De Saint-Denis à Noisy-le-Sec, le tramway T1 transporte aujourd’hui 200 000 personnes par jour. Il offre une précieuse liaison tangentielle dans un univers de mobilités structuré en étoile autour de Paris. Cette infrastructure, dont les aménagements ont été dessinés par Paul Chemetov, a façonné le paysage de la Seine-Saint-Denis. Trente ans après sa mise en service, le prolongement du T1 jusqu’à Val de Fontenay ouvre un nouveau cycle de réflexions sur la constitution de la ville autour des infrastructures de transports.
Ce prolongement du réseau ferré est spectaculaire à plusieurs titres. Avec le coteau du plateau d’Avron entre Noisy-le-Sec et Romainville et la « côte du Nord » à Montreuil, il franchit une topographie contraignante. Ces deux ascensions constituent des prouesses techniques, d’autant qu’elles doivent se frayer un chemin dans des tissus urbains existants, à travers des rues peu larges. Par ailleurs, un nouveau pont reconfigure le franchissement de l’autoroute A3 dont la construction, à partir de 1969, est venue sectionner des parties de villes. Le tramway traversera également les Murs à pêches [1] et reliera plusieurs grands parcs rassemblés autour du Grand Chemin [2]. Indubitablement, ce tracé donnera une adresse et une visibilité nouvelle aux grands éléments paysagers de l’Est parisien.
Source : Ville Ouverte.
Une nouvelle géographie et des nouvelles pratiques urbaines se construisent. Dans cette magistrale recomposition, le passage du tramway ouvre une question d’urbanisme : comment faire muter la ville autour de ce nouvel équipement de transport ? Comment et à quelles fins mobiliser le foncier dont la valeur est considérablement renchérie par la desserte nouvelle ? Quel paysage composer et présenter à des usagers habitués à une ville fragmentée, ayant trop longtemps subi l’absence de continuité et de confort de l’espace public ? Ville Ouverte [3] travaille depuis 2021 aux côtés des paysagistes Coloco, des écologues d’Urban-éco, des experts en programmation économique Créaspace et des experts en mobilité RRA, pour établir le plan-guide des abords du tramway T1 sur les communes de Noisy-le-Sec, Romainville et Montreuil. Dès le stade de l’appel d’offres, nous appelions à « planter d’abord, bâtir parfois ». Il nous apparaissait en effet que dans un territoire postindustriel, marqué par les infrastructures, on ne pouvait procéder en urbanisme comme à l’habitude. Malgré les défis du bilan d’opération [4], il fallait s’imposer comme méthode de dessiner avant tout la trame végétale, la continuité des cheminements et des liens. Pour ce plan-guide, nous avons d’abord choisi les lieux à sanctuariser pour la plantation avant d’identifier les fonciers constructibles : les espaces verts ne sont plus considérés comme la résultante des surfaces constructibles, mais comme la trame majeure au sein de laquelle le bâti s’insère – lorsque cela est opportun.
Un sol nouveau
À Romainville et à Montreuil, au sud de l’A3, un sol nouveau a été regagné sur une ancienne autoroute. Le comblement de ponts et la démolition de superstructures ont libéré 5,24 hectares. C’est une surface considérable, traversée par le futur tramway, reconstituée au niveau altimétrique du sol d’origine et au contact de tissus différents (grands ensembles, quartiers pavillonnaires, zones d’activités). L’articulation à trouver entre des quartiers autrefois séparés par l’autoroute, la destination affectée à des sols reconstruits (terres apportées pour combler une tranchée d’autoroute) dans un contexte métropolitain de rareté foncière, constituent autant de défis particuliers qui permettent de démontrer au mieux comment notre conviction de départ a pu se traduire en projet.
Nous avons considéré que le comblement d’une autoroute urbaine n’offrait pas d’abord une opportunité pour construire, mais une occasion unique de planter. Sur le passage du tramway, la place des végétaux est devenue une priorité, en préservant et confortant les espaces verts existants, en replantant les arbres abattus pour le passage du tramway, en maintenant des surfaces de pleine terre, en privilégiant des enchaînements d’espaces libres continus pour la faune et la flore, et en construisant de nouveaux espaces verts associés au Grand Chemin.
Plusieurs figures d’espaces plantés sont installées comme socle du plan-guide : le cordon vert, les jardins publics, les espaces verts de quartier, un chapelet d’espaces publics plantés. Ces différentes figures sont complétées par une suite de parvis, parfois plantés, parfois minéraux, qui permettent l’adresse des différents équipements du territoire sur le tracé du tramway : marchés, médiathèque, cinéma, piscine, grands parcs, collège, polarité commerciale… Ces aménagements accompagnent l’identification et le renforcement des centralités communales, pour qu’elles soient accessibles à tous les habitants d’Est Ensemble [5], dans une logique de complémentarité. Les parvis sont envisagés comme des îlots de fraîcheur avec des matériaux aussi perméables que possible. Ils sont largement plantés à moins qu’il ne s’agisse de favoriser certains usages ou de libérer des vues sur un espace ou un bâtiment remarquable. Ils séquencent le parcours et marquent le paysage, constituant autant de seuils sur le passage du tramway.
Source : Ville Ouverte.
