Dans votre réflexion, vous vous attardez sur les traditions historiques à partir desquelles s’est construite la notion de « communs ». Comment inscrivez-vous ces filiations au cœur de la cité – au sens de la polis grecque –, c’est-à-dire d’une communauté de citoyens indépendante et souveraine ?
« Commun » est un terme qui vient du latin, mais ses significations sont finalement encore plus lointaines et peuvent en particulier être rattachées à la coproduction du « vivre ensemble ». Le linguiste et historien Émile Benveniste, dans son vocabulaire des institutions indo-européennes, faisait grand cas de l’expression cum-munus d’où vient le mot « commun ». Munus signifie, dans le domaine politique, l’obligation, la charge, le don, cum-munus désignant ainsi la co‑obligation qui nous engage les uns vis-à-vis des autres du fait de vivre ensemble dans la même cité. On peut aussi citer Aristote, pour qui « vivre ensemble », c’est agir ensemble. Cette co‑obligation contenue dans le terme « commun » exprime donc véritablement le dynamisme, le ressort politique de la vie collective, et engage une perspective démocratique : la coexistence et la coactivité supposent également que nous décidions ensemble, que nous élaborions ensemble les lois et les règles de vie collective. Commun, dans les racines mêmes de notre langage courant, c’est donc d’abord ça : un agir commun.
Le mot contient aussi toute une histoire urbaine, particulièrement signifiante en Italie : dans la langue italienne, comune désigne à la fois la commune et le commun, et ce rapprochement linguistique témoigne d’une réalité historique qui peut expliquer l’avance qu’a prise sur nous l’Italie dans toute la réflexion et la pratique du commun. En France, nous avons un peu perdu le sens de cette proximité directe entre « le commun » et « le territoire local », même s’il est revenu par moments dans l’histoire : sans parler des insurrections urbaines et de la révolution communale du XIIe siècle, je pense au communalisme proudhonien, qui inspira les communards de 1871 à faire de la commune – c’est-à-dire de l’entité politique locale – le lieu de l’autogestion, de l’autogouvernement. Nous sommes le produit de toute cette histoire urbaine, et pas seulement rurale.
Comment le droit romain permet-il également de mieux comprendre ce qui relève du « commun » ?
Les Romains distinguaient deux catégories : la res publica et la res communis. La première concernait des choses comme le trottoir, la fontaine, les bains, le Colisée, considérées comme publiques car appartenant à l’État. La seconde relevait de choses comme la mer, l’air, le rivage, considérées comme insaisissables, mais naturellement d’usage commun. Pour simplifier, la res publica incarnait des choses qui pour être communes ne l’étaient pas par nature mais du fait de l’invention humaine, c’est-à-dire produites par le droit ; et c’est le droit, en les instituant comme propriété de l’État, qui les rendaient inappropriables par des particuliers. La res communis engageait une autre forme d’inappropriabilité, à la lisière du droit : c’est parce qu’elles échappaient à l’institution humaine que les choses communes des Romains étaient « naturellement » inappropriables. La res publica nous est plus familière, mais nous sommes aussi redevables de la res communis, qu’on retrouve dans notre Code civil : à l’article 714, les choses communes y sont définies comme celles « qui n’appartiennent à personne et qui sont d’usage commun ». Mais cela reste une catégorie étrange, dont les juristes ne savent pas très bien quoi faire, au sein d’un code civil entièrement structuré autour de la propriété.
On a eu ainsi tendance à confondre la chose commune et la chose publique, et c’est aussi la raison pour laquelle l’expression de bien commun – plutôt que de commun – est à mon sens trop réifiante, trop « chosifiante ». En réduisant le « commun » au « bien commun », on rabat en réalité le commun non pas sur l’agir commun, c’est-à-dire sur la co‑obligation liée à la coexistence et à la coactivité, mais sur des choses qui seraient plus ou moins naturellement communes. Or cette catégorisation pose problème : elle limite d’emblée le commun à ce qui est déjà défini comme commun, en excluant le rôle des décisions politiques par lesquelles des choses sont déclarées communes – ce dont témoigne l’histoire. C’est pourquoi, tout au long de notre livre [1], nous tenons, avec Pierre Dardot, à affirmer qu’il faut éviter la chosification du commun.
