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Quand les pauvres vivent des déchets des riches

Recyclage et inégalités à Buenos Aires

À Buenos Aires, les cartoneros, individus pauvres qui récupèrent les déchets des riches, ont réussi à formaliser leur activité. Simon Joxe explique comment s’est mis en place un système de gestion partagée des déchets entre cartoneros et pouvoirs publics.

Argentine, 28 octobre 2021. Accompagné par des représentants du mouvement cartonero et plus de 10 000 personnes, Juan Cabandié, ministre de l’Environnement, dépose au parlement argentin (Congreso de la Nación Argentina) le projet de « loi d’emballages avec inclusion sociale ».

Ce projet de loi vise à favoriser l’intégration des cartoneros – ces individus pauvres qui fouillent dans les poubelles des quartiers riches pour collecter des déchets recyclables (papier, carton, plastique) et les revendre afin de disposer d’un revenu de survie (Carré 2015) – dans la chaîne de gestion des déchets, en faisant payer les entreprises qui produisent ou distribuent des emballages en Argentine sur le principe du pollueur-payeur. À l’échelle nationale, la récupération des déchets recyclables concerne 150 000 personnes qui ont collecté 2 400 000 tonnes de matériaux en 2020 [1], dont 10 % sont sortis de l’informalité en devenant membre d’une coopérative. Parmi eux, plus d’un tiers (5 500) travaillent pour la ville autonome de Buenos Aires où les organisations de cartoneros ont été capables de faire reconnaître leur activité et de s’imposer dans le service public (Carenzo et Sorroche 2021).

Cette proposition de loi interroge également le rôle des secteurs public, privé et de la société civile dans la gestion des déchets, et plus particulièrement les processus de formalisation des récupérateurs de déchets en Amérique latine. Dans la continuité d’articles qui ont décrit ces processus en cours au Pérou, en Colombie et au Brésil (Durand et De Oliveira Neves 2019 ; Rateau et Tovar 2019), il s’agit ici de proposer un éclairage sur le cas de Buenos Aires, où les coopératives de cartoneros ont contribué à passer d’une coexistence de deux modèles opposés (gestion publique et autogestion informelle) à une gestion partagée des déchets (Durand 2012).

La collecte des déchets, entre gestion publique et autogestion

L’État argentin a entrepris dans les années 1990 des réformes structurelles censées combattre l’inflation et laisser le marché s’autoréguler. Ces réformes ont conduit à une crise aiguë en 2001, qui a plongé des millions d’Argentins dans la grande pauvreté. La pratique de récupération urbaine s’est alors généralisée : une partie de la classe moyenne paupérisée est venue grossir les rangs des cartoneros (Gorbán 2006 ; Perelman et Puricelli 2019).

D’abord concentrée sur les décharges en périphérie de la ville, l’activité de récupération informelle des déchets s’est déplacée progressivement vers le « centre », suite aux fermetures de décharges (Carré 2013). En 2003, certains représentants des cartoneros et des ONG environnementalistes portent des revendications communes auprès du gouvernement de la ville autonome de Buenos Aires (CABA). S’ensuit une ample consultation mêlant entreprises privées, gouvernements urbains et provinciaux, représentants des cartoneros et chercheurs, qui débouche sur le vote d’une loi (n° 992) reconnaissant l’activité des récupérateurs urbains (Carré 2015).

Une vingtaine d’années plus tard, on distingue trois modèles de gestion des déchets (figure 1). Le premier est celui de la gestion publique, dans lequel le gouvernement local de Buenos Aires assure le service, en s’appuyant sur des entreprises privées (1). Celles-ci acheminent les déchets vers le « complexe environnemental » Norte III, situé en périphérie, pour procéder au tri mécano-biologique et à l’enfouissement.

Le deuxième modèle, celui de l’autogestion, a été mis en place par des populations pauvres, qui collectent et revendent les déchets recyclables ou proposent d’évacuer les déchets des populations des bidonvilles qui n’ont pas accès aux services publics (2). Dans le premier cas, ils collectent les déchets recyclables en faisant du porte-à-porte auprès des commerçants et habitants des quartiers riches, ou directement dans les poubelles, et se rémunèrent en revendant les matériaux au marché noir. Dans le second cas, au sein des villas miserias, les bidonvilles où ne passent pas les camions de la municipalité, tout le traitement des déchets repose sur l’autogestion : des récupérateurs assurent l’ensemble de la collecte des déchets (recyclables ou non) en se rémunérant directement auprès des habitants (Carré 2013).

