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Mondialisation et ségrégation urbaine : une exception italienne ?

Les villes italiennes échappent-elles à l’augmentation de la ségrégation urbaine de l’âge global ? C’est la conclusion que proposent les auteurs d’une vaste étude historique et comparative à l’échelle de la péninsule. Celle-ci pourrait rouvrir le débat sur l’existence d’un modèle urbain propre à l’Europe du Sud.

Recensé : Marzio Barbagli et Maurizio Pisati. 2012. Dentro e fuori le mura. Città e gruppi sociali dal 1400 a oggi, Bologne : Il Mulino.

La question de l’impact de la mondialisation sur la structure socio-résidentielle des grandes villes a été vivement débattue ces 30 dernières années. Les théories élaborées au sujet des métropoles nord-américaines (polarisation sociale, augmentation de l’intensité de la ségrégation résidentielle, gentrification) sont-elles applicables aux villes européennes et méditerranéennes ? Largement discutée pour les métropoles d’Europe du Nord, cette question reste encore très ouverte au sujet des villes d’Europe méridionale, objets de travaux de géographie sociale plus rares et dispersés. L’idée d’une « résistance méditerranéenne » aux transformations de la ville post-fordiste a ainsi été formulée par Lila Leontidou au début des années 1990 : la faiblesse du zoning fonctionnel, la diffusion de la propriété et le fort ancrage local de familles peu enclines à la mobilité résidentielle contribueraient à limiter la ségrégation dans les villes d’Europe du Sud. Cette thèse est-elle toujours d’actualité ? Les villes méditerranéennes sont-elles véritablement moins ségréguées que les autres ? À travers le cas italien, le livre des sociologues Marzio Barbagli et Maurizio Pisati apporte une contribution à ce débat.

La ségrégation analysée sur la longue durée

Dès l’introduction, l’ouvrage se fixe l’objectif ambitieux de cerner les effets socio-spatiaux des « grandes transformations économiques de ces 150 dernières années : l’industrialisation, la tertiarisation, la globalisation » (p. 9). Si l’on peut reprocher aux auteurs d’utiliser la notion de globalisation sans en proposer de véritable définition, l’ouvrage n’en apporte pas moins des éléments intéressants au débat présenté plus haut. Son originalité vient de sa double approche, à la fois comparative et historique. D’une part, il s’appuie sur une étude statistique et cartographique inédite de la ségrégation résidentielle sociale et ethnique dans les 11 plus grandes communes italiennes (de Milan à Bari), fondée sur les derniers recensements. D’autre part, à l’aide d’une impressionnante compilation de travaux d’historiens, l’ouvrage retrace l’évolution de cette ségrégation sur le temps long, de la Renaissance à nos jours. Le livre est, de plus, très richement illustré : plus de 100 tableaux et graphiques, des dizaines de photographies et d’images, ainsi qu’un cahier de 16 cartes en couleur complètent cet épais volume de 445 pages.

