Au sortir de la guerre, la nécessité de constructions, la croissance rapide ont favorisé la mise en place d’un cadre très réglementé pour gérer et agrandir les villes. Le premier choc pétrolier et le ralentissement de la croissance ont conduit à réinvestir les villes et à repenser leur développement. Les années 1980 ont ainsi vu fleurir les « projets urbains » portés par la multiplication des zones d’aménagement concerté (ZAC) – un cadre réglementaire né pour faciliter et canaliser les opérations d’aménagement et la construction.
Il aura fallu attendre les années 2000 pour disposer d’un cadre législatif qui ouvre la planification urbaine vers les choix de société. Avec la loi SRU (loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains) et les lois successives Grenelle et ALUR (loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové), le législateur oblige à réfléchir aux projets urbains à partir des questions de société et d’environnement et non plus à partir des seules problématiques d’aménagement : ce n’est plus à la société de s’adapter à la ville, la ville doit aussi faire sa part du chemin… Suivant cette ambition, certaines opérations tentent aujourd’hui d’aller plus loin et ouvrent la porte à un urbanisme de processus pensé en interaction avec tous les acteurs de la cité. En parallèle, la ville s’ouvre à la complexité, à la richesse de la diversité, à la mutabilité, proposant un avenir construit à partir de ce qui est déjà là, le stock actif, en le stimulant plutôt qu’en le reconstruisant.
Bon gré, mal gré, les préoccupations croissantes en matière d’environnement, le besoin d’intégrer les nouveaux usages, territoriaux comme digitaux, la nécessité d’un urbanisme plus respectueux des habitants, installent une situation inédite et imposent de renouveler les cadres d’évolution et de gestion de la ville.
Les illusions perdues de la loi SRU ?
Le passage généralisé du « plan » aux « projets » traduisait deux évolutions. Il soulignait d’une part que l’avenir était devenu moins maîtrisable par la technique humaine qu’on ne l’imaginait au sortir de la seconde guerre mondiale, quand le droit et les techniques de l’urbanisme se sont consolidés : un plan a vocation à se dérouler inexorablement ; un projet est prêt à s’adapter à des imprévus. Il reconnaissait, d’autre part, la montée en puissance des collectivités locales, des investisseurs privés et des citoyens dans les questions urbaines et assumait une approche plus décentralisée de l’aménagement : dans un plan, chacun a une place et un rôle bien définis où la solidité et la permanence de l’État garantissent que le but sera atteint ; un projet est plus une affaire collective associant différents partenaires publics et des partenaires privés où l’objectif tient lieu de ciment. Le plan est une affaire de gouvernement ; le projet est un des éléments de la bonne gouvernance.
Ce changement aurait pu se traduire par une approche plus politique des questions urbaines. Symboliquement, la loi SRU du 13 décembre 2000 porte cette ambition dans les textes réglementaires. Poser le projet d’aménagement et de développement durables (PADD) comme pierre de touche du plan local d’urbanisme, c’était tenter d’imposer une discussion sur les enjeux politiques en amont des questions techniques (PLU, PLH [1], PDU [2], etc.).
Dans les faits, la transition a été plus difficile, et si la loi a eu quelques effets ponctuels (tant sur la conduite des projets que sur les méthodes de travail des équipes), ce ne fut que bien plus tard et à la marge. Les grands projets emblématiques de ce début de siècle sont restés inscrits dans des logiques de « plans guides » assez rigides avec une approche séquentielle et sectorisée de l’urbanisme. En définitive, les métiers de l’ingénierie ont changé de commanditaire, sans changer de pratiques.
Deux des objectifs principaux qui inspiraient le législateur en 2000 ont ainsi été progressivement dissous.
Le premier concerne les façons de travailler des urbanistes. Toute l’expertise administrative et privée s’est organisée pour produire les schémas demandés par les lois avant de les traduire (parfois) en opérations. Le fonctionnement interne en silos cloisonnés, un temps bousculé, s’est reconstitué de plus belle à mesure que chaque document d’urbanisme a engendré une expertise dédiée toujours plus forte et qui peine à s’ouvrir aux approches politiques, aux sciences humaines ou aux habitants. L’ensemble de l’ingénierie et des services dédiés au développement urbain travaille désormais autour de « projets ». Mais on travaille rarement « en mode projet », c’est à dire en équipes interdisciplinaires organisées de manière ad hoc pour accomplir le projet en question. Le « silo », le travail service par service, reste la règle.
La question citoyenne
Le second objectif qui s’est peu à peu perdu concerne l’esprit qui devait animer ces PADD, plus politique que technique, en prise directe sur les habitants et leur sensibilité. Cette ambition a été très vite avalé par les technostructures diverses et variées. La mainmise de la technique sur le politique, que le PADD ambitionnait d’inverser, s’est encore renforcée, le projet politique disparaissant progressivement sous la multiplication des couches techniques. La technicisation de la « participation citoyenne » en est le symbole absolu : le dialogue avec les habitants et usagers d’un territoire est normalement l’espace du politique. Las, des conseils de quartier aux grands débats d’aménagement en passant par les enquêtes publiques, le champ s’est organisé pour transformer tout débat politique en débat d’experts, laissant face à face les experts des services (de l’État, de la collectivité, des aménageurs) et les experts des associations (de riverains, des réseaux nationaux), parfois arbitrés par des experts indépendants (universitaires et anciens hauts fonctionnaires)… les élus des territoires concernés étant réduits à compter les points. Tous les domaines de l’intervention urbaine sont ainsi concernés et le développement des intercommunalités a renforcé encore cette tendance, isolant plus encore les élus et les appareils politiques dans un tête-à-tête avec les services.
La nécessité ressentie par les élus de maîtriser toutes les dimensions techniques de chaque proposition, dans des détails de plus en plus fins, avant même d’aller débattre de leurs projets devant les habitants a accentué encore ce tropisme. D’une certaine manière, on les comprend : la nature, très technique, des sujets mis au débat public et les dispositifs, très procéduriers, qui se sont peu à peu installés donnent mécaniquement une prime aux seuls habitants férus d’expertises ou de droit administratif. La ville est devenue encore plus une affaire d’urbanistes plus que de citoyens.
Les aménageurs, même les promoteurs, commencent à souligner l’intérêt d’associer largement les habitants tout en amont des projets : comme la colombe de Kant a besoin de la résistance de l’air pour voler, les projets urbains sont mieux réussis quand ils ont pu s’appuyer sur une discussion ouverte avec les habitants et usagers.
La ville change, les modes d’intervention aussi doivent changer
Ce paysage évolue aujourd’hui très rapidement. Une approche plus « ouverte » de la construction des villes s’affirme qui oblige à repenser les rôles de chacun et bouscule en profondeur les métiers de l’ingénierie urbaine. Loin d’apporter des réponses, les articles de ce dossier ouvrent des questionnements qui appellent réactions et expérimentations sur le terrain !
- « “On est prisonniers de la technique” », Jean‑René Etchegaray
- « Et si l’ingénierie urbaine se posait plus de questions ? », Antoine Valbon
- « Pour une approche ouverte des projets urbains », Dominique Alba, Christian Brunner et Frédéric Gilli
- « Comment réenchanter la planification territoriale en France ? », Benoît Dugua