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Le prix des copropriétés dégradées

La gestion des copropriétés « dégradées » pose la délicate question de l’expropriation et de l’indemnisation des copropriétaires. À partir d’une enquête réalisée dans le nord de l’Île-de-France, Manon Pothet étudie la procédure de rachat des logements par l’État et ses conséquences sur la trajectoire des ménages expropriés.

Face aux grandes difficultés sociales, techniques et financières qui persistent dans de nombreuses copropriétés « dégradées » malgré de nombreux plans de sauvegarde, l’État [1] met en place de nouveaux outils [2] visant à résorber cet habitat, à travers leur réhabilitation et surtout leur démolition-reconstruction dans le cadre d’opérations de rénovation urbaine. Pour cela, il doit au préalable les racheter et les vider de toute occupation. Or, si elles jouent souvent le rôle d’un « parc social de fait » (Lees 2014 ; Bouillon 2007), ces copropriétés relèvent du parc privé. En raison du droit de propriété, l’intervention des pouvoirs publics nécessite une autorisation et une justification juridique et sociale. La légitimation de ces opérations est d’autant plus nécessaire qu’elles apparaissent souvent comme des moments violents pour les ménages qui y résident, dépossédés à la fois de leur bien et de leur statut de propriétaire, subissant parfois un déclassement résidentiel (Dietrich-Ragon 2013 ; Le Garrec 2007 ; Habouzit 2017).

Les effets objectifs du relogement et la manière dont il est vécu par les habitants dépendent en partie du prix de rachat que les copropriétaires parviennent à obtenir de l’État. À partir d’une enquête réalisée dans un quartier du nord de l’Île-de-France, où 93 % du parc se compose de copropriétés privées, dont 56 % sont dégradées, ce texte étudie le moment de la fixation du prix des logements, lors de la phase de vente à l’« amiable », précédant la phase d’expropriation [3]. Comment le prix de rachat est-il fixé ? Dans quelle mesure s’aligne-t-il sur le « prix de marché » mis en avant dans les textes officiels ?

La fixation du prix de rachat : enjeu central des opérations

Le rachat des logements par l’État peut se faire lors de deux phases distinctes : soit lors d’une première phase de négociation amiable avec les propriétaires ; soit lors d’une seconde phase, celle des expropriations. Dans l’opération étudiée, l’État se donne pour objectif l’acquisition d’environ 40 % de chaque bâtiment avant la phase d’expropriation [4]). Cet objectif s’explique par la simplicité de la vente à l’amiable par rapport à l’expropriation, mais aussi par le prix de rachat, inférieur en phase amiable – la seconde évaluation, effectuée par le juge d’expropriation, est en effet plus élevée, car comprenant entre autres l’indemnisation du préjudice « direct, matériel et certain » (Habouzit 2017, p. 192).

Afin de justifier le prix évalué, les représentants de l’État utilisent l’argument du prix de marché :

Le prix d’acquisition d’un logement à l’amiable ou le prix fixé dans le cadre d’une expropriation correspond au marché immobilier et à l’état du logement. Quand il y a un crédit immobilier plus important ou qui va au-delà du prix du logement, nous ne pouvons rien faire (Anne, 43 ans, établissement public pilote de l’opération étudiée).

Le prix du marché est évoqué comme un argument « neutre » et « exogène » aux volontés des acteurs étatiques, censé mettre d’accord acheteur et vendeur.

Pourtant, l’estimation de ce prix du marché est questionnée par certains propriétaires. Lors d’une réunion publique de présentation de l’opération, la question des prix est abordée à plusieurs reprises :

L’année dernière, j’ai reçu une proposition [de l’État] de 39 000 euros pour un appartement pour lequel j’ai fait un crédit immobilier de 72 000 euros. Si j’accepte la proposition, je vais donc me retrouver à rembourser un crédit immobilier pendant plusieurs années pour un logement que je n’aurai plus (propriétaire occupante d’une copropriété dégradée).

La fixation du prix de rachat est ainsi au cœur des préoccupations des habitants. Contrairement à l’image qui peut en être donnée, le cadre de la vente à l’amiable diffère en effet des normes de ventes sur le marché de l’immobilier.

Le prix de marché : une évaluation « à l’amiable » ?

L’évaluation des copropriétés dégradées est effectuée par un service étatique : la Direction nationale d’interventions domaniales (DNID). Les prix du marché immobilier local sont pris comme référence :

On a fait une étude il y a à peu près quatre-cinq ans de ça. On a regardé toutes les ventes qui se faisaient sur place, en écartant bien sûr les prix les plus élevés […] et les prix bas, les adjudications [5] (Martin [6], 51 ans, DNID).

Ce barème a pour rôle de faciliter et d’homogénéiser le travail des évaluateurs. Il s’applique en valeur « libre » (pour un logement qui n’est plus occupé après la vente) en fonction de l’état matériel du bien [7].

