Vous êtes le fondateur en Italie de ce que vous appelez vous-même l’école territorialiste. Pouvez-vous revenir sur le sens que vous donnez à ce terme ?
Il s’inscrit d’abord dans une critique de notre société du néolibéralisme global ; l’urbanisation actuelle est un processus qui déterritorialise le monde dans des méga-villes, des méga-régions, des métropoles où les habitants n’ont plus aucun lien avec la terre d’origine, ne produisent plus de nourriture et qu’il faut nourrir artificiellement. La nature a été reléguée, les relations culturelles et environnementales avec les lieux ont été rompues, le territoire réduit à une surface d’appui technique au système économique et à la compétition.
À l’encontre de ce modèle, nous « Territorialistes » considérons le territoire comme un milieu : précisément un milieu vivant dans lequel la nature n’est pas soumise à la domination de l’homme mais pensée dans une relation de coévolution féconde avec les activités humaines. Le territoire est alors pour nous un néo-écosystème dynamique, qui se comprend et qui se fabrique dans la longue durée ; un produit collectif, issu de rapports sociaux complexes, qui amènent à la construction d’un paysage, à des formes de savoirs et à des règles de reproduction. C’est ce que montrent par exemple les paysages historiques de collines terrassées, qui mettent en relation des qualités physiques, productives, sociales, culturelles, et qui doivent être entretenues comme des êtres vivants ; une colline terrassée qu’on abandonne meurt : les plantes pionnières reviennent et s’amorce un processus hydrogéologique de transformation, où le territoire redevient nature sur le long terme.
La vie dans la longue durée est donc pour nous la source de la qualité de l’environnement de l’homme ; traiter le territoire comme un être vivant dérivant de ce long processus entre l’homme et la nature et reconstruire les territoires sur la base de ces relations et des règles de reproduction est ce qui fonde notre approche.
Dans ce sens, parler de patrimoine territorial nous semble aussi très important. Cela permet d’insister sur plusieurs dimensions constitutives du territoire : sur le rôle des processus historiques de formation du paysage aussi bien que sur la combinaison entre nature et culture – contenue dans la définition que le Conseil de l’Europe et l’UNESCO donnent du patrimoine. La notion de patrimoine territorial fait aussi directement référence à Françoise Choay, pour qui le patrimoine territorial représente un ensemble de ressources vues sur le long terme et par ceux qui en sont dépositaires : ressources du milieu ambiant, du milieu socio-culturel, de la ville, des infrastructures, des cultures agroforestières…
Vous parlez aussi de biens communs territoriaux, c’est d’ailleurs là que s’amorce le lien entre votre approche et les communs. Pourriez-vous préciser cette notion ?
La notion de biens communs territoriaux comprend des aspects immatériels (des savoirs environnementaux, des modèles socio-culturels locaux, des milieux socio-économiques…) et des aspects matériels (des paysages urbains et ruraux, des infrastructures, etc.) ; elle renvoie plus particulièrement à la question des ressources et de la valeur d’usage. Le terme de ressource sous-entend l’usage, car une ressource n’existe que si on l’utilise. En tant que ressource, ou ensemble de ressources, le patrimoine territorial possède ainsi une valeur d’usage. Mais il ne se réduit pas à cette valeur d’usage : ce qui fait d’un territoire un patrimoine tient aussi à ce que j’appelle sa valeur d’existence pour les générations futures. Dans la notion de patrimoine territorial, valeur d’usage et valeur d’existence sont deux aspects à la fois différents et mêlés : la valeur d’usage collectif doit être liée à sa valeur d’existence pour les générations futures, c’est ce qui donne la possibilité de mettre en commun le patrimoine territorial.
Nous retrouvons ici l’idée que le patrimoine territorial est à la fois un héritage vivant et un patrimoine commun par excellence. La spécificité du territoire comme bien commun tient à son caractère vivant, et s’oppose à l’utilisation du patrimoine dans le sens d’une appropriation privée, ce qui est souvent le cas aujourd’hui.
Vous pensez donc que le territoire et le patrimoine sont aujourd’hui réappropriés au détriment du commun. Quelle alternative proposez-vous ?
Mettre en valeur le patrimoine territorial est pour nous la condition d’un développement local auto-soutenable. De manière générale, nous sommes dans un modèle dominant où l’action privée, et même celle de l’État, tuent la caractéristique d’écosystème du territoire, en le réduisant à une plate-forme inanimée sur laquelle on applique des objets, des infrastructures, etc., en fonction de logiques sectorielles qui ne tiennent pas compte de la vie du territoire sur le long terme.
