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Débats

Pour une approche ouverte des projets urbains

L’urbanisme tel qu’il a pu se pratiquer dans les années 1980-1990, à partir de projets négociés entre élus et promoteurs, ne fonctionne plus. La complexification des enjeux territoriaux et urbains comme la place désormais centrale des citoyens dans les processus d’aménagement doivent être l’occasion de réinventer nos façons de penser nos villes et de les construire.

Dossier : Et si on planifiait autrement ?

Pendant des années, les projets urbains ont été négociés entre les aménageurs et les élus sous le contrôle technique des services de l’État. Ces pratiques ont permis de construire et d’adapter nos villes sans réitérer les errements des grandes interventions des années 1960 (les grandes barres de l’urbanisme prioritaire) à 1980 (les « grandes boites » de l’urbanisme commercial). Pour autant, cela n’a pas produit des villes agréables à vivre dans lesquelles les habitants se sentent bien.

Cet urbanisme de projets, cet urbanisme négocié n’est aujourd’hui plus possible sous la forme qu’il a pris depuis le milieu des années 1990. L’ouverture de la ville à la complexité, l’avènement d’une géographie des liens qui imbrique toutes les échelles, la présence continue des exigences citoyennes, les conditions financières de production de l’urbain, etc. : ces évolutions bousculent les institutions et les métiers existants et obligent à penser de nouvelles façons de produire la ville.

Aménager la ville « post-Kyoto », c’est se confronter à la complexité urbaine

Pour commencer, la question du rapport aux éléments naturels s’est profondément transformée. D’une logique de protection (digues, éradication, etc.) et d’acheminement par conduites (eau, gaz, etc.) le long de réseaux massifs (route, fer, électricité, etc.), nous sommes progressivement passés à des approches complexes interrogeant notre rapport à l’eau, à l’air, aux usages, à l’alimentation, aux représentations… Ces sujets sont devenus scientifiquement beaucoup plus pointus et ils sont en même temps beaucoup plus ouverts. Ils débouchent sur plus d’alternatives que n’en proposait auparavant l’optimisation des grands réseaux techniques. Recyclage, mixité des usages, réversibilité des aménagements, nouvelles logiques économiques (cycles de vie, circuits courts, boucles locales, smart grids, etc.) obligent aussi à repenser les modèles sur la base desquels les choix d’investissement sont faits.

Chacun de ces enjeux appelle à croiser des domaines auparavant étanches : les modèles de mobilité, d’occupation des sols, de développement économique et d’empreinte climatique sont tous imbriqués dans des systèmes d’équation de plus en plus multidimensionnels. La co‑occurrence de tous ces modèles augmente d’autant le nombre d’alternatives possibles – et l’importance des choix politiques comme la liberté laissée aux décideurs.

De même, les outils numériques bouleversent le rapport à la connaissance et à l’action. SIG [1], big data, open source, les données deviennent abondantes, synchroniques, accessibles à tous. Cette irruption transforme à la fois ce qu’il est possible de traiter (on a de nouvelles informations), la gamme d’actions envisageables (interconnexion des services, adaptabilité en temps réel de l’offre urbaine, smart grids, etc.) et les modalités de construction de la ville (l’expertise est plus partagée, plus discutée, plus collaborative aussi).

Les préoccupations et champs d’intérêt qui concourent à fabriquer des villes sont donc plus vastes. Les domaines dans lesquels le régulateur est appelé à intervenir mutent en conséquence : il y a besoin de nouveaux outils et de nouvelles mesures. Pour les agences d’urbanisme, par exemple, ces évolutions invitent à explorer des enjeux bien au-delà des habituels terrains strictement urbains : questions économiques, questions environnementales mais aussi questions relatives aux usages, aux pratiques ou aux représentations sensibles.

Pour chaque ville, il y a surtout besoin de repréciser la façon de hiérarchiser et d’agencer les grandes questions soumises à expertise. Qu’il s’agisse de mobilité, de consommation énergétique, de pollution, de développement économique, ou de préservation de la nature, les débats ne peuvent plus être simplement tranchées par une expertise qu’une contre-expertise viendrait immédiatement affaiblir. Le plus souvent, des valeurs ou des questions éthiques sont en jeu.

Un registre différent d’interrogation s’impose alors : la question est de savoir pourquoi les décisions sont prises plutôt que comment les solutions sont déployées. Le primat du choix politique sur la décision technique ou financière n’est pas encore banal, loin s’en faut, mais il a des conséquences pratiques fondamentales : cette évolution remet en avant la relation entre les habitants et les élus – qui sont censés avoir la légitimité démocratique – par rapport à la relation entre les élus et les services – qui ont la légitimité technique.

Des territoires aux échelles et fonctionnement imbriqués

En parallèle, le contexte institutionnel et financier oblige, lui aussi, les collectivités locales à repenser leurs modes d’intervention. La métropolisation du territoire comme l’émergence de grands espaces régionaux correspondent à des transformations réelles des modèles géographiques. Elles se doublent d’évolutions profondes du contexte institutionnel induites par les lois MAPTAM [2] ou NOTRe [3] et déjà amorcées dans les précédentes lois de décentralisation (pôles métropolitains, etc.).