L’approche historique pose, bien sûr, des problèmes méthodologiques (absence de séries statistiques continues sur de longues périodes, etc.), dont les auteurs sont conscients, mais elle permet aussi une mise en perspective critique des théories sur l’impact social de la mondialisation. Ainsi, dans la péninsule, la polarisation sociale serait un trait de l’âge industriel et non de la globalisation tertiaire, plutôt caractérisée par un gonflement vers le haut de la structure sociale (chapitre 1). De même, l’idée d’une augmentation linéaire de la ségrégation avec l’industrialisation puis la globalisation est mise en cause. En Italie, l’évolution de la ségrégation urbaine aurait plutôt suivi une trajectoire en « U inversé » (p. 267). Le processus aurait été amorcé dès le XVIe siècle, avec l’apparition de concentrations professionnelles, mais surtout élitaires, dans l’espace urbain, les élites italiennes commençant à se regrouper dès la Renaissance, en lien avec le développement d’une culture de la distinction par l’ostentation des palais urbains (chapitre 2). La ségrégation, mesurée par les classiques indices de ségrégation et d’isolement résidentiel (Reardon et O’Sullivan 2004), aurait ensuite fortement augmenté avec la révolution industrielle, marquée par la formation de banlieues ouvrières sous l’effet des usines de l’installation en périphérie et des opérations de rénovation urbaine de l’Italie post-unitaire. À partir des années 1960, en revanche, elle diminuerait progressivement, la tertiarisation et la globalisation s’accompagnant d’une réduction de la distance résidentielle entre bourgeoisie et ouvriers (chapitre 3). Cette baisse récente de la ségrégation urbaine est une des idées fortes et originales du livre, rappelée en conclusion et présentée comme une spécificité de la péninsule (p. 271). Les auteurs l’expliquent par les particularités de la géographie des élites italiennes, caractérisées historiquement par des taux très élevés de concentration résidentielle tirant vers le haut les indices synthétiques de ségrégation, taux qui auraient paradoxalement commencé à diminuer depuis 30 ans avec la gentrification. Cette dernière entraîne, en effet, une diversification des choix résidentiels élitaires, dans un contexte de fragmentation culturelle et générationnelle au sein des classes moyennes supérieures italiennes (chapitre 4).

Une démarche comparative à l’échelle de la péninsule

Mais ces tendances communes aux 11 grandes villes italiennes n’ont pas connu la même intensité partout. Un autre apport du livre réside, en effet, dans son approche comparative. Le carnet de cartes en couleurs est, de ce point de vue, très précieux puisqu’il n’existe à ce jour aucun autre ouvrage de synthèse comparant et cartographiant la géographie sociale des grandes villes italiennes. Construites à une échelle fine permettant de s’affranchir partiellement des cadres administratifs – une annexe méthodologique très détaillée en analyse la construction –, les cartes identifient les zones de sur-/sous-représentation de la bourgeoisie, des ouvriers et des étrangers dans les 11 communes étudiées, et ce pour la période 1971‑2001. Elles montrent la diversité de la mosaïque urbaine italienne et la persistance d’une forte opposition nord–sud en ce qui concerne l’intensité et les formes de la ségrégation.

Cette dernière est, en effet, beaucoup plus précoce, forte et durable dans les villes du Mezzogiorno. Les auteurs l’expliquent en reprenant une distinction chère à Max Weber. Dans les villes « productives » de l’Italie centrale et de la plaine du Pô, la ségrégation a toujours été moins élevée du fait de l’attachement des élites marchandes à la proximité de leurs lieux de production ; celles-ci n’ont jamais quitté les centres historiques, même si elles ont constitué des banlieues aisées dans leur prolongement. Le modèle auréolaire de « Burgess inversé » [1] s’y applique donc très bien (Milan) ou de manière atténuée (Florence, Turin, Bologne). La gentrification y a été précoce (dès la fin des années 1960) et spontanée. Au contraire, dans les villes « consommatrices » du Mezzogiorno, l’exurbanisation des élites a précédé l’industrialisation : les élites rentières ont commencé à abandonner leurs palais des centres historiques dès le XVIIIe siècle. Le modèle auréolaire y suit une logique à l’américaine, très nette à Palerme, par exemple. La gentrification y a donc été plus tardive et politiquement encouragée : ce sont les opérations de réhabilitation des centres historiques des années 1990‑2000 qui y ont ramené – difficilement et partiellement – les élites et les classes moyennes urbaines (chapitres 4 et 5). La mosaïque italienne ne se réduit cependant pas au clivage nord–sud, dans lequel certaines villes ne trouvent pas leur place. Rome, par exemple, ville « consommatrice » traditionnelle – mais de plus en plus productive – se rapproche des structures socio-spatiales des villes du nord, tandis que Gênes, ville industrielle et septentrionale, présente de fortes analogies avec les métropoles portuaires du Mezzogiorno, à commencer par Naples.

