement et en réalisant des travaux sans tenir compte ni de la conformité, ni de la longévité des aménagements. En fin de compte, l’utilité sociale et le caractère inédit de la gouvernance du restaurant sont niés.
Le rendu du délibéré offre une respiration au restaurant mais le coût du loyer et la remise en état des locaux restent des obstacles. L’association, qui bénéficie d’un solide ancrage local, est soutenue par ses salarié·e·s, par l’ensemble des habitants du foyer et par les client·e·s du restaurant qui se mobilisent pour conserver ce lieu devenu emblématique. Une volonté politique mieux avisée pourrait décider de renégocier le bail et son loyer et de débloquer les fonds nécessaires aux travaux du restaurant, qui est à la fois une entreprise d’insertion ayant fait ses preuves et un service de proximité apprécié. Le restaurant oriente la reprise de son activité vers le soutien alimentaire aux personnes âgées des foyers et résidences sociales, dont l’isolement a été amplifié par les mesures de confinement. L’entraide et la citoyenneté collective des travailleurs immigrés, et plus largement le droit à la ville des plus précaires, restent menacés.
Bibliographie
- Béguin, H. 2015. Héberger des migrants ou gérer des logements ? L’Aftam et ses « foyers d’Africains noirs » (1962-2012), thèse en aménagement de l’espace et urbanisme, Université Paris-Est.
- Béguin, H. 2011. « La transformation des foyers de travailleurs migrants : des “accommodements raisonnables” ? », Métropolitiques [en ligne].
- Berkaoui, H. 2020. « Dans les foyers, les chibanis meurent à huis clos », Bondy blog [en ligne].
- Bernard, T. 2019. « Coconstruire et habiter le foyer. L’habitat en résidence sociale au prisme d’un exemple innovant en cogestion », Rhizome, n° 71, p. 25-33.
- Calandre, N. et Ribert, E. 2010. « Les pratiques alimentaires d’hommes ouest-africains vivant en Île-de-France », Hommes et migrations, n° 1286-1287, p. 162-173.
- Callon, M., Lascoumes, P. et Barthe, Y. 2001. Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris : Éditions du Seuil.
- Daum, C. 1998. Les Associations de Maliens en France. Migration, développement et citoyenneté, Paris : Karthala.
- Donzelot, J. et Epstein, R. 2006. « Démocratie et participation : l’exemple de la rénovation urbaine », Esprit, n° 326, p. 5-34.
- Grysole, A. et Mbodj-Pouye, A. 2017. « Bons, fax et sacs de riz. Tenir et maintenir un circuit économique transnational (France, Sénégal) », Cahiers d’études africaines, n° 225, p. 121-149.
- Guérin L. 2019. « Cohabitation sous contrainte », Plein droit, n° 122, p. 22-25.
- Héranval, P., Thibon, D. et le comité de soutien. 2014. « Un exemple de rénovation non concertée », in M. Bernardot, A. Le Marchand et C. Santana Bucio (dir.), Habitats non ordinaires et espaces-temps de la mobilité, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2014, p. 217-248.
- Lévy-Vroelant, C. 2020. « Les sans-papiers au risque du Covid-19. Entre “protocole compassionnel” et déni de droits », Métropolitiques [en ligne].
- Lévy-Vroelant, C. et Pasquiers, O. 2014. « Accueillir, disent-ils… », Métropolitiques [en ligne]
- Mbodj-Pouye, A. 2016. « “On n’ignore pas la solidarité.” Transformation des foyers de travailleurs migrants et recompositions des liens de cohabitation », Genèses, n° 104, p. 51-72.
- Sedrati-Dinet, C. 2015. « Quand les cantines se font restaurants d’insertion », Actualités sociales hebdomadaires, n° 2924, p. 32-35.