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Essais

Les petits propriétaires, oubliés de la lutte contre l’habitat indigne ?

La lutte contre l’habitat indigne, opérée en grande partie par des acteurs publics, s’est traditionnellement concentrée sur des opérations d’envergure. Les propriétaires privés en situation de précarité financière et sociale demeurent à la marge de ces actions, et doivent compter sur des mécanismes de soutien alternatifs.

La notion d’indignité regroupe un ensemble de situations d’habitat présentant un risque pour la santé ou la sécurité des occupants ou des tiers. Elle est définie par l’article 84 de la loi du 25 mars 2009 de mobilisation pour le logement et la lutte contre l’exclusion : « Constituent un habitat indigne les locaux ou installations utilisés aux fins d’habitation et impropres par nature à cet usage, ainsi que les logements dont l’état, ou celui du bâtiment dans lequel ils sont situés, expose les occupants à des risques manifestes pouvant porter atteinte à leur sécurité physique ou à leur santé. » L’État s’est historiquement saisi de cet enjeu à travers la création d’une diversité de dispositifs censés lutter contre les impacts sanitaires et sociaux néfastes du mal-logement (Dietrich-Ragon 2011 ; Fijalkow 2014, 2020). Récemment encore, les pouvoirs publics se sont dotés de moyens renforcés de lutte contre les situations de mal-logement, notamment par la création des Pôles départementaux de lutte contre l’habitat indigne (PDLHI) et par des moyens supplémentaires consacrés à l’action contre l’habitat indigne (dans le cadre notamment de la lutte contre la précarité énergétique), qui complètent le programme de rénovation des copropriétés dégradées. Par ailleurs, une nouvelle circulaire a été adoptée dans le cadre de la loi ELAN (2018) pour renforcer l’arsenal juridique contre l’habitat indigne, déjà existant dans la loi ALUR (2014).

Constituant une réalité qui concerne aujourd’hui 900 000 à 1 300 000 personnes en France (Fondation Abbé Pierre 2020), l’habitat indigne se concentre dans les centres anciens des grandes agglomérations, mais n’épargne pas le reste du territoire, parfois de manière plus invisible et diffuse : petites villes, bourgs anciens, espaces ruraux éloignés (rapport DIHAL 2013), et recouvre une grande diversité de configurations sociales et spatiales (petits propriétaires occupants impécunieux, bailleurs indélicats ou négligents, marchands de sommeil, locataires en situation de vulnérabilité sociale). Juridiquement, la lutte contre l’habitat indigne (LHI) fait également appel aux notions d’indécence, de péril et d’insalubrité, qui relèvent de réglementations différentes. Ainsi, l’insalubrité relève du code de la santé publique et associe la dégradation du bâti à un danger pour la santé ; enfin, le péril concerne les logements, immeubles ou parties d’immeubles présentant un danger pour la sécurité des occupants et/ou des passants et relève du pouvoir de police spéciale du maire (code de la construction et de l’habitation et règlement sanitaire départemental).

Les formes d’action publique qui en découlent sont donc multi-partenariales et assez complexes, tentant d’articuler des questions sociales, sanitaires et urbaines aux objectifs parfois contradictoires, lorsque la recherche de revitalisation urbaine conduit à des stratégies calibrées et court-termistes, pour lesquelles les marges de l’action locale sont réduites et les outils inadaptés aux enjeux territoriaux. Cet article souhaite ainsi revenir sur les réponses publiques apportées aux situations d’indignité en analysant le rôle des différents acteurs mobilisés dans la lutte contre l’habitat indigne et l’évolution des dispositifs de soutien. Il pointe également les angles morts de l’intervention publique dans le cadre notamment des territoires diffus, aux marchés immobiliers détendus [1].