Quelle distinction faites-vous entre « les communs » et « le commun » ?
Les « communs » viennent du réinvestissement par les mouvements écologistes, altermondialistes et universitaires de la catégorie anglo-saxonne de commons. On a, jusqu’à très récemment, traduit en français commons par « biens communs », mais comme je viens d’essayer de le montrer, cette traduction renvoie à une conception limitative à laquelle ces mouvements ne se réduisent pas eux-mêmes.
Le terme français qui se rapproche à mon sens le plus justement de la signification anglo-saxonne de commons serait celui de « communaux ». De quoi s’agit-il ? De pratiques collectives rurales régies par des droits coutumiers : glanage, pâturage, ramassage de champignons…, toutes ces pratiques qui permettaient aux villageois pauvres de continuer à vivre. Les communaux ont été liquidés par la révolution bourgeoise de la propriété absolue à partir du XIIe siècle en Europe. Or c’est bien sur l’histoire de ces enclosures que les récents mouvements des communs (ou commons) ont fait retour, en disant : « ce qu’on est en train de liquider, avec le néolibéralisme, ce sont les derniers vestiges des communs, ce que la bourgeoisie n’a pas complètement éliminé depuis la fin du Moyen Âge ».
Ce qui a finalement donné à mon sens la force de propulsion et de conviction à l’usage du terme de commons est qu’il pouvait désigner des pratiques coopératives et collectives d’un nouveau genre. La référence aux commons permet la conjonction entre les vieux communs dits « naturels » – liés à l’usage collectif de ressources naturelles – et la construction de nouvelles institutions encadrant des pratiques elles-mêmes nouvelles. C’est ce qu’on voit en particulier dans le domaine du numérique, par l’usage des réseaux notamment et la généralisation de la collaboration en ligne qu’ils facilitent. En français, le terme de « communs » permet de désigner des réalités à la fois anciennes et nouvelles, c’est-à-dire des pratiques collectives de coactivité autogérées, produisant des biens et services destinés à l’usage commun, et contenant une très forte dimension d’inappropriabilité.
Qu’est-ce qui fait, selon vous, du « commun » un principe politique désormais possible ?
La question qui se pose est de savoir si « le commun » est un principe politique permettant de penser la réorganisation de la société. Le modèle dans lequel nous vivons est sans doute arrivé à ses limites. Ce modèle, que l’on peut qualifier de néolibéral, est celui de la concurrence généralisée pour l’appropriation des ressources, du vivant, de la connaissance et du principe de vie qui lui est associé. Il existe une réaction extrêmement dangereuse à ce modèle, qui est le contre-modèle identitaire ou communautaire – un « mauvais commun », si je puis dire, à la fois réactif et réactionnaire. Très différent de cette régression s’est dessiné un paradigme révolutionnaire du commun. Parler de révolution, ce n’est pas évoquer la prise du palais d’Hiver ou les barricades, mais, pour reprendre Castoriadis, c’est faire référence à une réinstitution de la société. Et c’est à mon sens ce qui est en train de s’opérer de façon moléculaire, pour emprunter cette fois-ci une expression à Guattari. Une révolution moléculaire s’opère par la multiplication, la diversification, la diffusion d’autres modes d’habiter, de travailler, de consommer, de vivre le territoire, d’éduquer, etc. Il me semble que l’on peut extraire de l’histoire des communs et de la mobilisation actuelle autour des communs un principe politique au singulier : le principe du commun. Il consiste à instituer des modes d’agir démocratiques, visant systématiquement l’usage commun et non l’appropriation. Donc agir démocratiquement, pour l’usage commun des ressources, en produisant par là démocratiquement le bien commun au singulier, voilà en quoi consiste ce processus révolutionnaire. À partir de là, poser « le commun » comme un principe politique possible, de réorganisation de la société possible, me semble une idée à mettre en débat.
Dans votre livre, vous employez le terme d’autogouvernement à propos du régime d’action politique auquel renvoie, selon vous, le commun. En quoi cette proposition est-elle plus radicale que celle de la démocratie participative ?
