L’abbé Pierre rappelait, au-delà du fait qu’on ne pleure pas devant des chiffres, qu’il est nécessaire de ne pas se tromper de combat, celui contre la pauvreté et non contre les pauvres. Nous pourrions ajouter, contre la précarité et non les précaires. En effet, les représentations sont nombreuses qui conduisent à présenter les personnes les pluas pauvres comme passives, et/ou responsables de leur situation – volontairement ou involontairement. Nous voudrions ici déconstruire ces représentations et proposer notamment, pour lutter contre, de considérer les plus précaires comme de véritables partenaires.
Aujourd’hui, près de 15 millions de personnes sont directement touchées par la crise du logement. Parmi elles, 4 millions le sont plus gravement, sans logement ou très mal logées : 2,1 millions vivent dans des logements privés de confort, 934 000 en surpeuplement accentué et près de 900 000 connaissent des formes graves d’exclusion, privées de domicile personnel, dormant à la rue ou dans des habitations de fortune [1]. Outre la visibilité accrue de ces situations extrêmes, des tendances inquiétantes se dessinent : entre 2001 et 2012, le nombre de personnes sans domicile a augmenté de 50 % et on constate un repli sur des formes de non-logement de tous ordres (bidonvilles, cabanes, camping à l’année, personnes à la rue, dans les transports en commun, etc.) [2].
Pauvreté et précarité sont, dans ce contexte, deux termes qui interrogent. Répétés et polis par un usage intensif, ils décrivent pourtant des situations tangibles, mais filtrées par les représentations et mises à distance par des constructions sociales. Leur réalité ne vaut pas visibilité : elles sont même souvent invisibles. L’origine de cette invisibilité est multifactorielle, parfois nourrie par les personnes elles-mêmes ou bien par la société qui retient souvent les situations les plus extrêmes, aux dépens de la prise en compte d’une grande majorité des processus de précarisation et de paupérisation, moins flagrants.
Pauvreté, précarité et désaffiliation
La précarité peut être appréhendée comme « l’absence d’une ou plusieurs des sécurités permettant aux personnes et familles d’assumer leurs responsabilités élémentaires et de jouir de leurs droits fondamentaux » (Wresinski 1987). Les situations de précarité économique et sociale sont diverses et souvent cumulatives : en partie liées à la dégradation du marché de l’emploi, elles peuvent aussi avoir pour origine ou être associées à d’autres facteurs qui, en se combinant, peuvent les faire évoluer vers des situations d’extrême pauvreté.
La pauvreté caractérise donc cette insécurité sociale lorsqu’elle se prolonge, compromettant par une insuffisance de ressources les différentes facettes de la vie. Lorsque les ressources matérielles, culturelles et sociales sont si faibles que les personnes sont exclues des modes de vie minimaux acceptés dans la société, ce ne sont pas seulement les revenus qui manquent, mais la participation aux grandes décisions qui touchent à leur propre vie et la représentation auprès des instances politiques.
Robert Castel a ainsi construit le concept de désaffiliation pour appréhender la pauvreté comme résultant de ruptures d’appartenances et d’échecs à constituer du lien sous l’effet d’un double processus : celui de l’intégration/non-intégration par le travail d’une part, qui va de l’emploi stable à l’absence complète de travail, en passant par les formes d’emplois précaires ; et celui de l’insertion/non-insertion dans une sociabilité socio-familiale d’autre part, qui va de l’inscription dans des réseaux solides de sociabilité (familiale ou extrafamiliale) à l’isolement social total (Castel 1994). Il y aurait ainsi quatre zones au sein desquelles les individus transitent :
- la zone d’intégration construite autour de l’association d’un travail stable et d’une insertion relationnelle solide ;
- la zone intermédiaire, instable, de vulnérabilité qui conjugue la précarité du travail et la fragilité des supports de proximité (famille, voisinage, etc.) ;
- la zone d’assistance, où l’aide apportée est déjà la contrepartie d’un minimum d’intégration ;
- la zone d’exclusion, qui correspond enfin à l’absence de toute activité productive conjuguée à un isolement relationnel, et à l’aboutissement de ce processus de désaffiliation qu’on pourrait aussi nommer dissociation, disqualification ou invalidation sociale.
La pauvreté renvoie à la question des trajectoires sociales : « où est-on ? », « d’où vient-on ? », et du rapport entre les deux.