Un sol continu
Le projet s’est appuyé sur l’opportunité du tramway, qui est une infrastructure linéaire continue, pour enfiler dans son sillon une infrastructure végétale. Cette posture s’assume comme pragmatique et opportuniste. L’espace créé par le tramway, qui éventre parfois le tissu urbain, est doublé d’une trame végétale qui complète les prémices de végétalisation apportés par les arbres du tramway. Un linéaire continu de cinq mètres de large minimum suit le parcours du tramway sur l’ensemble de son tracé. Ce choix relève d’une double logique d’efficacité : opérationnelle et écologique. L’épaisseur plantée devient la marque du tramway et assure une continuité écologique. Ce linéaire identifie le nouveau mode de transport et marque l’effet de son action : le passage du tramway sème de l’espace public et non seulement du développement immobilier. Il est une épaisseur minimale qui s’élargit et accueille des fonctions dès que cela est possible : il devient square, jeux pour enfants, potager, espace sportif de plein air, à la faveur d’une plus grande largeur de la trame ou entre des programmes immobiliers.
Enfin, ce linéaire continu marque avec clarté un itinéraire de modes doux le long du tramway. L’offre de mobilité est apportée par le tramway lui-même, mais aussi par l’inscription dans le paysage de grandes traversées qui peuvent s’emprunter dans des conditions de confort et de sécurité susceptibles d’encourager les déplacements doux. À Romainville, à la station Libre Pensée, un parc d’environ deux hectares est constitué en vis-à-vis de deux écoles et en continuité d’un terrain de tir à l’arc ; à Montreuil, à proximité de la station route de Romainville, en lien avec les îlots coupés par l’autoroute, un jardin se déploie le long du tramway ; à la station Aristide Briand, le prolongement d’espaces verts jusque-là fragmentés, de part et d’autre de l’ancienne autoroute, permet d’investir le vallon, de laisser l’eau ruisseler et s’infiltrer, et de rafraîchir la ville. Cette trame d’espaces verts souligne la géographie du plateau et propose un cheminement transversal au tramway. Ainsi, certains arrêts de tramway sont identifiés comme des accès aux espaces verts structurants du territoire : Carrefour de la Vierge, Place Carnot, Libre Pensée, Aristide Briand, Rue de Rosny, Théophile Sueur. Autant que possible, ils s’appuient sur des structures végétales existantes et les amplifient. La posture pragmatique qui consiste à toujours prendre au sérieux ce qui existe déjà devient une tactique au service de notre ambition de planter.
Un urbanisme ouvert
Notre volonté de « planter d’abord » a entraîné un choix formel de composition urbaine qu’il a fallu défendre : refuser la logique de front urbain le long du tramway. Cette décision s’appuyait sur une lecture des tissus existants, à la fois dans leur morphologie et dans leurs usages. Nous accordons en effet une valeur au caractère hétérogène et discontinu des quartiers de première couronne, souvent lotis [6], investis par l’industrie ou les équipements, rarement aménagés. Nous ne cherchons pas à transformer cet état de fait, mais à soutenir et améliorer les situations existantes par une forte stratégie d’espace public et un opportunisme dans le développement des constructions, qui viennent compléter à leur tour le puzzle faubourien.
Les emplacements proposés pour construire correspondent aux besoins exprimés par les communes pour des équipements, ainsi qu’à la nécessité de construire des logements pour continuer d’assurer un parcours résidentiel aux habitants d’Est Ensemble. Des espaces pour les activités économiques sont identifiés. Par endroits, les conditions d’un voisinage avec des logements sont organisées, à d’autres des îlots exclusivement économiques sont réservés, ouverts sur la ville grâce à des rez-de-chaussée commerciaux (restauration). Partout, les choix de programmes répondent à des enjeux de couture entre des quartiers coupés par l’ancienne autoroute. Enfin, la constructibilité raisonnée sur les terrains qui s’y prêtent contribue à financer les travaux d’espaces verts et d’espaces publics dont nous proposons qu’ils accompagnent l’arrivée du tramway de manière prioritaire et significative. Bâtir sur ce sol nouveau nous semble acceptable grâce à la méthode de choix des sites constructibles et à l’aboutissement des débats sur les morphologies acceptables. Certains sites se prêtent à des gabarits plus importants qu’ailleurs (rez-de-chaussée + 6 étages), compte tenu du dégagement alentour ou du voisinage de pièces urbaines importantes. D’autres quartiers plus résidentiels accueillent des îlots d’habitat intermédiaire qui voisinent avec des pavillons (rez-de-chaussée + 2 ou 3 étages).
Prendre la concertation au sérieux, inverser les termes du projet urbain
« Planter d’abord » ne revient pas à refuser de construire mais à poser les conditions dans lesquelles construire là où nous l’envisageons est acceptable. Or, décider de ce qui est socialement acceptable ne se fait pas en chambre. La démarche de travail a été participative de bout en bout. Ouverte par une marche participative d’une journée en février 2021, elle s’est clôturée plusieurs dizaines de réunions plus tard en mars 2023. Le plan-guide et sa traduction réglementaire constituent une production collective, issue du diagnostic partagé, des ateliers de travail avec les habitants, élus et partenaires, ainsi que de l’avis professionnel de notre équipe.
La priorisation des enjeux de végétalisation s’explique par le contexte urbain spécifique de cette partie de la Seine-Saint-Denis. Dans des sites où les habitants en place perçoivent un « trop plein », les conditions d’aménagement et d’équipement ne sont pas réunies pour pouvoir accueillir de nouveaux habitants. Alors que les logiques d’aménagement consistaient jusqu’ici à construire pour financer les espaces publics, il faut ici inverser la logique. Nous proposons non pas de renvoyer dos à dos planter et bâtir dans un dualisme moralisateur, mais de souligner le caractère essentiel de planter afin de pouvoir bâtir. Dans une ville où le tramway peut se présenter comme la colonne vertébrale de nos modes de vie, la trame végétale n’est pas le décor de la ville, mais la matrice qui permet à nos quartiers d’inspirer et d’expirer.
Pour en savoir plus
https://www.est-ensemble.fr/etudeT1.