Dans ce sens, même le développement durable, qui est devenu une pensée commune dans tous les discours et toutes les administrations, maintient certaines ambiguïtés : le plus souvent, ce que les habitants d’un territoire doivent produire et faire est décidé en amont, à l’échelle globale, et c’est seulement a posteriori que l’on cherche à rendre cette production soutenable.
Chez les Territorialistes italiens, nous défendons au contraire un développement local auto-soutenable, c’est-à-dire un mode de développement qui n’a pas besoin de soutien extérieur et qui, de ce fait, réduit l’empreinte écologique en même temps qu’il construit les conditions d’un monde égalitaire et solidaire, fédératif. L’autonomisation de la vie d’une communauté locale et de ses capacités de production est pour nous la seule qui puisse surpasser la compétition globale et l’exploitation des ressources du monde.
Associer le préfixe « auto » au terme « soutenable » est donc un moyen de souligner le rôle actif que doivent jouer les habitants-producteurs d’une communauté dans le développement du territoire et la production d’un commun ; c’est en mettant en commun des éléments du patrimoine territorial que la population elle-même peut agir pour l’auto-soutenabilité du développement.
Quels liens ou affinités entretenez-vous plus largement avec la pensée des communs ?
Je partage notamment avec Christian Laval l’idée qu’il ne s’agit pas simplement de dire le commun mais le pratiquer : en un mot, « mettre en commun » (en référence à l’anglais « commoning »). Et ce concept ne peut pas être mis en pratique sans un processus de réappropriation des habitants, de développement de leur capacité à décider quoi produire et quoi consommer.
Je suis un universitaire qui a toujours cherché à inscrire la pensée politique au sein de l’université. Ma vie a été un continuel aller-retour entre l’université et la pratique. Pour moi, les avancées théoriques se construisent à partir d’hypothèses mises à l’épreuve dans la pratique, par l’expérimentation avec les collectifs d’un territoire. J’ai toujours cherché à créer ce lien.
Une des premières initiatives que j’ai menée avec des étudiants a concerné les luttes ouvrières des années 1970. Nous avions fondé le groupe « ville usine » pour étudier les rapports que la condition ouvrière créait entre la ville, la métropole et l’usine. Cette période nous a permis de mettre en évidence un usage ouvrier du territoire qui contrastait avec l’usage capitalistique en prenant la forme d’une auto-organisation collective. Cette auto-organisation mettait en relation l’usine et le territoire, sur la base d’un double processus pratique : de résistance et de lutte dans l’usine, mais aussi d’appropriation de l’habitat et de services. Montrer les liens entre usine et territoire amenait aussi à une conscience commune, liée au rapport au travail à l’intérieur de l’usine aussi bien qu’à la question de la reproduction de la force de travail sur le territoire.
Il faut dire aussi que nous venons en Italie d’une culture qui a pratiqué l’auto-organisation, l’autogouvernement, à partir de la participation et de la conscience collective de la ville. L’histoire des villes médiévales, des villes-État, des villes autonomes, dont le statut incorpore les arts, les métiers et les quartiers, nous donne une expérience considérable. C’est la même personne, en tant qu’habitant (des quartiers) et producteur (au sein des corporations d’arts et métiers), qui construit le statut collectif de la ville. Cette pratique d’autonomie a été très importante, dans des petites et grandes villes comme Florence, Sienne, Gubbio, Gênes, Bologne, Venise.
Je partage aussi la nécessité de constituer des formes nouvelles de vie, d’identités et de sociétés locales, aujourd’hui fragmentées par des niveaux de décision toujours plus éloignés de la vie quotidienne. Cela passe pour moi par la construction de formes d’autonomisation de l’État et du marché. J’ai beaucoup d’exemples en Italie, où il existe une grande distance entre la politique institutionnelle et, au niveau local, une forte auto-organisation sociale.
Les alternatives passent donc pour vous nécessairement par le local ?
Même si le risque reste la fragmentation et la décision venue d’en haut, l’échelle fondatrice est pour moi celle du local, sans laquelle on ne peut pas réorganiser et construire la société de la proximité, que l’on pense à André Gorz, à la notion de covivialité pour Illich, ou à celle de contact pour Françoise Choay). Ce n’est pas pour rien que Platon disait qu’une ville ne devait pas dépasser 5 000 habitants, il pensait au dimensionnement de la ville à partir du problème de sa gouvernance démocratique.