La cardinalité du logement
Or dans ces processus, le logement est cardinal. Même s’il ne suffit pas à lui seul, il constitue un levier majeur de lutte contre la précarité et la pauvreté quand il est abordable, de bonne qualité et inséré dans le tissu social. Il est la pierre angulaire des projets de vie des personnes, condition sine qua non de leur développement. Mais il peut inversement être un facteur puissant de précarisation, moteur d’appauvrissement et d’isolement, lorsqu’il est trop cher, inadapté, insalubre ou aux mains de marchands de sommeil ; lorsque son état ne permet pas d’y accueillir des amis ; lorsqu’il y fait trop froid ou qu’il est trop exigu pour y faire ses devoirs ; lorsqu’il se situe si loin du lieu de travail et que toute vie sociale est rendue impossible. Il matérialise en lui-même l’exclusion lorsque, expulsé, on perd son chez soi.
Pivot de l’interpellation de la Fondation Abbé Pierre, qui dénonce l’ampleur et les multiples formes et effets du mal-logement en France, le logement constitue par conséquent le vecteur de notre action, tournée vers la production de solutions concrètes, le soutien au secteur associatif et les propositions politiques : développement de l’offre sociale de logement, encadrement des loyers, conception de logements répondant aux besoins des personnes et économes en énergies, aide à la réhabilitation pour les propriétaires occupants, etc. Ces propositions sont complémentaires d’autres que nous portons, « de la rue au logement », qui s’attachent à combattre les différents segments du mal-logement.
Notre action nous place donc en position d’observateurs des mécanismes de désaffiliation, mais aussi d’écoute des attentes des personnes, voire des institutions et de leurs représentations de la pauvreté et de la précarité.
Nous avons ainsi été tout à la fois spectateurs et partie prenante de la montée en puissance du concept de précarité énergétique, notamment depuis la tenue en 2007 du Grenelle de l’environnement. Au risque de laisser croire qu’il s’agissait d’un phénomène nouveau, il désigne la situation d’insécurité des personnes pour couvrir leurs besoins vitaux en énergie dans leur logement. Depuis 2012, la Fondation notamment a développé un programme de lutte contre la précarité énergétique en finançant la création de logements sociaux par la réhabilitation de « passoires thermiques », et alerte sur la situation de vie des personnes impactées.
Les personnes fragilisées par la crise du logement ont aussi pour difficulté immédiate de continuer à vivre, travailler, aller à l’école pour les plus jeunes, se soigner, alors qu’elles ont du mal à payer leurs factures. Pour habiter leur logement dans un minimum de confort et de sécurité, elles opèrent donc des arbitrages : elles ont froid et se privent de chauffage pour continuer à assumer leur loyer, ou restreignent leur budget alimentation pour continuer à se chauffer ; quand leur santé est en jeu ou que la famille compte de jeunes enfants, elles sont en impayé de loyer et risquent l’expulsion pour conserver eau chaude et chauffage. 12 millions de personnes en France connaissent des conditions de vie et des perspectives temporairement ou durablement très détériorées.
Oubliant l’ampleur de ce chiffre et la malheureuse banalité qu’il recouvre, il n’est pas rare qu’à cette précarité énergétique soit associée dans les représentations, y compris institutionnelles, une soi-disant incapacité à habiter, à avoir les bons gestes. Les usages des personnes sont dans ce cas présentés comme la cause principale de leur précarisation ou du délabrement des logements. Tout se passe comme si le prisme par lequel on observe cette précarité gommait l’évidence de la rationalité de chaque individu. On visite alors le précaire et on exige de lui (et de lui prioritairement) une exemplarité dans l’usage de son logement, les fameux « éco-gestes » qu’il faudrait apprendre, alors même qu’il est déjà, de fait, dans la privation par divers arbitrages. En arrière-plan, l’image de la personne pauvre perçue comme non autonome, dont l’apprentissage serait inabouti, est patente. En réalité, cette méconnaissance s’applique à tout le monde, et ne peut être une prescription faite à des ménages sur la base de leur précarité.
Pour une co-construction de l’action publique
Précarité et pauvreté sont des manifestations d’un ensemble systémique (économique, social et politique). Elles sont infiniment diverses dans leurs manifestations concrètes et ne définissent pas les personnes qui les vivent. Pour le dire autrement, les personnes ne se réduisent pas à ces situations : elles ont une vie, des besoins, des projets, des désirs. Par conséquent, tout accompagnement et conception de réponses, pour qu’ils soient aussi respectueux qu’efficaces et quelle qu’en soit l’échelle, devraient émerger de l’expertise des personnes. Il s’agit donc de co-construire, avec elles, leur présent et leur avenir.