De multiples contraintes à l’identification de l’habitat potentiellement indigne

L’organisation des dispositifs actuels de lutte contre l’habitat indigne implique un nombre croissant d’acteurs, parmi lesquels : les Agences régionales de santé (ARS) et les Services communaux d’hygiène et de santé, les conseils départementaux, les Directions départementales des territoires, les collectivités territoriales délégataires des aides à la pierre et des financements de l’Agence nationale de l’habitat (ANAH), les Caisses d’allocation familiale (CAF) et Mutualité sociale agricole (MSA), les centres communaux d’action sociale, l’Agence départementale pour l’information sur le logement, la délégation locale de l’ANAH, et des opérateurs associatifs (Soliha, CDHAT, Citémétrie, Compagnons bâtisseurs, etc.). Regroupés dans des pôles, ces différents acteurs traitent les signalements remontés selon l’appréciation et la gravité des situations. L’ARS se saisit ainsi des dossiers relevant directement de l’indignité et pouvant déboucher sur des mesures coercitives à court terme ; la CAF et la MSA, par l’intermédiaire de leurs opérateurs, suivent les signalements relatifs à la non-décence et à l’insalubrité ; les collectivités territoriales, selon les territoires et leurs prérogatives, peuvent mobiliser les dispositifs incitatifs ou coercitifs (arrêtés de périls ou travaux d’office) auprès des propriétaires bailleurs ou occupants et traiter également des périls. Enfin, la police spéciale de l’habitat insalubre relève du préfet à travers le traitement d’urgence du danger sanitaire ponctuel (art. L. 1311-4 C. santé pub.).

Figure 1. Organigramme du circuit d’identification et d’orientation des procédures de LHI

Réalisation : S. Gaudin et A. Margier (2022).

Le repérage des situations de mal-logement et d’indignité a nettement progressé depuis l’obligation de l’inscription d’un volet habitat indigne dans les PLH-I (art. 83 de la loi du 25 mars 2009), imposant aux collectivités la prise en compte, dans leurs documents d’aménagement, d’actions en direction du parc privé potentiellement indigne (PPPI). Ce faisant, le recensement du PPPI établi par l’ANAH à partir du croisement des ressources des ménages et des classes cadastrales des logements montre la très forte part du PPPI dans les territoires ruraux et de faible densité (plus de 10 % des résidences principales), où souvent des ménages modestes ont fait l’acquisition d’un bien dont ils sous-estiment la rénovation, les coûts d’entretien, et dans lequel ils se retrouvent progressivement bloqués. L’étude réalisée dans le cadre du rapport sénatorial de D. Estrosi-Sassone (2018 – données Filocom 2011 [2]) souligne que tous les territoires sont concernés, révélant une grande diversité de situations sociales.

Pour prioriser les actions à l’échelle des départements, différentes grilles ont été élaborées par les partenaires au sein des PDLHI en sus de celle de l’ANAH, dans le cadre des demandes de subvention. Elles recensent notamment l’état général du logement (les éléments de confort, étanchéité, sécurité, niveau de dégradation et de vétusté), ainsi que son mode d’occupation (nombre d’occupants, âge, présence d’enfants). Régulièrement actualisés à partir des signalements provenant directement des occupants, de connaissances proches ou extérieures (familles, voisinage, etc.) ou par le biais des travailleurs sociaux, les chiffres témoignent d’une prise en compte accrue des outils de repérage et des circuits de signalement. Pour traiter ces données, la Direction de l’habitat, de l’urbanisme et des paysages (DHUP) a développé un Outil de repérage et de traitement de l’habitat indigne et non décent (ORTHI) qui recensait, en août 2018, 49 000 logements. Ces chiffres sont généralement approximatifs et reposent sur des estimations, dans la mesure où l’identification du PPPI est réalisée sur la base des signalements, mais aussi de l’ancienneté du parc et des sources fiscales sans que des diagnostics sur site ne permettent d’étayer la catégorisation. En effet, dans la base ORTHI, seuls les logements ayant fait l’objet d’une procédure sont consignés, écartant ceux pour lesquels il n’y a pas eu de signalement préalable ni de visite. De plus, les dossiers traités lors des PDLHI initient des procédures qui durent en moyenne entre dix-huit mois et trois ans, et parfois bien davantage en procédure contentieuse ou coercitive.

La rotation des locataires dans ce parc dégradé conduit généralement à la clôture du dossier avant que celui-ci ne parvienne à son terme et donc sans possibilité de suivi quant aux travaux de mise en conformité. Une partie du PPPI, bien que recensé, sort donc artificiellement chaque année des statistiques sans que des mesures aient été prises. Au final, du fait de l’impossibilité de suivi des trajectoires résidentielles et des effets de vacance temporaire des logements, la majorité des signalements ne sera donc pas clôturée par une « sortie d’indignité ».

