La gestion du secteur de l’électricité en Syrie : un rôle traditionnel de l’État syrien face aux « nouveaux acteurs »
En Syrie, le ministère de l’Électricité [1] réglemente et gère le secteur de l’électricité. Deux établissements publics se partagent les différentes responsabilités : l’Établissement public de la production d’électricité (Public Establishment for Electricity Generation, PEEG [2]) assurant la planification, le développement, l’exploitation et la maintenance des centrales électriques et des réseaux de transmission, et l’Établissement public pour la distribution d’électricité (Public Establishment for the Transmission of Electricity, PETE [3]) ayant des responsabilités similaires pour le réseau de distribution. Cette organisation du secteur, qui peut être qualifiée de traditionnelle, est fondée sur un rôle monopoliste de l’État dans la production et la distribution de l’électricité pour l’ensemble du territoire syrien, urbain comme rural. Dans le contexte actuel de la guerre, cette organisation s’est fragilisée en raison de l’incapacité de l’État à assurer la production et la distribution de l’électricité pour l’ensemble du territoire syrien : Alep, comme d’autres villes syriennes, était touchée par des mesures de rationnement électrique. Les coupures de courant se sont généralisées en 2014, lorsque la centrale thermique d’Alep est tombée entre les mains de l’organisation État islamique, Daech, entraînant son arrêt. Cette centrale, située à 30 km d’Alep (figure 1), constituait la source principale d’alimentation en électricité pour toute l’agglomération alépine [4].
Source : Google Maps ; adaptation par les auteurs.
Face aux coupures généralisées, les particuliers ont trouvé des solutions alternatives en installant des générateurs électriques à l’échelle des bâtiments et des quartiers, ce qui a entraîné le développement du commerce d’abonnements aux générateurs. L’apparition de ces « nouveaux acteurs » de l’électricité constitue pour l’État un défi soulevant plusieurs questions : ce secteur constitue-t-il pour l’État syrien un enjeu majeur de la reconstruction de la ville après la guerre ? Comment peut-il procéder pour répondre aux besoins de consommation qui vont désormais s’exprimer ? Peut-on observer une marginalisation possible ou volontaire du rôle de l’État syrien dans le secteur de l’énergie ?
L’analyse du cas d’Alep permet de mettre en lumière la forte implication des nouveaux acteurs, à l’échelle locale, dans la gestion au quotidien du secteur de l’électricité pour compenser la défaillance du réseau public. Cependant, des actions menées par le gouvernement syrien ont montré la volonté de préserver une présence et une gestion étatique (réalisation d’une nouvelle ligne à haute tension, de 230 kV et de 173 km de long, afin de réalimenter la ville par le courant électrique [5]).
Un problème d’équilibre entre demande et production d’électricité
La production d’électricité en Syrie s’appuie principalement sur 11 centrales électriques à flamme (fioul et gaz), alors que l’hydraulique constitue une source limitée avec seulement trois barrages situés sur l’Euphrate (Tishrin : تشرين ; Al-Thawra : الثورة ; et Al-Baath : البعث). Les centrales électriques à flamme se trouvent majoritairement à l’ouest du pays (figure 1).
Un rapport de la Banque mondiale indique que 99 % de la population syrienne avait accès à l’électricité en 2007. Le secteur résidentiel et le secteur commercial constituaient les catégories les plus importantes, respectivement 47 % et 37 %, de la consommation totale d’électricité en 2007 (World Bank 2009). La demande d’électricité entre 2002 et 2007 a considérablement augmenté, en moyenne de 7,5 % par an – augmentation qui s’explique principalement par la croissance économique que le pays a connue sur la même période. Les tarifs d’électricité sont aussi l’un des facteurs ayant contribué à cette hausse de la demande. En 2009, le tarif d’électricité moyen était de l’ordre de 0,04 $US/kWh. Ce niveau tarifaire de l’électricité était nettement inférieur aux tarifs des pays voisins, tels la Jordanie et le Liban (figure 2), ce qui n’a pas encouragé la mise en place d’une stratégie d’efficacité énergétique. D’autres facteurs peuvent être mentionnés, comme le fait que seulement 75 % de l’électricité livrée était facturée en raison de problèmes techniques (15 %) et non techniques (10 %) tels que les fraudes, les branchements illégaux. De même, l’afflux inattendu de réfugiés irakiens après la guerre d’Irak en 2003 [6] a également contribué à cette hausse de la demande.
