À l’image des élections précédentes, la présidentielle de 2012 est l’occasion d’une abondante production sur le vote dans des registres savants, semi-savants, voire mondains. La carte et le sondage – ou, pour le dire autrement, des approches par l’espace ou par les individus – ont longtemps constitué l’essentiel de la boîte à outils de ceux qui tentent de décrypter les scrutins à l’échelle nationale. Le champ des études électorales françaises est ainsi affecté par un usage routinisé, en partie lié aux cloisonnements disciplinaires, de certains types de données. D’un côté (celui des géographes), la démarche la plus fréquente consiste à réaliser des cartes à partir des résultats électoraux agrégés à différentes échelles (département, canton, commune…), puis à tenter de les faire parler, au risque parfois de la surinterprétation et de l’homogénéisation des différents types d’espaces résidentiels (« les centres-villes », « les banlieues », « le périurbain », « le rural », etc.) [1]. De l’autre côté (celui de la science politique et de la sociologie électorale cathodiques), l’approche dominante s’appuie sur des sondages d’intention de vote ou « d’opinion », une technique qui présente des limites pourtant bien connues depuis la critique inaugurale de Pierre Bourdieu dans « L’opinion publique n’existe pas » (Bourdieu 1973) [2].
Après une longue hégémonie du sondage dans les études électorales, les approches qui, sans réifier l’espace, sont attentives aux contextes géographiques et sociaux dans lesquels vivent les individus se multiplient depuis quelques années, et permettent de gagner en réalisme dans la compréhension des comportements électoraux en les resituant là où ils ont lieu.
Les sondages, de l’apport initial aux limites contemporaines
Depuis qu’en 1936 George Gallup a prédit correctement la réélection du Président F. D. Roosevelt, le sondage d’opinion s’est progressivement imposé comme l’outil de connaissance des votes par excellence, et ce aussi bien pour des usages scientifiques que non-scientifiques. Dans la lignée du béhaviorisme [3] qui domine dans l’après-guerre la psychologie sociale et plus largement dans les sciences sociales, l’individu devient l’unité d’analyse privilégiée, et ses caractéristiques individuelles les facteurs d’explication de son comportement électoral. Bien qu’elle soit coûteuse, cette technologie est dans un premier temps très productive d’un point de vue scientifique. Dans un contexte où les sciences sociales, notamment françaises, sont marquées par le paradigme marxiste, les sondages permettent de dégager des régularités sociologiques : les fameuses « variables lourdes ». La position sociale et la pratique religieuse apparaissent alors comme les principaux déterminants du comportement électoral et, pour le dire comme Paul Lazarsfeld, « un individu pense politiquement comme il est socialement ». En France, l’ouvrage classique de Guy Michelat et Michel Simon, Classe, religion et comportement politique (1977), symbolise l’apogée de cette période en démontrant l’existence de deux systèmes symboliques dominant le système politique français : d’un côté, les catholiques tendent à voter nettement plus à droite que la moyenne ; de l’autre, les ouvriers, souvent déchristianisés, votent largement à gauche, et en particulier communiste.
Comme toute technologie scientifique, le sondage d’opinion possède, cependant, des « rendements cognitifs décroissants » (Lehingue 2007), ce pour plusieurs raisons. D’une part, l’articulation privilégiée de cette méthode au cadre théorique du choix rationnel – l’idée que l’homo politicus, tel l’homo economicus, agit en fonction de froids calculs coûts-avantages – a tendance à désencastrer les individus des contextes sociaux dans lesquels ils évoluent en réalité. Le fameux « paradoxe du vote » est un bon exemple de remise en cause des postulats de la théorie du choix rationnel : s’ils étaient « rationnels », les électeurs ne voteraient pas, puisque voter implique des coûts bien supérieurs aux avantages, la probabilité qu’un suffrage en particulier change le résultat de l’élection étant infinitésimale (Boudon 1997). D’autre part, les sondeurs rencontrent des difficultés croissantes à trouver des répondants à leurs enquêtes, ce qui fait progressivement perdre de son intérêt scientifique à cet outil dont la représentativité est de moins en moins assurée. Parallèlement, des mutations sociales telles que la déstructuration des collectifs ouvriers ou l’expansion du groupe des employé-e-s rendent d’autant plus visible une limite importante des enquêtes par sondage : elles ne peuvent saisir à peu près correctement le comportement d’une catégorie socioprofessionnelle que si celle-ci correspond à un groupe social réel et relativement homogène ; en d’autres termes, s’il y a adéquation entre la catégorie statistique et la réalité sociale qu’elle désigne. Or, à l’évidence, c’est de moins en moins le cas pour les catégories socioprofessionnelles agrégées (PCS en six postes [4]). Cela peut expliquer le trompe-l’œil selon lequel les « variables lourdes » (et notamment les PCS) ne rendraient plus compte du vote – poncif des études électorales des vingt dernières années. L’individu que les sondages décrivent ressemble ainsi de plus en plus à une construction intellectuelle abstraite : un individu libéré de toute attache sociale, de tout environnement de socialisation, comme en apesanteur.