Vous posez la question de la démocratie. Avec Pierre Dardot, ce qui nous est apparu fascinant dans la mobilisation mondiale autour des communs, c’est qu’on sortait de cette dualité du marché et de l’État où l’histoire occidentale, puis mondiale, nous a tragiquement enfermés. Un enfermement où, au fond, nous n’aurions le choix qu’entre la monopolisation du bien commun par la bureaucratie d’État depuis la fin du Moyen Âge et la posture des libéraux qui, dès le XVIIe siècle, voient dans nos contrats marchands interindividuels la seule source de bien commun.
Le XIXe siècle a fait naître, de façon assez comparable à ce qui se passe aujourd’hui, le récit de l’association, avec une nouvelle représentation du travail, de la vie sociale, etc. L’association était la clé, peut-être surinvestie, de l’émancipation ouvrière face au récit de la bourgeoisie, celui de la propriété et de l’accumulation du capital. Le commun, à cet égard, est sans doute à inscrire dans le droit fil d’une histoire et d’une tradition de l’autogestion et des conseils ouvriers au XIXe et au XXe siècle. Aujourd’hui, la nouveauté vient du fait que le lieu de production n’est plus le seul concerné par la problématique de l’autogouvernement, qui devient une forme politique généralisée à même d’être mise en œuvre dans tous les domaines de la vie sociale. Avec les communs, nous avons affaire à l’émergence d’une toute autre forme d’organisation sociale : celle où les gens participent directement à la définition, à l’élaboration et à la production des usages qui les concernent directement. Dans ce sens, penser l’institution d’un commun au singulier – un hôpital, une école, une ville, un territoire, etc. – signifie toujours poser l’articulation entre l’organisation de la démocratie, de la délibération et de la décision, en même temps que la destination des biens, des services et des ressources qui sont le produit des efforts, de l’intelligence et du temps qui ont été mis en commun.
Reste à savoir si les communs peuvent constituer à une échelle supérieure, nationale ou internationale, une organisation politique et économique alternative. Le XIXe siècle, notamment avec Proudhon, a élaboré le principe fédératif. Depuis un siècle et demi, beaucoup d’associations professionnelles sont organisées sur le mode de la fédération. Les communs ne peuvent rester des isolats de production au milieu d’un océan marchand bordé par la bureaucratie d’État. La solution fédérative s’impose pour instaurer une coordination progressive des communs sans abolir la démocratie au niveau local ou au niveau sectoriel.
Quel a été votre cheminement intellectuel pour en arriver à la question du commun ?
J’ai passé une grande partie de ma vie intellectuelle à travailler sur les penseurs utilitaristes, sur le libéralisme et le néolibéralisme. J’en ai fait une sorte de spécialité. Et à un moment donné, je me suis dit, avec mon ami Pierre Dardot, qu’il était quand même temps d’aller voir de l’autre côté, celui des alternatives qu’on avait un peu vite marginalisées ou condamnées. Or il y avait depuis longtemps des résistances et j’étais d’ailleurs moi-même engagé dans de multiples mouvements altermondialistes et anti-néolibéraux. « Résister à », « nous défendre de » : l’approche était négative. En réalité, ce n’était pas la bonne approche ; il fallait regarder ce qui se construisait, ailleurs, en-dessous, ce qui restait invisible et qui pourtant recomposait ou reconfigurait d’ores et déjà dans les luttes autre chose : d’autres formes de vie, d’autres formes de travail, d’autres façons de se représenter les relations entre les gens, les territoires, la ville, le travail, la culture. Nous avions entendu, sans très bien savoir de quoi il s’agissait, que cette reconstruction prenait le nom de commun. Et ce n’est donc qu’au bout d’un long parcours que nous nous sommes attachés à clarifier autant que possible cette catégorie de commun. Nous avons suivi le conseil donné par Michel Foucault, qui expliquait que les concepts s’inventent dans les pratiques et dans les luttes et que le travail des intellectuels est de reprendre ces concepts émergents, de s’en servir, de les élaborer, d’en faire l’histoire, etc., pour les rendre enfin aux acteurs, afin qu’ils puissent en faire quelque chose dans leurs pratiques et éventuellement prolonger la réflexion.