Aujourd’hui, les acteurs publics sont comme soumis à une série d’injonctions contradictoires. Ils doivent à la fois se recentrer sur leurs compétences propres en même temps qu’ils doivent allouer du temps et des ressources pour comprendre et intégrer ce que leurs voisins envisagent ou que les collectivités aux échelles plus grandes ou plus petites entreprennent. La nécessité de penser et agir de plus en plus en interaction avec les autres territoires appelle à construire un autre modèle d’intervention et de nouvelles références pour les pouvoirs publics et à mettre plus systématiquement en relation des ingénieries de collectivités d’échelles ou de tailles différentes :

  • Premièrement, la multiplication des couches administratives dans le « mille-feuille territorial » et la montée en puissance des intercommunalités modifient radicalement les compétences et les marges de manœuvre de chacun. Comme personne ne peut plus agir seul, cela condamne soit à la coopération entre tous les acteurs, soit à l’immobilisme absolu. Dans tous les cas, la façon de travailler change.
  • Deuxièmement, l’extension des villes oblige à penser les projets urbains au-delà des limites strictement administratives de la métropole. Cette confrontation autour des périphéries métropolitaines fait naître de nouvelles problématiques, tant territoriales (des questions périurbaines qui avaient été éludées ou niées) que juridiques (la question des contrats de partenariat, par exemple). Elle conduit également l’ingénierie métropolitaine à se mettre au service des territoires périphériques, non par « charité » mais par intérêt bien compris pour le développement de la métropole.
  • Troisièmement, l’articulation des échelles et des compétences entre les métropoles et les régions amène à un dialogue entre des expertises qui n’avaient auparavant pas d’occasions de se croiser. Ce changement se traduit aujourd’hui directement dans la façon de traiter les questions de développement économique, les grandes agglomération d’une région ayant une place centrale dans les stratégies régionales (SRDEI [4]). Il se lit également dans les modèles d’aménagement puisque l’approche réticulaire des territoires régionaux confère aux métropoles des rôles et des contraintes spécifiques (schémas régionaux d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires, ou SRADDET).

À cela s’ajoutent les contraintes budgétaires. Même si celles-ci sont plus conjoncturelles et managériales, elles pèsent durablement sur les capacités d’investissement et les budgets de fonctionnement au moment même où tous les acteurs territoriaux doivent repenser leurs rôles et leurs places respectives. Le risque est évidemment que le sens des transformations à engager se perde dans les discours sur la nécessaire frugalité. C’est une question décisive car, sans un travail spécifique sur ces sujets « internes », l’ajustement des fonctions et des métiers aux besoins nés des nouveaux modèles territoriaux sera difficile. L’incapacité de la fonction publique d’État à opérer sa transformation depuis plus de 30 ans est une preuve par l’absurde que le sujet doit être traité sérieusement. Au lieu de donner des leçons, l’État gagnerait, d’ailleurs, à regarder de plus près ce qui s’est inventé dans de nombreux territoires car la « territoriale » a fait preuve de beaucoup plus d’agilité que sa « grande sœur ».

Croiser les expertises, intégrer la pensée des habitants et usagers

Dans ce contexte, le rôle et les conditions d’intervention de l’ingénierie évoluent aussi en profondeur. En pratique, les conditions de réussite d’une politique de développement économique et d’une politique d’aménagement urbain sont de plus en plus liées. Comme avant, les programmes urbains doivent intégrer les besoins des entreprises ou des habitants d’un territoire. Mais le projet urbain devient aussi une occasion de tester des matériaux, techniques, des produits ou services conçus et portés par des entreprises locales… Le développement urbain n’est plus un support du développement économique ; c’est un des premiers vecteurs des politiques d’innovation. Pour l’heure, l’industrialisation des procédés reste la norme. Ainsi, les ZAC [5] sont toutes les mêmes, les éco‑quartiers se ressemblent tous et les nouveaux programmes de renouvellement urbain (NPRU) sont tous des micro-poches de villes qui répondent partout aux mêmes critères, quel que soit le contexte local. De la même manière que les projets intègrent de plus en plus le site dans leur conception, une plus grande différenciation des programmes doit permettre de valoriser non seulement les caractéristiques paysagères des sites mais aussi d’intégrer les spécificités du tissu économique et social local pour que la façon même de penser et construire les villes servent à leur propre développement.

La sensibilité des territoires, des leurs habitants, doit elle-même être prise en compte. La façon dont certains projets de rénovation urbaine se sont passés interpelle : alors que les habitants demandaient une intervention lourde pour lutter contre le délabrement de leurs quartiers, ils se sont constitués en collectifs de défense. Et ce cas n’est pas circonscrit aux interventions de l’ANRU [6]… Le plus souvent, ce n’est pas la volonté d’améliorer le quartier qui est en cause, ce sont les conditions dans lesquelles elle se fait et les raisons avancées.