À mesure que l’intérêt scientifique des sondages décroît, pourtant, leur usage médiatique se répand : malgré les lourds « redressements » auxquels ils sont soumis, ils sont censés permettre, à grands renforts de chiffres présentés par des experts patentés, d’indiquer à « l’opinion publique » qui va gagner à l’avance (Lehingue 2007 ; Garrigou 2006 ; Hubé et Rivière 2008). Ces importantes limites expliquent pourquoi, dès les années 1970 et 1980, des politistes français ont tenté d’explorer d’autres voies en soulignant que la procédure des sondages « a l’inconvénient de briser la géographie et d’une certaine façon, brise aussi l’histoire » (Michelat et Simon 1977) et que « l’individu “saisi” par l’enquête par sondage n’est rien de plus qu’une abstraction statistique » (Dogan et Derivry 1986).
Éviter le piège du « spatialisme »
Cet épuisement des apports des sondages et l’accessibilité croissante des logiciels de cartographie ont permis un regain de travaux faisant des données spatialisées leur base empirique principale (résultats électoraux, données de la statistique publique comme les recensements de l’Insee, par exemple). De nombreux travaux prenant en compte la dimension spatiale de la production des votes ont ainsi vu le jour, d’abord dans le monde anglo-saxon depuis la fin des années 1960. En France, ils connaissent un essor depuis une dizaine d’années, essor probablement encouragé tant par la forte sectorisation géographique du vote en faveur du Front national que par l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002… mais aussi par l’incapacité des sondages d’opinion à prévoir le désormais célèbre « 21 avril ».
Ces travaux actuels puisent dans une riche tradition de géographie politique, initiée bien avant l’apparition des sondages par André Siegfried et son célèbre Tableau politique de la France de l’Ouest (1913). Dans cet ouvrage fondateur, Siegfried constate une forte relation entre l’orientation du vote et la nature des sols, souvent résumée ainsi : « le granit vote à droite et le calcaire vote à gauche ». Au-delà de cette formule réductrice, il met en fait à jour un système de déterminations sociales très novateur pour l’époque : le substrat géologique (granit ou calcaire) joue sur la forme de l’habitat (concentrée ou dispersée) qui, combinée à d’autres aspects sociologiques (régime de la propriété foncière, poids de la religion catholique, degré d’influence de la noblesse), produit des configurations sociales locales permettant de comprendre les orientations électorales régionales.
Cette « redécouverte » récente de l’espace ne va cependant pas sans la tentation, déjà décelée par certains chez Siegfried lui-même (Veitl 1995), de faire de l’espace un facteur d’explication se suffisant à lui-même. Le spectre du « spatialisme » guette alors, comme on le voit dans les travaux qui cherchent à isoler un « facteur spatial » dans telle ou telle dynamique électorale. C’est, par exemple, le cas de la distance à la ville, parfois essentialisée et érigée comme facteur déterminant alors qu’elle ne joue bien sûr pas par elle-même sur les votes (Bussi, Colange et Rivière 2011). En d’autres termes, l’espace tend à être confondu avec les processus sociaux qui s’y déroulent. Cela est d’autant plus problématique que certains médias, friands de nouveautés, s’emparent de ce type de grille explicative et mettent sur le même plan l’explication par la distance à la ville et celle par les appartenances sociales des habitants [5]. On touche ici à l’ambiguïté fondamentale de l’approche cartographique : s’agit-il d’un outil dont l’objectif est de mettre en évidence (voire de mesurer) des « effets spatiaux » dont les logiques seraient spécifiques ; ou s’agit-il de mieux appréhender des processus sociaux en les replaçant dans les contextes où ils ont lieu ? Loin d’être univoque, la réponse dépend évidemment des options épistémologiques et théoriques des chercheurs.