Mais parce que les problèmes sont insolubles à une seule échelle, il est nécessaire d’inventer des outils de participation à différents niveaux. C’est ce que nous avons expérimenté dans les nombreux projets de contrats de rivière, d’écomusées ou de parcs agricoles que nous avons développés. Par exemple, pour le plan paysager de la région des Pouilles en 2007-2010, nous avons réalisé avec les habitants, artistes et historiens locaux des cartes de communautés qui mettent en valeur tout le savoir du territoire, tout ce que les habitants voient comme valeur d’existence du patrimoine territorial : les éléments symboliques, les activités humaines, la nature, les formes d’agriculture. Cette première étape de « conscience du lieu » est la condition pour que les habitants prennent conscience de leur propre patrimoine et des possibilités d’action de l’administration. Nous avons aussi créé au niveau régional des groupes de travail avec les producteurs du paysage – agriculteurs, associations d’industriels, de commerces, de tourisme –, qui se sont organisés pour trouver des convergences pour la valorisation du patrimoine. Nous avons fait des conférences locales mettant en lien les administrateurs, la population, les associations. Nous avons institué des projets expérimentaux sur les problèmes spécifiques à l’échelle d’une petite région ; nous avons fait un site web sur lequel la population pouvait organiser ses doléances et même les bonnes pratiques de sauvegarde du territoire.
Vous employez vous aussi, comme Christian Laval, le terme d’autogouvernement. Quelle différence faites-vous entre autogouvernement et participation ?
Le problème de la participation est qu’elle relève souvent d’une sorte de revendication des habitants vers l’institution, dont le processus se conclut par un cahier de doléances à la municipalité ou la région. C’est-à-dire qu’à travers la participation, on reconnaît encore que les choses doivent être faites par quelqu’un d’autre : l’État et ses représentants. Le processus vers l’autogouvernement ne demande plus rien à personne, il relève de l’auto-organisation et de la prise de conscience de cette auto-organisation.
C’est cette étape que nous sommes en train d’expérimenter, pour le contrat de fleuve de l’Arno en Toscane, un parc agricole multifonctionnel où nous, collectif universitaire, travaillons avec trois municipalités de la rive gauche de l’Arno, Florence, Scandicci et Lastra a Signa. Le processus est le suivant. Nous partons d’un fleuve pollué, avec des risques hydrologiques, qui n’est plus utilisé comme source de vie mais fait seulement l’objet de politiques de réduction du risque. Nous partons d’une agriculture à côté du fleuve, que l’avancée de la ville a rendu résiduelle et sans valeur. D’une urbanisation privée d’espaces publics, de beautés, de créations collectives. Ça c’est le point de départ, à partir duquel nous cherchons à refonder un pacte de rivière « par le bas », un manifeste pour l’Arno.
Une loi Toscane, qui finance la structuration de la participation des habitants, nous a permis de proposer un processus de gestion collective pour définir, de manière partagée, de nouvelles règles d’usage du patrimoine territorial. L’objectif est de donner un statut au lieu et de fonder un acte constitutionnel de territoire, en référence au statut médiéval de la ville dans lequel les habitants se reconnaissent dans des objectifs d’organisation de la vie, du paysage, du travail, etc. Les acteurs de ce processus, c’est important, sont nombreux : des représentants des trois municipalités, des agriculteurs en place ou avec des projets d’installation, des coopératives sociales, des écoles (enseignants, parents, élèves, cantines), les institutions publiques et privées de l’environnement, des associations du tiers-secteur, les agences touristiques, des représentants du commerce, les hôpitaux, la prison qui joue un rôle local important à travers des pratiques d’insertion par l’agriculture… À partir de cette situation très complexe, le défi est de parvenir à un pacte entre tous les acteurs reconnaissant le patrimoine commun et la valeur du projet. Les acteurs ont des objectifs sectoriels différents, mais chacun a trouvé un intérêt à participer au projet collectif de réorganisation de ce territoire détruit ; lors des tables rondes que nous avons organisées, tous ces acteurs se sont montrés très actifs et très intéressés pour passer de la participation à l’autogouvernement.
La connaissance partagée du patrimoine territorial est un moyen de redonner aux citoyens un rôle actif et la base nécessaire d’une conscience collective pour pouvoir modifier les modèles de développement. À travers notre pratique, nous poursuivons toujours cet enjeu du pouvoir local pour construire une alternative globale.