Source : World Bank 2009.
La capacité du secteur public à produire de l’électricité n’était pas à la hauteur de la demande. Cette situation a généré un délestage électrique qui a fortement augmenté à partir de 2006 (figure 3). Des mesures de rationnement électrique ont été mises en place, en particulier pendant les périodes de forte consommation (grand froid et forte chaleur).
Source : World Bank 2009
La guerre a considérablement affaibli la capacité de production. Selon le bilan annuel 2015 de l’Établissement public de la production d’électricité (PEEG), la capacité de production électrique de la Syrie en 2015 était de 5 590 mégawatts alors que la puissance possible des centrales syriennes était de 7 994 mégawatts (PEEG 2016). Le bilan du PEEG affiche une capacité de production électrique de « zéro mégawatt » pour trois centrales. Il s’agit de celle d’Alep (حلب), de Zeyzoun (زیزون) et d’Al-Taym (التیم). Quant aux réseaux de distribution, ils ont aussi été impactés par la guerre : 50 % des lignes à haute tension ont été saccagées [7] ainsi que 100 postes de transformateurs électriques (230/66 kV) parmi les 480 répartis sur l’ensemble du pays. La presse a parlé du blackout de quelques heures, survenu le 3 mars 2016 dans toute la Syrie, causé par une panne générale. L’analyse de Sylvy Jaglin concernant les différentes situations d’accès aux services en réseaux dans les villes du Sud (Jaglin 2004) montre une diversité des conjonctures locales et l’existence d’un continuum de conditions transcendant le fait que les ménages soient ou non branchés au réseau. En s’appuyant sur cette analyse, on peut considérer que la majorité des usagers syriens, urbains comme ruraux, sont branchés au réseau de distribution électrique, mais mal desservie.
La gestion de l’électricité à Alep pendant la guerre : une particularité par rapport à d’autres villes syriennes
Les rationnements de l’électricité ont incité les usagers à trouver des solutions alternatives d’appoint grâce à l’installation d’unités individuelles d’alimentation sans interruption (ASI), de batteries pour alimenter des ampoules LED, de groupes électrogènes individuels, etc. Le recours à des solutions alternatives d’appoint concerne Alep comme d’autres villes syriennes (Damas, Lattaquié, etc.). Dans le cas de la ville d’Alep, on constate certaines similitudes avec le développement du marché des abonnements à des générateurs électriques au Liban. En effet, le délestage d’électricité s’est généralisé depuis de nombreuses années sur l’ensemble du territoire libanais (Gabillet 2010). Dans les deux cas, il s’agit d’une réponse à dimension collective pour faire face aux coupures d’électricité tout en proposant une offre complémentaire à celle du secteur public : l’EDL (Électricité du Liban) pour le cas libanais et le PETE pour Alep.
Ce marché récent de l’électricité à Alep repose sur un système d’abonnements hebdomadaires assuré par des particuliers. La contractualisation entre les propriétaires des générateurs et les consommateurs s’effectue sous forme d’un « accord oral ». L’ampère, unité de mesure d’intensité électrique, s’est transformé en unité de facturation des consommateurs. Ainsi, depuis début 2015, les rues et les jardins d’Alep sont occupés par des générateurs de taille importante ayant une intensité de production électrique de 900 à 1 000 ampères. Les abonnés peuvent choisir le nombre d’ampères en fonction de leurs besoins en électricité. Les abonnés aux générateurs électriques interviewés précisent que 3 à 4 ampères sont nécessaires pour couvrir leurs besoins de base en électricité (éclairage en LED, frigidaire, machine à laver et l’unité de pompage d’eau potable pour corriger la basse pression dans le réseau de distribution d’eau).
La mise en place progressive des réseaux parallèles : quelle organisation ?