La coexistence de ces deux premiers modèles implique pour la municipalité des investissements dans les infrastructures (centres d’enfouissements, centres de tri mécano-biologique, incinérateurs…). C’est pourquoi, face aux difficultés budgétaires et aux demandes des populations, les villes latino-américaines optent de plus en plus pour des modes « innovants » de gestion partagée (3) (Durand et De Oliveira Neves 2019).

Figure 1. Caractéristiques des modes de gestion des déchets

© S. Joxe, 2019, inspiré de Durand (2012).

Cette gestion partagée est une hybridation des deux premiers modèles. La spécificité du cas de Buenos Aires réside dans le fait que les cartoneros ont formalisé leur activité au sein de coopératives, ce qui leur a permis de prendre en charge la collecte, le tri et la revente des déchets recyclables tout en luttant politiquement pour être reconnus par les pouvoirs publics.

Service public et coopératives de cartoneros : une gestion partagée

Sous la pression des syndicats [2] et des ONG environnementales (comme Greenpeace), le cadre législatif de la gestion des déchets dans la ville de Buenos Aires a évolué. En effet, trois lois (2003, 2006, 2007) ont mis en œuvre la « Gestion intégrée des déchets solides urbains » (GIRSU [3]), dans un processus de reconnaissance institutionnelle des cartoneros, afin d’articuler leur activité avec celle des acteurs publics (Carré 2015).

Après une phase de reconnaissance, la mobilisation des cartoneros de Buenos Aires amène une phase d’intégration, qui transforme leurs conditions de vies et de travail. En 2013, la municipalité signe des contrats de gestion sociale avec les douze coopératives de cartoneros. Elle leur attribue des zones de la ville pour la collecte, des infrastructures pour le traitement (centres de tri – centros verdes) (figure 2) et un soutien logistique pour le transport des matériaux et des personnes (Schamber et Tagliafico 2021).

Figure 2. Zonage des coopératives de cartoneros de la ville de Buenos Aires

© S. Joxe, 2022.

L’organisation en coopérative permet de mutualiser le stockage des déchets recyclables dans les centros verdes obtenus par les représentants des coopératives auprès du gouvernement local. Aussi, la collectivisation de la vente leur permet de négocier directement avec les derniers industriels du recyclage et ainsi d’augmenter le prix de revente. C’est la coopérative qui fixe le revenu variable en fonction de la quantité de déchets collectée par récupérateur. Enfin, les membres des coopératives touchent un revenu fixe financé par la ville de Buenos Aires.

Si les conditions de vie et de travail sont améliorées par l’organisation du travail en coopérative, on peut supposer que tous les cartoneros ne souhaitent pas forcément formaliser leur activité. Par exemple, durant une tournée de collecte, le chauffeur d’un camion de Las Madreselvas, ancien récupérateur informel, évoque sa nostalgie de la pratique de récupération urbaine : « vraiment, la rue et ses trésors me manquent [4] ».

Figure 3. La collecte : cartonero sur l’avenida 9 de Julio, Buenos Aires

© S. Joxe, 2019.

Aujourd’hui, environ 5 500 cartoneros (figure 2) sont membres des coopératives et travaillent donc dans un cadre plus formalisé, bien que cette frange ne représente que la partie émergée du phénomène, qui varie selon la conjoncture économique du pays. Vingt ans après la crise de 2001, un schéma (pauvreté, inflation et dette au FMI) semble se répéter, avec 44 % de personnes vivant sous le seuil de pauvreté en 2021 [5]. D’après un responsable de coopérative [6], il y aurait un retour massif de la récupération informelle alors que le pays replonge dans la crise économique. De plus, comme l’a montré M.-N. Carré (2015), les coopératives ne sont pas un ensemble homogène et il existe des divergences stratégiques et politiques entre les « méga-coopératives » et les « coopératives familiales ».

Concernant les flux traités par les coopératives, l’ensemble des centres de tri (centros verdes) ont reçu 87 175 tonnes en 2018. Ceci équivaut à plus de 8 % des 1,07 million de tonnes que la ville de Buenos Aires a envoyés en centre d’enfouissement. Schamber et Tagliafico (2021) ont montré l’efficacité matérielle des coopératives de cartoneros en comparant ce chiffre de 8 % au pourcentage maximal (11,5 %) que pourrait atteindre un système classique de collecte différenciée d’après les études sur la qualité des déchets de Buenos Aires ; moins la dimension sociale. Ces volumes sont variables d’une coopérative à l’autre, tout comme le nombre de membres et les pratiques de récupération entre des méga-coopératives et des coopératives plus familiales (Carré 2015). Toutefois, au-delà de leur hétérogénéité, les coopératives ont en commun la mise en place du programme des « promotrices de l’environnement ».