Ainsi, les démarches visant à autonomiser l’espace comme facteur explicatif du vote nous paraissent au mieux tautologiques, au pire profondément anti-sociologiques. Bien au contraire, le recours à des méthodes tenant compte de la dimension spatiale des dynamiques sociales a pour finalité de gagner en réalisme en pensant la production des votes dans leurs contextes, ce qui permet d’en proposer des systèmes explicatifs « à géographie variable ». Certains travaux récents ont ainsi montré que le comportement électoral de la population agricole varie fortement dans l’espace en fonction de configurations sociales localisées (Gombin et Mayance 2010).
Penser les votes dans leurs contextes
Les travaux restant à mener pour mieux comprendre les comportements électoraux contemporains sont évidemment encore nombreux. On peut toutefois souligner le développement de deux directions de recherche qui contribuent ensemble à mieux appréhender les dynamiques électorales, avec le souci commun de les encastrer dans le système des inégalités sociales et de les inscrire dans les contextes géographiques où elles prennent corps.
La première tient au renforcement récent des approches contextuelles en France (Braconnier 2010). En associant des matériaux empiriques de natures différentes (résultats des scrutins ou des recensements de l’Insee qui permettent de caractériser les espaces étudiés, dépouillement de listes d’émargement électorales, questionnaires « sortie des urnes », entretiens, observations localisées), ces approches permettent de mieux comprendre les processus en cours dans différents types de contextes résidentiels. Elles ont ainsi permis d’établir que dans les quartiers populaires de grands ensembles, l’inscription sur les listes électorales puis la participation varient largement en fonction de l’intégration des habitants dans des collectifs sociaux, à commencer par la famille qui constitue toujours la principale cellule de socialisation politique (Braconnier et Dormagen 2007). Dans un contexte très différent, le suivi de la campagne municipale de 2008 dans les arrondissements centraux de la capitale a permis de dévoiler les stratégies de mobilisation des partis, des candidats et des militants sur le terrain (Agrikoliansky, Heurtaux et Le Grignou 2011). De la même manière, l’analyse historique des étapes de peuplement et l’exploration de la manière dont sont perçues les transformations de la composition sociologique d’un quartier pavillonnaire urbain de « petits-moyens » permettent d’éclairer les choix électoraux des habitants (Cartier et al. 2008). Dans des communes périurbaines trop souvent considérées comme homogènes, la mise en relation statistique entre les formes de la ségrégation sociale, les trajectoires résidentielles et la géographie des votes contribue à renouer avec l’encastrement social des préférences électorales (Rivière 2011, 2012). Enfin, dans des mondes ruraux populaires, c’est l’analyse des recompositions des sociabilités ouvrières et la déstructuration des collectifs traditionnels qui permet de mieux comprendre certains votes en faveur de l’extrême droite (Pierru et Vignon 2006). La confrontation et le cumul des résultats de tous ces travaux permettront sans doute, dans les années à venir, de faire progresser l’analyse des dynamiques électorales et d’en tirer des conclusions dont la portée dépasse celle des terrains investis par chacune de ces recherches.
La seconde direction de recherche réside dans l’utilisation de techniques quantitatives novatrices, du moins dans la sociologie électorale française, telles que la modélisation multiniveaux (Jadot 2002 ; Gombin et Mayance 2010). Ce type de modélisation permet, en quelque sorte, de marier « la carte et le sondage », en associant des données recueillies au niveau des individus à des informations sur les caractéristiques de leurs lieux de résidence (profil politique du lieu de résidence, taux de chômage de la zone d’emploi, etc.), de sorte que l’on peut, par exemple, comparer le vote des ouvriers qui vivent dans des quartiers populaires à celui des ouvriers qui évoluent dans des quartiers bourgeois – il y a cinquante ans, Klatzmann (1957) montrait déjà que les ouvriers votent davantage à gauche dans les quartiers où ils sont les plus nombreux. Cependant, la pertinence d’une telle démarche dépend largement de la qualité des matériaux disponibles au départ, non seulement des données de sondage mais aussi de l’échelle à laquelle sont saisis les lieux de vie où évoluent les individus. Or, jusqu’à présent, c’est seulement – au mieux – au niveau communal que ces informations étaient disponibles, ce qui pose un problème important pour appréhender de manière fine les dynamiques électorales des mondes urbains, où vit la grande majorité des électeurs. Cette carence est, cependant, en train d’être levée grâce au programme de recherche Cartelec associant des géographes et des politistes, et qui vise à réaliser une vaste base de données compilant résultats électoraux et données de la statistique publique (résultats des recensements de l’Insee, d’indicateurs de la Caisse d’allocations familiales sur la précarité ou de données de la Direction générale des impôts sur les revenus des ménages) à l’échelle des bureaux de vote de l’ensemble des grandes villes françaises. L’exploitation de ces données permet, en effet, d’établir à une échelle très fine les relations très fortes entre la ségrégation sociale et les choix électoraux des citadins [6]. Là encore, les apports cumulatifs de ces méthodes quantitatives conduites à une échelle fine devraient permettre des progrès importants dans le champ de l’analyse électorale.