Les petits propriétaires occupants, cible manquée des dispositifs de la LHI

Dans son Rapport sur le mal-logement (2020), la Fondation Abbé Pierre identifie trois facteurs aggravant le mal-logement et les situations d’indignité : le manque de logements accessibles aux ménages pauvres, la forte hausse des loyers dans le parc privé décent, conduisant à alimenter un « sous marché » locatif de très mauvaise qualité, et la recherche de stabilité résidentielle d’une partie des ménages modestes dans l’accès à la propriété.

Ce dernier facteur constitue une évolution marquante des profils des ménages en situation de mal-logement. Le parc privé potentiellement indigne concerne majoritairement, et particulièrement dans les territoires de plus faible densité (soit plus de 70 % du PPPI), des petits propriétaires, bailleurs ou plus souvent occupants, dotés de faibles ressources et captifs de leurs biens. La situation de ces habitants du parc privé dégradé reflète la vulnérabilité de ménages qui passent souvent sous le radar des dispositifs d’action publique. Deux types de profils se dégagent dans cette situation : 1) ceux ne pouvant avoir accès au parc social (délais trop long, inadéquation avec leurs besoins, endettement, etc.) et qui trouvent dans le parc privé de mauvaise qualité un substitut, rendu accessible par les faibles loyers du parc privé dégradé ; 2) les propriétaires occupants qui subissent une situation d’indignité. Cette dernière situation peut être due à un isolement social et à un manque de ressources qui entraîne la crainte d’engager des travaux importants (il s’agit souvent de personnes âgées résidant depuis plusieurs années dans un logement s’étant progressivement dégradé). Elle peut concerner également de nouveaux accédants ayant fait le choix d’un investissement que la faible valeur du bien leur permettait d’acquérir, sans en appréhender totalement l’ensemble des coûts qui en découlaient. Ils se retrouvent alors dans l’incapacité d’effectuer les travaux nécessaires, même en disposant de différents soutiens financiers (ANAH, rénovation énergétique, chantiers associatifs, etc.). C’est ce profil qui préoccupe actuellement les pouvoirs publics, car plus difficile à identifier et accompagner.

La situation de ces propriétaires s’est nettement aggravée avec la suppression depuis 2017 de l’Aide au logement pour les primo-accédants à la propriété, qui conduit à un véritable bricolage pour les accompagner (très chronophage pour les équipes des opérateurs, déjà réduites) dans la réalisation des travaux et qui n’ont parfois pas d’autres options que de se tourner vers des solutions alternatives (réseau d’entraides, bricolage non déclaré) ou associatives. Ainsi, la Fondation Abbé Pierre contribue chaque année, en complément ou dans les interstices des aides publiques, à soutenir financièrement des ménages exclus des dispositifs d’aides ou pour qui le reste à charge est trop important. Également, différentes associations proposent des services d’assistance solidaire aux petits propriétaires. Les Compagnons bâtisseurs ont ainsi développé une activité visant à la fois l’insertion sociale des jeunes sur les chantiers, une assistance à la maîtrise d’œuvre dans le cadre d’aides de l’ANAH et la conduite de travaux participatifs pour la rénovation des logements, sous conditions de ressources. Mais ces actions sont aussi parfois réalisées « hors cadre », c’est-à-dire pour des propriétaires qui ne bénéficient d’aucun dispositif public et qui dépassent les barèmes fiscaux.

Enfin, s’agissant des propriétaires bailleurs, les situations diffèrent entre propriétaires indélicats ou très éloignés de leurs biens et les héritiers ayant parfois eux-mêmes vécus dans les logements, qui minimisent, voire nient la dégradation de leur bien. Pour cette dernière catégorie, les comités techniques des PDLHI évaluent la situation économique du propriétaire et si le bien est susceptible de bénéficier d’un soutien financier ou d’un conventionnement à terme.

Or, malgré la multitude des dispositifs publics mis en place ces dernières années, la part des logements potentiellement indignes ne diminue pas. Les acteurs locaux ont de plus en plus de difficultés à répondre aux sollicitations et tentent de trouver des relais et d’amorcer de nouvelles formes partenariales. C’est ainsi que des initiatives locales expérimentales apparaissent, visant à diversifier les interventions et les porteurs d’opérations. Dans ce registre, les bailleurs sociaux qui ont connu un profond bouleversement de leur modèle économique (Halbert et al. 2016) peinent à s’investir dans des opérations souvent très coûteuses pour un logement et dispersées à l’échelle des intercommunalités.