Aujourd’hui, la ville d’Alep est marquée par le développement de réseaux parallèles d’approvisionnement à partir de générateurs de quartier (figure 4). Ces réseaux parallèles demeurent illégaux et ne sont pas institutionnalisés. Ils sont cependant tolérés car indispensables pour faire face à la crise du service public de l’électricité. Cette organisation informelle s’est développée sous les yeux des agents de l’État et souvent en accord avec eux.
© Abboud Hajjar, 2015.
Les propriétaires de générateurs installent des tableaux secondaires de distribution (figure 5), qui sont raccordés aux générateurs, dans les endroits à fort potentiel de demande électrique (densité résidentielle, présence de commerces). Chaque tableau secondaire (40 à 50 ampères) est capable de fournir l’électricité à plusieurs abonnés. Les propriétaires de générateurs développent leurs réseaux en s’appuyant sur le principe de « l’îlotage » pour assurer une bonne gestion de la distribution électrique dans les quartiers. Ils prennent en charge les coûts nécessaires d’installation et de raccordement des tableaux secondaires au générateur du quartier, alors que les abonnés eux-mêmes financent leur raccordement au tableau de distribution et le disjoncteur permettant de passer d’un type d’approvisionnement à l’autre (figure 6).
Al-Sabil d’Alep
© Abboud Hajjar, 2015.
L’analyse du système de générateurs de quartier à Alep a dévoilé les pratiques de gestion des propriétaires de générateurs permettant un meilleur rendement financier. Chaque propriétaire de générateur effectue un diagnostic « primitif » pour estimer les besoins en électricité par périmètre d’approvisionnement de chaque tableau secondaire de distribution. Il change l’intensité électrique des tableaux secondaires en fonction du nombre d’abonnés par îlot. Ainsi ces réseaux parallèles sont-ils régulés à l’échelle micro-urbaine, celle de l’îlot. Bien que le contexte soit totalement différent, ces pratiques de gestion ont montré des similitudes avec des quartiers intelligents qui se développent dans les villes européennes (diagnostic des besoins en énergie, régulation des réseaux à l’échelle locale).
Source : travail des auteurs.
Les entretiens effectués auprès des abonnés aux générateurs de différents quartiers montrent de nouvelles pratiques d’usage de l’électricité. En effet, courant 2015, les propriétaires de générateurs se sont organisés pour fournir de l’électricité 10 heures par jour. Les familles affirment qu’elles organisent leurs tâches ménagères en fonction de l’arrivée d’électricité, ou de « l’arrivée de l’ampère », appellation couramment utilisée par les Alépins pour désigner l’approvisionnement parallèle des générateurs de quartier.
La gestion des abonnements s’effectue directement par les propriétaires des générateurs ou, dans certains cas, par des intermédiaires qui s’occupent d’un tableau secondaire précis (épiceries, boutiques à cartes téléphoniques prépayées, etc.). Les intermédiaires acceptent d’installer les tableaux électriques dans leur magasin et de collecter les forfaits auprès des abonnés tout en bénéficiant de quelques « ampères gratuits ». Le tarif des abonnements ne dépend pas de la consommation réelle en kilowattheures mais du nombre d’ampères. Les propriétaires des générateurs vendent « l’ampère » à 1 000 livres syriennes (environ 2 US$ en 2016) par semaine et pour 10 heures d’approvisionnement par jour. Le prix de l’ampère est basé principalement sur le prix de fioul sur le marché.
Un approvisionnement local en électricité marqué par la corruption et les inégalités
Le commerce d’abonnement aux générateurs électriques à Alep reste informel et non institutionnalisé, même s’il est toléré. Un conseil exécutif, présidé par le gouverneur d’Alep, s’est déroulé le 30 octobre 2014 en la présence des propriétaires des générateurs d’Alep. Un accord a été adopté, à l’issue de ce conseil, pour proposer un tarif unique de l’ampère à 750 livres syriennes (environ 1,5 US$) par semaine et pour 10 heures d’approvisionnement par jour. Ainsi, les autorités locales se sont engagées à fournir le fioul nécessaire pour le fonctionnement des générateurs à prix avantageux, puisqu’il s’agit du tarif officiel, alors que les tarifs des carburants ont considérablement augmenté avec l’apparition d’un marché parallèle qui s’est développé en raison de la pénurie du fioul. Mais cet accord n’a pas été respecté par les propriétaires des générateurs, qui justifient les hausses de tarif par le manque de fioul fourni par les autorités locales pour assurer le fonctionnement des générateurs électriques.