Esquissé à grands traits ici, le bilan des apports de ces travaux récents reste encore à faire, d’autant qu’il s’agit d’un mouvement en cours. Mais il apparaît d’ores et déjà que ces deux directions de recherche complémentaires permettent d’atteindre un degré de réalisme sociologique qui tranche fortement avec la figure de l’individu sans attaches et désocialisé des enquêtes par sondage ou avec l’électeur froid calculateur rationnel des modèles économétriques du vote, mais aussi avec les pièges du spatialisme d’une partie de la géographie électorale. Les choix électoraux constituent, en effet, une pratique sociale qui – comme toutes les pratiques – répond à des déterminations qui ne prennent sens que dans un système de relations entre individus et groupes sociaux, système qui doit être pensé dans l’espace pour prendre sa pleine mesure en termes de puissance explicative.
Bibliographie
- Agrikoliansky, E., Heurtaux, J. et Le Grignou, B. (dir.). 2011. Paris en campagne. Les élections municipales de mars 2008 dans deux arrondissements parisiens, Bellecombe-en-Bauges : Éditions du Croquant.
- Boudon, R. 1997. « Le “paradoxe du vote” et la théorie de la rationalité », Revue française de sociologie, vol. 38, n° 2, p. 217-227.
- Bourdieu, P. 1973. « L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes, vol. 318, p. 1292-1309.
- Braconnier, C. et Dormagen, J.-Y. 2007. La démocratie de l’abstention : aux origines de la démobilisation en milieu populaire, Paris : Gallimard.
- Braconnier, C. 2010. Une autre sociologie du vote : les électeurs dans leurs contextes. Bilan critique et perspectives, Paris : Lextenso/Laboratoire d’études juridiques et politiques (LEJEP).
- Bussi, M., Colange, C. et Rivière J. 2011. « Distance(s) à la ville et comportements électoraux », in Mattei et Pumain (dir.), Données urbaines, tome 6, Paris : Anthropos.
- Cartier, M., Coutant, I., Masclet, O. et Siblot, Y. 2008. La France des « petits-moyens » : enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris : La Découverte.
- Derivry, D. et Dogan, M. 1986. « Religion, classe et politique en France. Six types de relations causales », Revue française de science politique, vol. 36, n° 2, p. 157-181.
- Gombin, J. et Mayance, P. 2010. « Tous conservateurs ? Analyse écologique du vote de la population agricole lors de l’élection présidentielle de 2007 », in Mayer, Muller, Hervieu, Rémy et Purseigle (dir.), Les mondes agricoles en politique, Paris : Presses de Sciences Po, p. 193-216.
- Jadot, A. 2002. « (Ne pas) être un électeur européen. Une analyse multiniveaux des déterminants individuels et contextuels de l’abstention en 1999 », Revue internationale de politique comparée, vol. 9, n° 1, p. 31-45.
- Klatzmann, J. 1957. « Comportement électoral et classe sociale. Étude du vote communiste et du vote socialiste à Paris et dans la Seine », in Duverger, Goguel et Touchard (dir.), Les élections du 2 janvier 1956, Paris : Armand Colin, p. 254-285.
- Lehingue, P. 2007. Subunda : coups de sonde dans l’océan des sondages, Bellecombe-en-Bauges : Éditions du Croquant.
- Michelat, G. et Simon, M. 1977. Classe, religion et comportement politique, Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
- Pierru, E. et Vignon, S. 2008. « L’inconnue de l’équation FN : Ruralité et vote d’extrême-droite. Quelques éléments à propos de la Somme », in Antoine et Mischi (dir.), Sociabilité et politique en milieu rural, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 407-419.
- Rivière, J. 2012. « Trajectoires résidentielles et choix électoraux chez les couches moyennes périurbaines », Espaces et sociétés, n° 148-149.
- Rivière, J. 2011. « La division sociale des espaces périurbains français et ses effets électoraux », in Mattei et Pumain (dir.), Données urbaines, tome 6, Paris : Anthropos.
- Siegfried, A. 1913. Tableau politique de la France de l’Ouest sous la troisième République, Paris : Armand Colin.
- Veitl, P. 1995. « Territoires du politique. Lectures du “Tableau politique” d’André Siegfried », Politix, vol. 8, n° 29, p. 103-122.