La périurbanisation et les classes moyennes, angles morts de l’analyse

La portée du livre est, cependant, réduite par une double limite, spatiale et sociale. La principale faiblesse de l’ouvrage tient au fait qu’il se limite à l’échelle communale. Au pays de la città diffusa et à l’heure où la métropolisation repousse les confins des espaces urbains, peut-on analyser la ségrégation résidentielle en se limitant au cadre municipal ? Les communes urbaines italiennes sont certes assez vastes, mais la plupart d’entre elles n’englobent pas les dernières couronnes de banlieue ni, bien sûr, les zones périurbaines, extrêmement étendues dans la péninsule. La diminution récente de la ségrégation, résultat fort du livre, apparaîtrait-elle toujours si l’on englobait dans le calcul les périphéries lointaines ? Les résultats avancés par les auteurs restent recevables si on prend leur livre pour ce qu’il est : une étude de la ségrégation résidentielle non pas dans les grandes villes italiennes mais dans leurs zones centrales (leurs villes-centres ou core areas). Le titre de l’ouvrage, « dentro e fuori le mura » [« dans et hors les murs »], met d’ailleurs l’accent sur les centres, souvent réduits aux centres historiques cernés par leurs remparts. La limitation au cadre communal pose aussi un problème de recevabilité de l’approche comparative : comment suivre les auteurs lorsqu’ils comparent leurs résultats tirés de l’étude des communes italiennes à ceux des travaux d’Edmond Préteceille (2003) sur la région Île-de-France ?

Une autre limite du livre concerne son approche de la stratification sociale. L’ouvrage accorde une grande place à la ségrégation des élites dans la ville – de manière légitime, étant donné l’intensité de la concentration résidentielle de ce groupe et son rôle structurant pour l’ensemble de la géographie sociale urbaine. Mais, de ce fait, il laisse dans l’ombre les catégories moins ségréguées et consacre peu de place aux dynamiques résidentielles des classes moyennes, pourtant majoritaires dans les grandes villes italiennes. De même, les cartes ne représentent pas l’ensemble de la structure sociale de chaque quartier, mais seulement la localisation des groupes les plus ségrégués. Le modèle de stratification sociale retenu par les auteurs n’est pas bien explicité ; il prend en compte seulement les actifs et se fonde surtout sur l’appartenance socio-professionnelle, sans inclure les nouvelles lignes de fracture qui jouent un rôle croissant dans la société italienne (précaires et installés, salariés et indépendants, fracture générationnelle…).

Finalement, l’ouvrage de Marzio Barbagli et Maurizio Pisati reste précieux puisqu’il constitue l’un des rares essais de synthèse sur la géographie socio-résidentielle des grandes villes italiennes. Il apporte des résultats originaux sur les transformations socio-spatiales des centres des métropoles de la péninsule, qui plaident pour une recontextualisation culturelle des conséquences urbaines de la mondialisation. Mais il appelle d’autres travaux, qui sauront non seulement « s’éloigner des murs » et s’aventurer dans les périphéries des grandes métropoles, où les processus de segmentation sociale restent trop mal connus, mais aussi dépasser la seule dimension résidentielle de la ségrégation pour analyser ses effets sur les mobilités, les pratiques et les relations sociales des populations urbaines. Si la gentrification provoque une baisse de la distance résidentielle entre classes sociales, s’accompagne-t-elle aussi d’une diminution de la séparation sociale ou de la ségrégation scolaire ? Les processus de fragmentation et de privatisation des espaces publics à l’œuvre dans certaines villes globales sont-ils atténués dans les métropoles italiennes ? Ces questions restent ouvertes.

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Pour citer cet article :

Thomas Pfirsch, « Mondialisation et ségrégation urbaine : une exception italienne ? », Métropolitiques, 5 juillet 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Mondialisation-et-segregation.html

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