Cette irruption des citoyens dans la conception et la programmation urbaine bouleverse nécessairement la façon de travailler des agences et services d’urbanisme. Experts et élus restent incontournables, mais il faut aussi mettre les habitants autour de la table. Le problème est que ces processus de concertation ont été normés, normalisés, avalés par la sphère technique : au fil du temps, enquêtes publiques, débats publics sont devenus des outils parmi d’autres au sein de l’attirail déployé par la technostructure pour accompagner et encadrer les aménagements. En ce sens, ils ne bousculent pas la façon de travailler des agences et confortent une approche séquentielle des projets : les débats sont circonscrits à des questions techniques et ils interviennent en correction des premières propositions formulées après « information des publics ».

Il y a pourtant une opportunité à se saisir réellement des opportunités offertes par l’implication croissance des citoyens :

  • Inviter non simplement les habitants formés, informés et experts mais tous les citoyens : les inviter tels qu’ils sont, en masse, porteurs de toute la diversité de leurs regards, leurs pratiques et des controverses qui animent leur territoire. Charge ensuite à l’expertise de faire le tri à partir de tout ce qui aura été dit. La tâche est plus exigeante, mais elle est aussi plus productive.
  • Le moment et la nature de l’intervention des habitants doit aussi changer : invitons les citoyens plus en amont dans les projets, au moment de la définition des cahiers des charges soumis aux experts. Considérons les habitants non pas comme des empêcheurs de construire en rond, mais comme des stimuli qui peuvent aider les professionnels à s’ouvrir au contexte local et à penser différemment. Si l’on ne considère pas la concertation comme une étape supplémentaire dans la construction de tout projet, un détour obligé à la fin, mais comme une tension introduite dès le début et qui accompagne tout le travail, alors impliquer les citoyens ne rallonge pas le temps des projets – au contraire ! Penser la concertation en continu et dès le départ permet à la fois d’éviter des blocages en aval et d’accélérer les processus de travail : l’ingénierie doit alors travailler au rythme (forcément impatient) des habitants…

Un citoyen plus actif, un urbanisme plus politique

Appel à une ville sensible, appel à respecter la fragilité des villes et de leurs habitants, à faire une place à la singularité de chaque ville et de ses populations et activités : si l’on veut que les ingénieries urbaines ne produisent pas seulement des « solutions techniques » mais qu’elles participent aux questionnements collectifs, la commande qui leur est passée doit, elle aussi, explicitement changer. L’important, ce n’est pas seulement la solution que l’on trouve : c’est d’une part trouver la solution au « bon » problème, d’autre part le faire de telle manière que la mise en œuvre soit possible et efficace. La question première à se poser est ainsi : avec qui réfléchir pour poser le bon problème ?

Cette interrogation, politique, se trouvait aux sources du projet d’aménagement et de développement durable, ou PADD : mettre les habitants au cœur, partir de leurs représentations, de leurs pratiques aussi, construire un horizon partageable car énoncé dans un langage compréhensible par tous, faire du projet urbain une question politique. La loi SRU [7] portait cette idée d’une rehiérarchisation des différents documents d’urbanisme. Las, le PADD n’a souvent été considéré que comme un simple préalable, un habillage (politique) au plus sérieux PLU [8] (technique et juridique). Les évolutions auxquelles nos villes sont confrontées obligent à un rééquilibrage. Positionner les citoyens tout en amont, avant que le projet ne soit écrit, pour explorer tous azimuts les différentes dimensions du territoire, cela ouvre un champ très large pour le politique. Ce sont des questions de cette nature, celles posées par le citoyen-stratège de son territoire (et pas le citoyen-expert de son coin de rue), qui permettent au politique de se retourner vers les experts avec de nouvelles interrogations. Charge ensuite aux services d’y répondre et de les transcrire de manière solide dans les documents réglementaires…

Cette évolution n’est pas une relégation de l’expertise mais un repositionnement de celle-ci. Elle ne vient plus en amont faire la pédagogie aux élus (ou aux habitants quand ils sont associés), elle intervient en direct, pour contribuer aux débats en cours, en les éclairants d’éléments de comparaison, d’information ou d’analyse sur ce qui est en question dans la discussion. Une expertise plus engagée, en somme, et plus en risque aussi, car les sujets qui émergent ne sont pas forcément ceux qui étaient attendus. Mais, d’une part, cette mise en situation des experts est un facteur d’innovation et de connaissances supplémentaires. D’autre part, le risque pour les projets et les experts est finalement moindre que celui de s’affronter, après coup, à des contre-expertises « de terrain », souvent aussi solides, et de se perdre dans des débats sans fin… ni sens. Ces évolutions sont ainsi une occasion de redonner du sens à la ville et au travail de chacun.

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Pour citer cet article :

Dominique Alba & Christian Brunner & Frédéric Gilli, « Pour une approche ouverte des projets urbains », Métropolitiques, 30 mars 2017. URL : https://metropolitiques.eu/Pour-une-approche-ouverte-des.html

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