Une invisibilité des vulnérabilités résidentielles

Bien souvent, dans la lutte contre l’habitat indigne, les collectivités locales et l’État sont en première ligne, portant des dispositifs lourds et complexes au regard de l’ingénierie disponible. Depuis 2015, les collectivités locales ont engagé une stratégie avec l’ensemble des outils à leur disposition et promouvant une démarche forte sur la résorption de l’habitat indigne, en définissant des parcelles éligibles à la Commission nationale de lutte contre l’habitat indigne (CNLHI). Parallèlement à ces démarches, la contractualisation de programmes d’intérêt général dans les territoires en diffus ou d’opérations d’amélioration de l’habitat en renouvellement urbain en centre-ville, permet de financer des projets de réhabilitation et de restructuration lourde. De tels projets peuvent aussi entraîner des démolitions justifiées par des choix de « dédensification » urbaine, notamment pour tenter de relancer le marché et proposer de nouvelles typologies de logements plus à même de répondre aux attentes des ménages et des investisseurs – quitte à déstructurer le marché immobilier local, en produisant une nouvelle offre souvent moins accessible aux ménages paupérisés.

Or, l’habitat dégradé et dévalorisé répond aussi au besoin en logement pour certaines catégories de ménages qui ne parviennent pas à se loger dans le parc social. Par ailleurs, au regard de la saturation des centres d’hébergements d’urgence, les travailleurs sociaux en viennent à mobiliser cet habitat dégradé comme un hébergement temporaire pouvant constituer un sas d’intégration pour l’accès au logement des plus précaires. De même, la faible ingénierie locale, la complexité des dispositifs et le manque d’information pour des ménages isolés réduisent fortement la portée des outils de la LHI, laissant démunis une partie des ménages qui, bien qu’identifiés, sort mécaniquement des radars de l’action publique sans qu’une solution leur ait été apportée.

Par exemple, dans un territoire à dominante rurale fortement marqué par l’habitat indigne tel que les Côtes-d’Armor, 5 000 propriétaires occupants et 1 300 locataires seraient concernés par cette situation, ce qui représente environ 10 % du parc de logements (PDLHI 2020). Pourtant, malgré la mise en place de la Commission de suivi départemental de la LHI et la mobilisation des acteurs locaux (PIG, OPAH), le nombre de signalements demeure relativement faible (120 en 2021). Sur ces signalements, seuls cinq à six dossiers sont menés à terme et aboutissent à la réalisation de travaux et à une amélioration des conditions de logement. De plus, comme le précisent les opérateurs de terrain (SOLIHA, CDHAT), les dossiers menés à leur terme concernent principalement les ménages les moins vulnérables et les plus aptes à s’engager dans un tel processus. On retrouve donc à travers la lutte contre l’habitat indigne les mécanismes classiques des politiques d’assistance d’universalisation et de spécialisation des publics (Brodiez-Dolino 2013), insérés ici dans les contraintes d’un marché immobilier privé doté d’une très faible résilience.

Manifestation d’une nouvelle mutation des crises du logement (Driant 2021), celle-ci affecte particulièrement, mais sous d’autres formes, les petits propriétaires impécunieux et prisonniers de leur bien. La situation de ces habitants du parc privé dégradé montre ainsi la vulnérabilité de ces ménages, non perçue par l’action publique, capable de comptabiliser les situations mais non d’agir. Leur qualité de propriétaire les conduit imperceptiblement à vivre dans des situations dangereuses et indignes. L’évolution actuelle des politiques d’amélioration de l’habitat tient peu compte de ces (nouvelles) vulnérabilités résidentielles dans le fléchage des aides. Les nouveaux dispositifs engagés dans le cadre du plan de relance (MaPrim’Rénov, Habiter Mieux, PIG Énergie) s’orientent vers des soutiens à la rénovation énergétique largement déplafonnés et ciblent des catégories de ménages bien au-delà des plafonds de ressources que l’ANAH imposait jusqu’à présent. Une possible dilution de la LHI dans la lutte contre la précarité énergétique et sui generis la rénovation urbaine/revitalisation risque donc de reléguer au second plan les enjeux sociaux de l’amélioration de l’habitat et de la lutte contre la pauvreté.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Solène Gaudin & Antonin Margier, « Les petits propriétaires, oubliés de la lutte contre l’habitat indigne ? », Métropolitiques, 13 février 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Les-petits-proprietaires-oublies-de-la-lutte-contre-l-habitat-indigne.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1883

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