La population alépine a réclamé une intervention forte et transparente des services de l’État dans la gestion de la crise du secteur de l’électricité à Alep (Biessy 2014). Plusieurs abonnés ont évoqué l’absence de contrôle, qui incite les propriétaires de générateurs à abuser de cette situation propice à la corruption. La hausse dramatique des prix de l’ampère avait généré une exclusion de certaines catégories de la population de l’électricité, et des inégalités en termes d’accès. Dans certains quartiers à haut revenus, situés dans la partie ouest de la ville, le nombre d’ampères en moyenne par abonnement est plus important que dans les quartiers à moyens revenus. Dans ce contexte, les familles à faibles revenus dénoncent une « discrimination qui contribue à renforcer les inégalités sociales » [8].
Le secteur de l’électricité post-guerre en ville : quelle logique d’intervention ?
Après avoir intensifié fin novembre – avec l’appui de ses alliés – son offensive militaire sur Alep‑Est, l’armée arabe syrienne a annoncé, dans un communiqué diffusé sur la chaîne nationale le 22 décembre 2016, la reprise totale de la ville. La destruction du secteur public de l’électricité est l’une des conséquences de cette guerre urbaine.
Privés d’électricité pendant la guerre, les Alépins ont commencé depuis mai 2017 à bénéficier des retombées du projet. Le courant électrique est partiellement rétabli à Alep, entre deux et quatre heures par jour. Cette situation ne permet pas encore de mettre fin au marché des générateurs de quartier. En revanche, l’État syrien est conscient de l’importance du secteur de l’électricité. L’intervention rapide des autorités syriennes pour rétablir le courant électrique à Alep reflète une volonté de redresser ce secteur le plus tôt possible.
Toutes les actions menées par le gouvernement syrien montrent que la perspective de la privatisation du secteur n’est pas envisagée par la classe politique. Cela rassure la population alépine qui réclame une intervention étatique dans la gestion de la crise de l’électricité. Mais le poids de certains de ces nouveaux acteurs locaux de la fourniture en électricité dans la gestion de cette crise reste à prendre en considération. L’exemple libanais montre comment le marché des générateurs privés a survécu, y compris après la fin de la guerre civile. Ce marché profite de l’absence de solutions qui rend le secteur public inefficace.
En Syrie, le contexte est différent. Certes, les propriétaires des générateurs essaient de maintenir un marché permettant de réaliser des profits importants à court terme. Mais le gouvernement souhaite protéger à tout prix sa situation de monopole dans le secteur de l’électricité. Cependant, cette divergence d’intérêts peut générer des tensions urbaines à venir. Le secteur est actuellement très rentable, mais l’occupation de l’espace public par des solutions alternatives en matière de fourniture d’électricité ne peut pas durer. La reconstruction et l’aménagement de la future Alep devraient pouvoir s’appuyer sur un réseau fiable et une production électrique centralisée probablement moins polluante.
Bibliographie
- Biessy, A. 2014. « Entretien avec le député syrien Pierre Merjaneh : “Il y a un plan derrière l’installation au pouvoir de l’État islamique” », La Nouvelle Gazette française, 28 octobre.
- Gabillet, P. 2010. « Le commerce des abonnements aux générateurs électriques au Liban. Des modes de régulation locaux diversifiés », Géocarrefour, vol. 85, n° 2, p. 153‑163.
- Jaglin, S. 2004. « Être branché ou pas. Les entre-deux des villes du Sud », Flux, vol. 56‑57, n° 2, p. 4‑12.
- Public Establishment for Electricity Generation (PEEG – Établissement public de la production d’électricité). 2016. Rapport statistique annuel 2015 [en arabe].
- World Bank. 2009. Syrian Arab Republic, Electricity Sector Strategy Note, rapport n° 49923‑SY.