Figure 4. La pesée : coopérative Las Madreselvas, centro verde Nunez

© S. Joxe, 2019.

Les cartoneras, promotrices de l’environnement

Durant le processus de formalisation, les coopératives de cartoneros ont réussi à faire reconnaître et financer la sensibilisation des habitants au tri à la source. La pratique informelle de sonner chez les habitants afin de collecter directement leurs déchets recyclables est en effet devenue un dispositif du service public. Sur l’impulsion de Jackie Flores [7], figure du mouvement syndical des cartoneros et des coopératives, la pratique du porte-à-porte est devenue un programme qui propose une alternative à la collecte de rue aux femmes cartoneras [8]. C’est pourquoi, depuis une dizaine d’années, des cartoneras se sont investies dans ce programme financé par la ville de Buenos Aires et le ministère de l’Environnement.

Ces « promotrices de l’environnement » (promotoras ambientales) sont actuellement au nombre de soixante, issues de cinq coopératives différentes. Ce métier, réservé aux femmes ayant pratiqué la récupération informelle, consiste à créer du lien entre les cartoneros et les habitants, gardiens et commerçants. Elles interviennent dans les écoles afin de sensibiliser les élèves au recyclage et au tri à la source. Elles mènent des enquêtes auprès des ménages et commerces pour savoir s’ils font le tri, combien de déchets recyclables ils produisent et s’ils sont déjà en lien avec un cartonero. Ces informations servent à établir des rapports sur les zones de la ville et les types de déchets produits par unité urbaine (habitat collectif, individuel, commerce, bureaux, bâtiments publics…) pour que les coopératives puissent établir « une stratégie ou un message [9] » adapté à ces différentes zones urbaines.

Pour structurer des réseaux stables d’apports de déchets recyclables, lors de leurs tournées, les promotrices de l’environnement passent des accords avec les habitants et les commerces : ils définissent ensemble le jour et l’heure où un cartonero, qui leur a été présenté au préalable, collectera les déchets recyclables. L’action de ces femmes cartoneras conduit ainsi à la reconnaissance du rôle social et écologique des coopératives par la création d’une relation interpersonnelle entre les habitants et les coopératives de cartoneros.

Pour Perelman et Puricelli (2019), qui ont suivi des cartoneros et des promotrices dans le cadre d’un terrain ethnographique de treize années (de 2002 à 2015), ces pratiques quotidiennes tendent vers la production d’un ordre urbain inégalitaire.

Vers un nouveau service public urbain de gestion des déchets ?

L’expérience de Buenos Aires montre qu’une gestion partagée des déchets, en lieu et place d’une opposition entre gestion publique et autogestion, a permis la création d’un nouveau service public urbain qui inclut les coopératives de cartoneros. Ces coopératives, très politisées, ont réussi à mettre en place des programmes de sensibilisation des habitants au tri à la source des déchets afin d’améliorer les conditions de travail des cartoneros.

Au-delà du cas de Buenos Aires, c’est la question de la réplicabilité du modèle qui est posée par ce projet de loi. Comme l’expliquent Carenzo et Sorroche (2021), on peut voir dans le « système de Buenos Aires » non seulement une volonté publique de « formaliser » les pratiques des populations pauvres, mais aussi l’exercice d’une citoyenneté active dans la conception et la gestion d’un service public. La présence des cartoneros dans la gestion d’un service public peut-elle engendrer une « économie circulaire populaire » ? Ce projet de loi, bien qu’ayant reçu un avis favorable dans les commissions « environnement » et « budget » de la Chambre des députés, n’a jamais été traité en séance, et doit donc recommencer le processus parlementaire. S’ils réussissent à la faire voter, la loi sera une étape supplémentaire dans la reconnaissance des représentants des cartoneros comme acteurs majeurs des politiques de gestion des déchets, de protection de l’environnement et de réduction des inégalités.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Simon Joxe, « Quand les pauvres vivent des déchets des riches. Recyclage et inégalités à Buenos Aires », Métropolitiques, 12 décembre 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Quand-les-pauvres-vivent-des-dechets-des-riches.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1865

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