Toutefois, derrière sa simplicité apparente et son adossement supposé à la logique du marché, l’évaluation des copropriétés ne va pas nécessairement de soi. D’un côté, le prix ne résulte pas d’une négociation entre deux parties, mais est imposé par la DNID. De l’autre, les mécanismes de marchandage sont limités par l’expropriation à venir et par le droit de préemption, plaçant cette transaction dans un cadre de contrainte et de forte asymétrie en défaveur des propriétaires.

Si le bien est occupé par ses habitants après la vente, anciens propriétaires ou locataires, un abattement de 15 % s’applique au barème, par analogie avec le marché traditionnel. Dans ce cas, l’achat par l’État d’un logement occupé a deux conséquences : il assure la gestion locative jusqu’au relogement des occupants [8] ; et il se charge du relogement de ses locataires au sein du parc social, devenant ainsi responsable de leur trajectoire résidentielle. L’existence de cet abattement conduit les propriétaires occupants qui le peuvent à devoir arbitrer entre un prix de vente plus élevé attribué à un logement vide ou le droit au relogement (Le Garrec 2010). Ce n’est donc pas seulement un bien qui est échangé, mais aussi un service social de l’État.

Une évaluation morale

L’évaluation matérielle se double d’une évaluation morale des propriétaires. Nous prendrons ici deux cas présentés comme antinomiques par les acteurs étatiques. Le premier est celui des « bons propriétaires », qui paient leurs charges et pour qui la vente à l’amiable engendrerait un déclassement résidentiel. Ils bénéficient alors de conseils de la part de l’agent de la DNID lors de la visite d’évaluation, qui les incite par exemple à refuser l’achat de leur logement à l’amiable pour attendre la phase d’expropriation, plus intéressante financièrement : « Quand tu vois que la personne est de bonne foi […], je lui dis d’attendre un petit peu pour avoir des indemnités avec l’expropriation » (Martin, 51 ans, DNID). Pour les plus « vertueux » d’entre eux, la possibilité d’un arrangement pour leur éviter un déclassement résidentiel est envisagée : « Bon, on se dit que demain peut-être les copropriétaires vertueux, peut-être qu’on leur restituera ça [appartements des bâtiments rénovés] […] pour qu’ils puissent quand même s’en sortir avec quelque chose par rapport aux autres qui ont juste fait plonger l’affaire » (Marc, 45 ans, chef de projet responsable de l’habitat privé). Certains des bâtiments rénovés pourraient ainsi réunir les propriétaires les plus « méritants » pour constituer de nouvelles petites copropriétés [9].

Le second cas est celui de certains propriétaires bailleurs appelés « marchands de sommeil », considérés comme « malhonnêtes » par le maire de la ville étudiée, qui évoque la nécessité de les différencier des autres propriétaires : « Mais si, c’est des gens malhonnêtes qui ont gagné de l’argent sur la copropriété depuis des années, là tu peux pas… t’as pas de scrupule et d’état d’âme pour taper au portefeuille » (Alain, 52 ans, maire).

Cet avis est partagé par Martin :

Tu [le marchand de sommeil] les loues au lit, le lit c’est 150 euros par mois. Donc tu mets 10 personnes là-dedans, 10 migrants, ça fait 1 500 balles. En deux mois ton appartement il est remboursé. Tout le reste c’est du bénef’ et tu paies pas tes charges.

Il considère donc qu’il y a un déséquilibre entre, d’une part, les bénéfices liés à l’achat (« souvent 3 000 balles en adjudication ») et à la location de l’appartement, d’autre part le prix du barème de la DNID. Il va alors modifier son évaluation du bien : « Moi, si l’appartement il est bon, c’est un marchand de sommeil, je le mets en moyen. » Il invoque ainsi une injustice morale qui s’ajoute à une injustice économique et qu’il entend corriger en sous-évaluant le bien.

En dépit du flou qui l’entoure et des oppositions qu’il soulève, le référentiel « prix du marché » permet de mettre en avant la « neutralité » du prix fixé par la DNID et ainsi de gagner du temps et de l’argent dans la résorption des copropriétés dégradées, ceux des négociations avec des propriétaires mécontents.

La controverse sur les prix entre ménages et institutions renvoie plus largement à un débat sur le territoire et son appropriation par les habitants. Ainsi, l’évaluation monétaire des appartements repose sur une évaluation morale et financière des propriétaires ayant pour objectif de juger s’ils peuvent ou non rester détenteurs de leur propre bien et dans le même quartier. On retrouve ici l’ambivalence des politiques de la Ville dont l’objectif de revalorisation des espaces pose la question du devenir des ménages les plus défavorisés.

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Pour citer cet article :

Manon Pothet, « Le prix des copropriétés dégradées », Métropolitiques, 8 février 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Le-prix-des-coproprietes-degradees.html

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