C’est cette approche que la Fondation Abbé Pierre cherche, avec ses partenaires [3], à explorer par la pratique du théâtre-forum dans les copropriétés en difficulté. En utilisant cet outil de théâtre participatif, l’objectif est d’investir l’échelle collective par la mobilisation des habitants autour d’intérêts et d’enjeux communs, dans un cadre juridique et de gestion qui ne s’y prête pas. Les copropriétés en difficulté se caractérisent en effet par un cercle vicieux où s’alimentent dégradation du bâti, impayés et augmentation des charges, paupérisation des habitants, départ des ménages solvables, désinvestissement des copropriétaires impliqués, acquisition de logements par des marchands de sommeil, etc. Ce bateau à la dérive articule des vulnérabilités individuelles et collectives et embarque les personnes, à des degrés divers, dans des processus de précarisation : dysfonctionnement des services et hausse des charges pesant sur l’ensemble des occupants, dettes irrécouvrables compensées par l’ensemble des copropriétaires, repli sur soi, tensions, manque de clarté et de communication empêchant que des décisions soient prises collectivement pour inverser la vapeur... Ces ensembles immobiliers deviennent ainsi les vecteurs d’une précarisation à la fois collective et individuelle : chaque habitant se retrouve otage d’un immeuble lourdement endetté, dégradé, dévalué, qui contribue à l’appauvrir économiquement et symboliquement ; les parcours individuels impactent et se retrouvent impactés par la trajectoire d’un collectif qui porte le nom, pour beaucoup abstrait, de « syndicat des copropriétaires ».
Dans la lignée des actions que mène la Fondation Abbé Pierre, le théâtre-forum paraît particulièrement pertinent pour les copropriétés en difficulté. Son premier objectif est de partir des expériences singulières des personnes, de donner à voir les réalités qui sont les leurs, avec leurs mots, par des saynètes inspirées des histoires concrètes et jouées par des comédiens. Grâce à ce matériau, il s’agit ensuite de retrouver collectivement des marges de manœuvre, parfois même confiance et reconnaissance dans ses capacités à proposer des solutions : ainsi les habitants sont-ils amenés à monter sur scène pour rejouer les situations de blocage et proposer des solutions. Enfin, il permet de contribuer à redessiner les contours de l’intervention publique auprès des habitants, en changeant le regard que portent sur eux les décideurs et les professionnels : placés en situation d’écoute des difficultés et des propositions, ils se retrouvent également engagés à y répondre.
La lutte contre les exclusions, pour être à la fois éthique et efficace, se caractérise en premier lieu dans la prise en compte des personnes dans leur singularité. Or nombre de dispositifs et de réponses le sont sans considération de leur individualité et de leur projet.
Cette attention doit mener à une réflexion sur la temporalité et la pression de l’urgence. L’abbé Pierre lançait à l’hiver 1954 son appel à la générosité. 65 ans après, l’urgence est toujours là. Doit-on répondre au coup par coup et crier à l’urgence chaque hiver, pour l’oublier ensuite chaque été ? Et ce, en ouvrant des gymnases, des casernes, des ailes d’hôpitaux ? En mettant des lits picots dans des accueils de jour ? Qu’est-ce qui empêche de sortir de notre culture asilaire et d’élaborer une politique de long terme ? De se dire que toute personne sans domicile a droit à un logement digne et pérenne ?
Cette attention doit mener également, nous l’avons dit, à mettre la personne au cœur des projets et des processus, à lui donner les clefs et les outils pour agir. C’est accepter de perdre du pouvoir sur elles, de travailler ensemble et non pour elles, pour que leurs droits soient reconnus et que leurs compétences puissent s’exprimer.
La participation est devenue, comme la précarité et la pauvreté, un slogan ou un mot-valise. Pourtant, permettre aux personnes de passer d’objet à sujet politique est un enjeu fort, individuellement mais également pour les acteurs qui les entourent – au risque sinon de les étouffer sous les représentations [4].
Cela implique donc une forte mutation : celle de l’environnement dans lequel se trouve chacun d’entre nous, par un changement de regard sur la précarité et la pauvreté ; celle des structures d’action sociale mais aussi celle de la culture professionnelle, et en premier lieu d’acteurs encore souvent dans une conception curative et prescriptive de leur rôle. Elle demande un engagement fort de chacun, sans quoi nous retomberons inlassablement dans une pratique participative qui ne transforme rien.
Bibliographie
- Castel, R. 1994. « La dynamique des processus de marginalisation : de la vulnérabilité à la désaffiliation », Cahiers de recherche sociologique, n° 22, p. 11-27.
- Wresinski, J. 1987. Grande pauvreté et précarité économique et sociale, et maintenant ?, Journal officiel de la République française (28 février 1987). Rapport présenté au nom du Conseil économique et social par Joseph Wresinski.